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"L’homme n’est la créature voulue par Dieu que dans l’exacte mesure où il laisse ce Dieu être dans sa vie ce qu’il est réellement". Le grand théologien et philosophe de la religion Romano Guardini (1885-1968) pose un regard sur la situation de l'homme moderne qui reste d'actualité. 

"Les temps modernes sont marqués par un fait qu’on ne peut s’empêcher de trouver tristement comique. L’homme déserte l’ordre qui le relie à Dieu. Il revendique une autonomie – sous l’influence de l’idéalisme allemand, elle prend les dimensions d’une véritable hybris (démesure, ndr) – qui trouve son expression achevée dans les formes politiques qui aspirent à la domination absolue sur l’humanité tout entière. En même temps l’homme moderne s’acharne à détruire lui-même la position qui lui revient dans l’existence en vertu de sa nature, de sa dignité, de sa responsabilité. Il tend à se considérer comme un être vivant égal aux autres, voire même à se dissoudre dans les causalités naturelles.

L'homme n'est pas un être comme les autres

Ces deux tendances peuvent sembler contradictoires. A vrai dire, elles ont une même racine. L’homme n’est pas un être comme les autres et il faut s’aveugler pour n’être pas frappé de cette évidence. Du fait qu’il a reçu dans ses mains sa propre destinée, il a reçu – c’est un don terrible – la totalité de l’existence. Cette position unique qui est la sienne se fonde sur sa relation à Dieu. L’homme n’existe pas par lui-même mais de par Dieu et vers Dieu. Il ne dépend pas de son bon plaisir de réaliser ou non cette relation, comme s’il pouvait rester homme indépendamment d’elle ; non, cette relation est pour lui absolument essentielle. Son être humain, en dernière analyse, consiste en cette relation même, et toute décision qu’il prend par rapport à elle en décide. Dans la mesure où l’homme renonce à Dieu, il se perd lui-même ; où il se révolte contre Dieu, il entre en désaccord avec lui-même ; où il perd Dieu de vue, il perd conscience de son propre être. Lors donc qu’il s’efforce, par une espèce de suicide, de se dissoudre dans l’ordre de la nature, son attitude est comme l’envers de celle qui consiste à vouloir se séparer de Dieu, à vouloir être le maître absolu de lui-même et du monde.

L'homme moderne a horreur de lui-même

L’homme moderne a horreur de lui-même. Non pas, comme pense le Méphisto de Faust, parce qu’il aurait peur de sa ressemblance avec Dieu. Bien au contraire, il est poursuivi, plus ou moins consciemment, par l’affreuse image d’un être humain qui ne vit plus dans la ressemblance de Dieu et dans la conscience de ses devoirs vis-à-vis de lui. L’homme s’arroge le droit de se faire une image de lui-même. Il s’aperçoit qu’ainsi il se dépouille de lui-même et s’enfonce dans un chaos bien pire que celui des origines du monde.

L’homme s’est perdu lui-même et travaille à se retrouver. Il cherche sa dignité. Mais il ne la trouvera que si, d’abord, il reconnaît la souveraineté de Dieu et décide de s’y soumettre. Il cherche cette plénitude et cette unité de son être qui se sont si mystérieusement évanouies. Mais il ne les retrouvera qu’à condition de rendre d’abord ce qu’il s’est injustement approprié. Une parole de l’Évangile fournit alors la clef de tous nos problèmes : « Celui qui cherche à gagner son âme la perdra, mais celui qui la perd la gagnera » (Lc 17, 33). C’est la loi mystérieuse de notre être : l’homme ne peut se trouver que si, d’abord, il se donne à Celui à qui il appartient plus qu’à lui-même.

La plénitude et l'unité de l'être

Ce que nous venons d’évoquer s’est produit d’abord hors de l’Église. Il est trop vrai que jamais l’erreur n’aura prise sur son cœur (Mt 16, 18). Cependant les erreurs du temps peuvent influencer les fidèles, et elles l’ont fait. Bien entendu, le chrétien n’a pas refusé d’obéir à Dieu. Mais dans une large mesure, à la place du Dieu Vivant de la Révélation, il a mis le « Dieu des philosophes et des savants », l’ « Etre Absolu » de la métaphysique. Il n’a pas déclaré que son jugement serait la seule norme de son action, mais au Dieu qui agit dans l’histoire et nous associe à cet agir, au Dieu qui par sa Providence s’affirme dans le « présent » et fait de nous les maîtres du temps, il a substitué le plus souvent une morale abstraite dont il applique les règles tant bien que mal aux cas particuliers. De ce fait, l’homme chrétien a perdu quelque chose de la plénitude et de l’unité de son être, car ces deux choses se tiennent indissolublement. L’homme n’est la créature voulue par Dieu que dans l’exacte mesure où il laisse ce Dieu être dans sa vie ce qu’il est réellement.

La pensée chrétienne a la tâche de faire prévaloir l’ordre de la vie qui nous vient de la Révélation. C’est là que Dieu est à l’œuvre pour accomplir « ses grandes actions », pour faire l’histoire en vue de « ce qui doit venir ». Et croire, c’est se subordonner à ce Dieu, c’est reconnaître sa volonté dans l’événement concret et l’accomplir de son mieux.

Dans la rencontre de ce Dieu, l’homme s’éveille à la plénitude de ce qu’il est. Il découvre qu’il possède des organes créés pour accueillir en lui la création de Dieu et prend conscience que le présent et l’achèvement futur sont enveloppés dans l’unité de sa vie.

Romano Guardini, Les sens et la connaissance de Dieu,
traduit de l'allemand par Thomas Padfoort, o.p., Editions du Cerf, Paris 1954. 
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