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L’urgence d’approfondir le débat politique en (re)devenant raisonnable

Il y a cinq ans, le 22 septembre 2011, le Pape Benoît XVI prononçait un discours historique au Bundestag à Berlin. Relire ces lumineuses paroles rappelle la nécessité de faire entendre une voix chrétienne dans le débat public. C’est une urgence pour les chrétiens eux-mêmes, et une ascèse : la redécouverte ou l’apprentissage d’un certain usage de la raison.

 Benoît XVI, le 22 septembre 2011 au Bundestag à Berlin.

 

Selon le Pape émérite, en effet, la contribution du christianisme au long des siècles n’a jamais été d’imposer un droit révélé ou un ordre juridique dérivé d’une révélation, mais toujours « au contraire de renvoyer à la nature et à la raison, ces vraies sources du droit ». Cette affirmation pontificale constitue la base même d’un dialogue raisonnable ouvert à tous, sans lequel aucune vie politique n’est possible. Elle renvoie dos à dos les chantres d’une marginalisation de toute religion hors du domaine public et les croyants eux-mêmes qui réduisent leur foi ou leur appartenance religieuse à l’application d’un code de conduite sans discussion possible. Explications.

La voix religieuse dans le débat réduit-elle toujours l’échange à un dialogue de sourds ?

Pour Benoît XVI, la culture contemporaine est conditionnée par un véritable malentendu entre la raison et la religion. Le problème de fond vient de l’idée que le christianisme, et l’Église catholique en particulier, interviennent dans le débat public en faisant systématiquement appel à un principe d’autorité. Cette manière de procéder est inacceptable dans une démocratie digne de ce nom, car elle rend vaine toute tentative de dialogue avec les autres. En intervenant de façon “autoritaire” (c’est-à-dire en faisant référence à un argument d’autorité) dans le débat démocratique, les religions violent la règle d’or de la démocratie, et représentent donc un obstacle à toute dynamique politique sérieuse. la conclusion logique de ce qui pro quo consiste à chasser « toute forme d’autorité de l’argumentation publique », autrement dit toute forme d’obédience religieuse, afin de garantir « le terrain commun du dialogue et la réciproque égalité de tous les citoyens ».

Exit l’argument d’autorité religieuse. Cela signifie-t-il que le critère de la majorité soit suffisant pour déterminer qu’une loi soit juste ? Pour le Pape Ratzinger, s’adressant à ses compatriotes au Reichstag, rien n’est moins évident. Au contraire même, « dans les questions fondamentales du droit, où est en jeu la dignité de l’homme et de l’humanité, le principe majoritaire ne suffit pas : dans le processus de formation du droit, chaque personne qui a une responsabilité doit chercher elle-même les critères de sa propre orientation ». Et d’illustrer cette affirmation par un exemple qu’une conscience allemande ne peut qu’agréer : « sur la base de cette conviction, les combattants de la résistance ont agi contre le régime nazi et contre d’autres régimes totalitaires, rendant ainsi un service au droit et à l’humanité tout entière. Pour ces personnes, il était évident de façon incontestable que le droit en vigueur était, en réalité, une injustice ».

Dans l’histoire, a rappelé Benoît XVI, la culture juridique occidentale est née du contact « entre le droit naturel social développé par les philosophes stoïciens et des maîtres du droit romain ». C’est à ce mouvement philosophique et juridique, né dans l’ère préchrétienne, que se sont associés les chrétiens. Il a même été « décisif que les théologiens chrétiens aient pris position contre le droit religieux demandé par la foi dans les divinités, et se soient mis du côté de la philosophie, reconnaissant la raison et la nature dans leur corrélation comme source juridique valable pour tous ».

Dans sa contribution historique au développement de la pensée juridique occidentale, le christianisme n’a donc pas cherché à imposer une forme de loi « révélée », mais il s’est attaché à une certaine conception de la raison, que Benoît XVI qualifie « d’ouverte ». Cette idée d’une raison ouverte a permis aux penseurs antiques de s’entendre et de développer une culture juridique commune, véritable patrimoine de l’occident grec, romain, juif et chrétien. C’est donc justement cette « raison ouverte » qu’il est urgent de s’approprier à nouveau aujourd’hui pour espérer sortir le dialogue social et politique d’une lutte idéologique stérile dont l’issue ne pourra qu’être violente.

Les limites d’une vision exclusivement positiviste

Si, pour les chrétiens, comme pour les croyants en général, il s’agit d’accepter un dialogue qui se fonde sur une base exclusivement « raisonnable » au sens profond, philosophique, du terme, la raison en question ne peut pourtant pas être réduite. Il y a là en effet une autre forme de dogmatisme qui peut empêcher tout dialogue social et politique.

Selon une conception positiviste de l’homme et du monde, très largement dominante aujourd’hui, « ce qui n’est pas vérifiable n’entre pas dans le domaine de la raison au sens strict ». Cette perspective s’accompagne d’une conception réductrice de la nature à ce qui est mesurable ou quantifiable par la raison au sens étroitement scientifique, et ne peut susciter que « des réponses fonctionnelles ». Mais, pour Benoît XVI, c’est bien insuffisant pour embrasser « l’homme dans toute son ampleur ». Audace remarquable, alors qu’il s’adresse au Parlement allemand, le Pape émérite va même jusqu’à comparer la raison positiviste aux bunkers ! « La raison positiviste, qui se présente de façon exclusiviste et n’est pas en mesure de percevoir quelque chose au-delà de ce qui est fonctionnel, ressemble à des édifices en béton armé sans fenêtre, où nous nous donnons le climat et la lumière tout seuls et nous ne voulons plus recevoir ces deux choses du vaste monde de Dieu ».

Ainsi, pour Benoît XVI, le dialogue authentique n’est possible que dans une perspective de recherche de ce qui est juste. Et pour cela, « il faut ouvrir à nouveau tout grand les fenêtres, [et] voir de nouveau l’étendue du monde, le ciel et la terre, et apprendre à utiliser tout cela de façon juste ».

Ce rapport renouvelé à la nature que le Pape émérite appelait de ses vœux implique précisément une « raison ouverte ». Nécessité d’autant plus urgente que lorsque, « dans notre relation avec la réalité, il y a quelque chose qui ne va pas, alors nous devons tous réfléchir sérieusement sur l’ensemble et nous sommes tous renvoyés à la question des fondements de notre culture elle-même ».

Ouvrir la raison au langage de l’être : à la nature et à une Raison supérieure

Le rapport à la nature émerge ici dans toute sa force : l’idée d’une raison humaine, qui ne se pose pas comme la mesure de toute chose, mais qui est au contraire ouverte à ce qu’elle reçoit, le découvre et apprend à s’en servir. C’est bien l’idée d’une certaine forme d’écologie. Et l’on imagine ici que Benoît XVI a dû beaucoup se réjouir de l’encyclique du Pape François sur ce sujet. L’écologie (sans réduction à nouveau) peut ainsi ouvrir la porte à une redécouverte de la sagesse.

Montrant que l’on peut trouver dans la nature le critère de ce qui est juste, le Pape Ratzinger évoque la figure de Hans Kelsen, théoricien du positivisme juridique. Et constate sur ce point une évolution de sa pensée. Si au départ, Kelsen ne pouvait pas envisager d’autres sources du droit ailleurs que dans la volonté de l’homme, il finit par accepter l’idée que la nature puisse « renfermer en elle des normes ». Pour Kelsen cependant, une telle possibilité n’est envisageable que si l’on présuppose une volonté ayant pu mettre ces normes dans la nature. Autrement dit, « cela présupposerait un Dieu créateur dont la volonté s’est introduite dans la nature ». Et Kelsen d’ajouter : « Discuter sur la vérité de cette foi est une chose absolument vaine ».

« L’est-ce vraiment ? » demande Benoît XVI au moment de conclure son discours. « Est-ce vraiment privé de sens de réfléchir pour savoir si la raison objective qui se manifeste dans la nature ne suppose pas une Raison créatrice, un Creator Spiritus ? »

Voilà précisément le genre de questions qu’il faudrait ramener sur le devant de la scène publique afin de poser les bases d’un dialogue authentique et d’éviter que le débat politique ne se réduise à des joutes d’invectives. N’aspirons-nous pas tous à la même chose ?

 

Source : Vatican.va 

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