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Fabrice Hadjadj pour un dialogue viril après le martyre du p. Jacques Hamel

Au delà des peurs du fondamentalisme ou des guerres de religion, Fabrice Hadjadj ose regarder le défi que l'islam lance à notre société postmoderne et relativiste.

Voici les propos oraux du philosophe retranscris à partir de l'enregistrement qu'on peut écouter ci-dessus (Source : RTS)

 

C'est la première fois que des individus commettent un acte terroriste au nom de Daech dans un lieu de culte chrétien, en France, voire même En Europe. Cet acte est-il susceptible de diviser la population ? On a entendu plusieurs hommes d'Eglise exhorter les fidèles à ne pas tomber dans le piège tendu par le groupe Etat Islamique, mais sera-ce suffisant face à une rancune qui pourrait s'accumuler et qui pourrait se transformer en colère, en d'autres termes comment éviter de sombrer dans une guerre des religions en Europe ? Pour en parler nous recevons ce matin Fabrice Hadjadj. Vous êtes écrivain et philosophe, directeur de l’Institut Européen d’Etudes Anthropologiques Philantropos à Fribourg, merci d’être notre invité ce matin en direct de notre studio de Fribourg.

Ma première question s'adresse au catholique que vous êtes devenu, puisque vous êtes né dans une famille de confession juive, de parents révolutionnaires maoïstes en mai 1968, athée et anarchiste durant votre adolescence, vous avez choisi le catholicisme à l’âge de 26-27 ans, vous vous définissez vous même comme juif de nom arabe et de confession catholique. Quel regard portez-vous en tant que catholique sur cet assassinat, premier acte signé Daech perpétré dans un lieu de culte chrétien en France ?

D’abord, je n’ai pas choisi le catholicisme comme si j’étais dans un supermarché à prendre un article religieux, c’est beaucoup plus mystérieux que cela, je dois dire.

Comme vous l'avez précisé, on dit "c'est la première fois" et après on met une sorte de clause restrictive puisqu'on dit "en France, en Europe". Il ne faut pas oublier que l'assassinat de prêtres et de chrétiens par des extrémistes musulmans s'opère en Orient – on parle beaucoup des chrétiens d'Orient – mais aussi en Afrique et un peu partout dans le monde. On sait que les chrétiens constituent la population la plus persécutée à travers le monde, dés lors qu'ils sont en situation minoritaire. (…) Tout d'un coup, dans notre confort européen, dans notre aveuglement européen, c'est une prise de conscience de ce qui est en train de se passer ailleurs et cela vient éclairer nos consciences par rapport à une situation mondiale. 

La deuxième chose qu'il faut dire en tant que catholique, c'est que ce vieux prêtre, un prêtre ordinaire, quelconque – il avait fait son jubilé de 50 ans de sacerdoce en 2008, il avait 86 ans, il était à la retraite, on devait le regarder, nous, les jeunes, comme une sorte de vieux papi un peu ringard avec les mêmes discours surannés, sortant le même vieux carnet rouge de chants défraichis – et voilà que c'est lui qui est entièrement configuré au Christ, à l'Agneau immolé sur l'autel. C'est-à-dire qu'il devient exemplaire. Cette sainteté ordinaire du prêtre quelconque, qui tout d'un coup, dans cette circonstance qui est une horreur tragique sous un certain rapport, et ça c'est le mystère de la Croix, qui est à la fois une horreur mais qui est aussi le mystère du témoignage pour la vérité, pour la paix, un témoignage désarmé, si j'ose dire, jusqu'au bout. Et ça s'est extraordinaire ! Vous savez, j'ai monté cette année et j'ai retraduit pour cela Meurtre dans la cathédrale de T.S. Eliot, la grande pièce du grand poète anglais ; c'est le meurtre de Thomas Becket, l'archevêque de Canterburry, pour des raisons politiques, et on voit toute l'horreur de cela. Et puis à la fin le chœur des femmes dit : "un nouveau saint, un nouveau martyr a été donné à Canterburry". Quelque chose à été donné aussi à la France, quelque chose d'exemplaire. Et on sait maintenant pourquoi nous devons combattre, pour préserver cette sainteté ordinaire de nos prêtres. 

Ça  c'est la réaction du catholique que vous êtes, et le philosophe que vous êtes par ailleurs, comment réagit-il à cet assassinat ?

D'abord je ferais une articulation entre le catholique et le philosophe autour des JMJ. Il est étonnant de voir que ce meurtre est perpétré au moment de l'ouverture des Journées Mondiales de la Jeunesse et qu'il est perpétré précisément par des jeunes. L'un d'entre eux a 19 ans, c'est quand-même incroyable, et de l’autre côté, on suppose que l'autre auteur de cette tuerie est aussi un jeune homme. Il y a quelque chose qui tourne autour de la jeunesse : qu'est-ce qu'on a à offrir aux jeunes dans nos sociétés européennes, au delà du consumérisme qui est un vide de sens. Dans ce vide de sens, il est évident, que ces jeunes là peuvent se ruer sur un mode impulsif, pulsionnel, vers une décompensation qui serait le fanatisme. Vous savez, le contraire du relativisme n'est pas le dogmatisme. Quand on est dans un relativisme total où tout se vaut, on peut très facilement se raccrocher à quelque chose qui est une sorte de prêt-à-penser, pour quoi on va soi-disant donner sa vie, mais en fait dans une logique suicidaire. Et c'est ça ce qui se passe : le relativisme peut se changer en un fanatisme très fort, parce que ce vide va être immédiatement occupé par quelqu'un qui aura une figure de libérateur ou par une sorte de valeur assurée sans réflexion. Le contraire du relativisme ce n'est pas le dogmatisme : c'est la pensée, c'est la réflexion, c'est la patience.

Ce qui est intéressant c'est qu'on parle beaucoup de l'Etat Islamique comme si c'était un vieux truc, le retour du Moyen-âge… Or c'est un mouvement qui est postmoderne. Est-ce que c'est un Etat ? C'est quelque chose qui fonctionne à partir d'appels virtuels et qui se répand comme le réseau. C'est quand même stupéfiant, l'égorgement qui a été fait par ce jeune : il a vu ça sur les réseau sociaux (…), il a imité cela, comme on imite un film américain, il s'est filmé lui-même, ils ont fait des selfie, et tout cela sur un mode typique motivé par la technologie, c'est-à-dire sur un mode pulsionnel motivé par la technologie. On passe notre vie à appuyer sur des boutons, à ne plus réfléchir, à ne plus être dans la patience du dialogue avec celui qui est différent, et même à l'intérieur d'un différent. A cause de cela, on est dans cette énergie complètement pulsionnelle, déviée, où il y a des buzz. C'est un mouvement postmoderne, à la fois fonctionnant en réseau (ça ne sert à rien d'envoyer des bombes en Syrie ou ailleurs), c'est-à-dire, qui mobilise sous une forme pulsionnelle et demande des solutions en appuyant sur des boutons. Ici ça peut être le tranchant d'un couteau, mais généralement, c'est en appuyant sur une gâchette ou sur un détonateur d'explosif. D'ailleurs il y avait ce faux détonateur, cette minuterie de cuisine dont ils se sont servi en faisant croire qu'ils avaient des ceintures d'explosifs ; en plus cela est financé par l'argent du pétrole. Donc on est dans un mouvement qui est extrêmement contemporain. Comment faire face à cela ? Ca n'est pas qu'un défi militaire, ça, c'est certain. 

Certains disent que ça n'est pas un défi idéologique, puisque contrairement à Al-Quaïda, qui était marqué par une démarche idéologique, le groupe Etat Islamique est dans une logique plutôt de marché, le marché de la terreur avec un marketing à base de mise en scène d'exécution parfaitement orchestrée, qui permet de promouvoir un label de la terreur. C'est ce que disait le sociologue et philosophe français Raphaël Liogier. Selon lui, n'importe quel groupe ou individu qui cherche à se rebeller ou à se venger peut se revendiquer de Daech en adhérant à sa charte esthétique et à ses slogans, il va bénéficier d'une publicité immédiate tout en démultipliant la présence du groupe Etat islamique. Que répondre à ce terrorisme low cost ? 

C'est très intéressant, vous avez repris tous les termes : une esthétique sur un réseau informatique, le low cost, c'est intéressant parce que ce sont les paradigmes du monde technologique contemporain. Il y a quelque chose de postmoderne, lié au vide de la postmodernité. La modernité était une manière de reprendre certains aspects du christianisme en le réduisant à des valeurs : la fraternité, la liberté personnelle, la justice sociale, etc., et de les retourner contre l'Eglise, mais avec en même temps une utopie de progrès. Et on a cru à ce progrès. Hélas le XXème siècle nous a montré que cela pouvait aboutir à des folies totalitaires et désormais, surtout après Hiroshima, avec le trans-humanisme, toutes les logiques de progressisme politique se sont effondrées. Nous sommes dans une période de vide. Il n'y a même plus tous ces espoirs mondains, tous ces projets utopiques pour mobiliser un récit européen ou même un récit national. En France par-dessus tout cela, il y a une pratique systématique de l'auto-flagellation, de l'autocritique, en grande partie, par rapport au sujet qui nous concerne à cause du passé colonial de la France. Il ne faut pas oublier que la colonisation a été faite par la gauche et qu'il y avait ce lien entre l'idée de promouvoir des valeurs universelles et d'avoir un droit à coloniser, puisque on portait le fardeau de l'homme blanc, le fardeau de la mission civilisatrice. Et aujourd'hui, la gauche est dans une position paradoxale car elle continue de revendiquer les valeurs universelles de la République tout en ayant honte de son passé colonial, ce en quoi elle n'a pas tord. Mais on est arrivé à un point où il n'y a même plus la fierté par rapport à un héritage à part de vagues valeurs abstraites. Où on est sans cesse en train de gémir. Il y aussi l'histoire du XXème siècle, des guerres mondiales. 

La vrai question est la suivante : celle de retrouver la fierté d'un héritage. J'ai le sentiment que les Suisses ont davantage cela que les français. Chez les français, c'est vraiment catastrophique cette sorte de dénégation, qui est d'ailleurs complice de l'individualisme, de la fascination pour le supermarché, etc. D'un autre côté, il y a un vrai défi spirituel. Nous avons une lecture de l'histoire qui est désormais erronée. La lecture de l'histoire, c'était un vaste processus de sécularisation. Les religions, et on l'a cru par le libéralisme, par le marxisme, devaient aller dans les poubelles de l'histoire. Or on sait au moins depuis 1979, c'est-à-dire depuis la révolution du Shah d'Iran, le Nicaragua, les sandinistes, Solidarnosc aussi  – qui était un autre aspect du retour du religieux dans l'espace publique -, eh bien, on sait que cette vision de l'histoire est fausse. Et on voit un état français qui est complètement désarmé, parce qu'il reste avec cette grille de lecture qui est : tout va vers la sécularisation, on va se diriger vers un monde non confessionnel, athée, en tout cas, pratiquement athée où la religion n'aura rien à voir avec l'espace public, or c'est faux.

Concrètement que devrait faire la France ? Faut-il mettre un terme à cette quête de sécularisation, à ce laïcisme ? Qu'est-ce que vous préconisez ? 

Je pense que la France doit devenir autre chose qu'une coquille vide portant de simples valeurs universelles avec d'ailleurs une outrecuidance qu'il faut quand même reconnaitre puisqu'elle a voulu l'imposer à tous. Elle doit retrouver concrètement une histoire particulière, et puis entrer dans une démarche, qu'à un moment d'ailleurs, Emmanuelle Mignon pour Nicolas Sarkozy avait essayé de penser, c'est-à-dire la laïcité positive. Qu'est-ce que c'est que cette laïcité positive, en tout cas comment je l'entends moi ? Cela signifie, bien sûr, qu'on ne doit pas faire de discrimination des personnes en raison de leur religion, sauf quand elle trouble l'ordre publique et qu'elle est manifestement violente et meurtrière, mais à ce moment-là, ce n'est plus une religion, puisqu'une religion est sensée d'une part relier, et d'autre part permettre, comme le dit Cicéron de "relire", c'est-à-dire une relecture critique de l'héritage, et ce ne serait plus de la religion. On pourrait dire que les gens de Daech ne sont absolument pas religieux dans ce sens-là. Mais de l'autre côté, cette laïcité positive c'est de dire attention, ce mot "laïcité" est un signe ostensible dans notre langue. Il est l'héritage de la théologie chrétienne, et plus spécialement de la théologie catholique, de la parole du Christ qui dit "rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu". C'est-à-dire la distinction d'une laïcité et d'un clergé. Croire que le concept de laïcité n'a pas cet enracinement-là, c'est d'abord le suspendre dans le vide et inventer un laïcisme qui devient lui-même une sorte de cléricature laïque. C'est une erreur, mais c'est ce qu'on a vu en France avec ces chartes de la laïcité, avec ces sortes de fanatismes laïcs mais qui n'attirent plus aucun jeunes. C'est ça la question. Donc, retrouver quelque chose qui a une force et qui assume l'histoire de France : dans la laïcité positive il faut reconnaître des racines chrétiennes et une part d'influence profondément juive dans l'histoire de France comme une spécificité. 

C'est très intéressant ce que vous dites. En redonnant toute sa splendeur à ces racines chrétiennes, compte tenu de ces pertes de repères dont vous parliez, compte tenu aussi de la spécificité française, est-ce qu'on ne risque pas de créer encore plus cette guerre de religion dont on parle en France et même en Europe. Et comment l'éviter si vous considérez qu'il y a un danger. Car on a entendu des hommes d'Eglise dire, c'est l'archevêque de Rouen, Mgr Dominique Lebrun qui le disait : "L'Eglise ne peut prendre d'autres armes que la prière et la fraternité entre le hommes". Mais en même temps, sur les mêmes réseaux sociaux, on a pu lire des propos assez forts (…). Est-ce que la recherche des racines chrétiennes va apaiser cela ? 

D'abord il ne s'agit pas simplement de racines chrétiennes ni même simplement de valeurs. Il s'agit de retrouver des exemples. Une jeunesse est attirée par des héros, ça peut-être Frodon Sacquet dans le Seigneur des Anneaux, qui est d'ailleurs un héros catholique, vous savez que Tolkien allait à la messe tous les jours. Ce que je veux dire, c'est qu'il y a cette exemplarité où on a encore des figures qui nous motivent, qui nous mobilisent. Si ce ne sont que des valeurs, c'est fini, ça ne marche plus, il faut bien le comprendre. 

Il y a la question de la guerre de religions. Bon. Vous savez, on a essayé sans la religion pour voir s'il y avait la paix, on a vu qu'il y avait des guerres. Les plus grandes guerres n'ont pas été faites au nom de la religion, mais au nom de l'athéisme. Enfin, je veux dire, ni Hitler, ni Staline n'étaient des hommes parfaitement religieux. 
Il y a cette idée très naïve qu'on pourrait vivre ici bas dans une sorte de confort absolu. 

Il y a eu quelques croisades tout de même, et des guerres de religions… 

On peut parler des croisades. Parlons-en des croisades, ça aussi c'est typique de l'autoflagellation. Il y a eu des actes infâmes dans les croisades, perpétrés par des catholiques, je suis d'accord, mais si vous comparez ça aux guerres de l'Islam, vous verrez que ça n'est rien, c'est presque une goutte d'eau dans l'océan. Il faut arrêter ce révisionnisme historique permanent. On a voulu libérer un territoire qui avait été conquis. Là on a au contraire des guerres d'expansion et de conquête qui ont marqué profondément l'Islam. Donc il faut quand-même faire attention. 

La deuxième chose, c'est qu'employer le mot "religion" en mettant tout dans le même sac c'est quand même grave ! Vous avez l'Evangile où le Christ dit à Pierre de remettre son glaive dans son fourreau, et vous avez de l'autre côté Mahomet qui utilise le sabre pour l'expansion de sa religion. Ce n'est pas du tout la même chose, le terme est complètement équivoque. 

Ce que je suis en train de vous dire, c'est que contrairement à ce que vous pensez, et contrairement à ce que l'on pense en général, d'abord, les musulmans ont le désir de la vérité. Il ne faut pas les sous-estimer. Il faut être capable d'entrer dans un dialogue viril, et je dis bien viril, ce n'est pas le dialogue mou, humanitariste, gentillet, bisounours. Parce que notre jeunesse a besoin de virilité, elle a besoin de réagir à cela avec virilité, avec une force. Si on leur propose des choses molles, ils vont au contraire aller dans une déviance de cette virilité qui va être la violence et la rivalité mimétique avec Daech. Donc il faut empêcher cela. Donc il faut proposer un dialogue viril où l'on a pas peur de la vérité : c'est-à-dire de dire ce que c'est que l'islam. Est-ce qu'on peut avoir un rapport rationnel, critique à l'islam, une lecture historico-critique comme on a pu le faire pour l'Evangile, ça fait longtemps, on n'a pas eu peur de cela, dans la chrétienté. 

Et puis la deuxième chose c'est de bien voir que si on a confiance dans les musulmans… Je ne dis pas dans l'Islam. Parce que, si vous voulez, le vrai problème de la France et de l'Etat français notamment c'est l'islamophilie, c'est de dire "l'islam c'est chouette" parce qu'on a peur des musulmans. On est islamophile parce qu'on est musulmanophobe. Or il faut être musulmanophile. Il faut dire que ce sont des personnes avec qui on peut parler rationnellement et avec qui affirmer une identité forte n'est pas du tout un obstacle. Je connais bien le monde arabe, je porte un nom arabe. Vous savez, dans le monde arabe, on aime les gens qui sont forts. Plus on est faible, plus on apparait gentil et moins on est respecté. C'est curieux, mais ça fait partie d'une certaine culture. Et c'est pour ça que c'est complètement contre-productif ce qui est en train d'être fait et qu'il faut accepter cette virilité. Ce n'est pas parce qu'on est dans une affirmation religieuse forte, mais sans violence, dans la rationalité, sans autre violence que celle d'une bonté, mais d'une bonté qui est ferme et qui est exigeante. Sans autre violence que ça et sans avoir peur d'aller au devant, à la rencontre des personnes musulmanes, et je pense que cette force-là, cette virilité là imposera le respect. 

Source : RTS

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