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Dossier Adrienne von Speyr (3) : Adrienne et Marie

A l’occasion des 50 ans de la mort d’Adrienne von Speyr (17 septembre 1967), Terre de Compassion se penche sur cette figure essentielle. Cet article présente son rapport avec Marie et comment elle offre une lumière approfondie sur la place de la Servante du Seigneur dans la théologie et dans la vie chrétienne. 

Adrienne et sa mère 

La relation d’Adrienne avec sa mère Laure née Girard fut une grande souffrance tout au long de sa vie. Très jeune, Adrienne manifeste une grande lucidité par rapport à cette tension. Elle est consciente qu’il ne s’agit pas d’un simple conflit de personnalité, mais d’un manque de liberté intérieure et d’obéissance de sa mère : 

« Le conflit avec maman s’était aggravé dans les dernières années. Depuis peu de temps seulement, il me préoccupait réellement, d’ailleurs très par à-coup. …J’aurais aimé le faire disparaître. Parfois, à la fin d’une semonce particulièrement grave, maman disait qu’il ne suffisait pas de me gronder, puisque cela ne suffisait pas à faire changer mon caractère, il fallait commencer une vie nouvelle. Un jour de grand courage, je demandai à ma mère, en quoi j’étais donc fausse. Maman dit : « On ne sait jamais à qui tu penses et tu parles beaucoup trop peu, c’est détestable, on pourrait rester des heures avec toi sans que tu ouvres la bouche. » Je me souviens que deux fois, dans de pareils entretiens, maman me demanda à brûle-pourpoint à quoi je pensais et les deux fois cela finit fort mal. La première fois je dis « Au bon Dieu », et maman déclara que c’était idiot, que cela ne tenait pas debout. Et l’autre fois, je répondis : « à toi maman ». Et maman insistant, et moi ne voulant pas être fausse et faisant un effort désespéré pour être exacte et vraie, j’expliquai toute ma pensée : je croyais que maman se privait d’être elle-même parce qu’elle craignait le « qu’en-dira-t-on » ; c’était toujours son argument suprême : que dirait l’oncle, ou monsieur Untel, ou madame Machin-chose si elle l’apprenait ? J’étais sûre qu’il fallait dire : que dit le bon Dieu et pas que dirait telle personne. … D’ailleurs, je savais que maman souffrait vraiment de tout cela, je le sentais sans arriver à rien faire pour amener un changement. Une fois que j’étais seule avec papa, je lui demandai, très en grande fille, ce qu’il en pensait. Il dit seulement : « Ce n’est pas ta faute » ; là-dessus, je redevins en une seconde une petite fille pas malheureuse du tout » [1]Fragments Autobiographiques, p. 96.

Adrienne souffre aussi de la rigidité de l’enseignement des pasteurs. Elle perçoit, très jeune, que ces doctrines sont étriquées et ne correspondent pas au Mystère toujours plus grand de Dieu. Elle ressent très tôt une sécheresse dans la religion, une absence de mère et une réduction de la vérité. Adrienne pressent que Dieu est « autrement », qu’il y a un dualisme entre l’enseignement reçu et la vérité. 

Apparitions mariales 

Adrienne von Speyr reste très discrète sur sa vie mystique, elle craint qu’une curiosité sur ces phénomènes et ses propres états d’âmes ne détourne du mystère de la foi. A la demande de Balthasar, elle décrira les apparitions mariales qu’elle a eu dès l’âge de 15 ans : 

« Je vis la Mère de Dieu entourée de différentes personnes (celles-ci se trouvaient un peu en retrait tandis qu'elle se trouvait au premier plan) ainsi que de quelques anges dont certains étaient aussi grands qu'elle, d'autres petits comme des enfants. L'ensemble était comme un tableau, cependant la Mère de Dieu était vivante, dans le ciel, et les anges changeaient de place. Cela dura, je crois, très longtemps ; je regardais comme dans une prière sans parole et j'étais stupéfaite d'admiration, je n'avais jamais rien vu d'aussi beau ; au début, toute la lumière était comme de l'or étincelant, puis elle pâlit peu à peu et, pendant qu'elle pâlissait, les traits de la Vierge Marie devinrent plus distincts. Je ne fus pas du tout effrayée, au contraire je fus remplie d'une joie nouvelle, forte et très douce. A aucun instant, l'ensemble ne me parut irréel, il ne me vint pas à l'esprit que je pouvais être victime d'une illusion. 

Si je me souviens bien, je n'en ai parlé à personne, sauf à Madeleine, à qui j'ai raconté la chose comme quelque chose de tout naturel. Mad répondit seulement : « J'aurais bien aimé aussi la voir ». Nous n'en parlâmes plus jamais. Le souvenir de cette apparition m'est resté très vivant, il m'accompagna longtemps comme un secret merveilleux ; d'une certaine manière, je possédais maintenant un lieu de refuge » [2]FA, p. 124-125.

L’apparition la plus importante pour Adrienne reste celle de la vision de l’Apocalypse où Marie est identifiée à l’Eglise qui enfante la vie du Fils. La vision de la femme enceinte dans le ciel, qui crie dans les douleurs de l’enfantement, attaquée par le dragon. Adrienne note dans son journal : 

« Marie crie parce qu’elle prévoit le destin de son Fils. Elle ne crie pas pour ses souffrances, elle crie par anticipation dans la claire compréhension des souffrances de son Fils. Pendant qu’elle a les douleurs de l’enfantement, elle subit à l’avance une partie de la souffrance de son Fils. Et l’Eglise crie, mais sans voir d’avance. Elle crie pour les souffrances de ses enfants, qui ne peuvent pas être vues d’avance, simplement pour leur destin en général; mais elle aussi, elle crie par anticipation. Par là les deux ne font qu’un » [3]Journal, p. 1336.

Cette intuition de l’identité entre Marie et l’Eglise est une grande lumière pour la théologie et l’Ecclésiologie. Adrienne commente en détail la vie intérieure de Marie sans jamais séparer Marie et l’Eglise. 

Marie est la seule créature qui a vécu toute sa vie comme un oui à la volonté du Père; elle représente ainsi la nouvelle Eve, l’humanité rachetée. Dans son livre La Servante du Seigneur, Adrienne commente : 

« Pareille à une gerbe liée en son milieu, qui se déploie à ses extrémités, la vie de Marie se résume en son oui ; à partir de lui, sa vie reçoit son sens et sa figure, elle se déploie en arrière et en avant. Ce oui central et unique est en même temps celui qui l’accompagne à chaque instant de son existence, éclaire chaque tournant de sa vie, confère à chaque situation son sens plénier et donne à Marie, dans toutes les circonstances, la grâce toujours neuve de comprendre. A chaque souffle, à chaque mouvement, à chaque prière de la Mère du Seigneur, le oui donne son sens plénier. Car la nature du oui, c’est de lier celui qui le prononce en lui, laissant la pleine liberté de le réaliser à sa façon. Celui qui le prononce remplit son oui de sa personnalité, il lui donne son poids et sa coloration unique, mais lui-même est tout autant modelé, libéré et réalisé par son oui. Toute liberté s’épanouit dans l’abandon de soi et le renoncement à une existence sans lien. Et de cette liberté liée naît toute fécondité » [4]La servante du Seigneur, p. 9

Son oui est sans conditions, sans limites, sans négociation. Elle renonce à tout ce qui est à elle et en reçoit une fécondité illimitée : elle coopère dans son corps pour devenir la mère, elle coopère dans son esprit pour être la servante, elle coopère dans son coeur pour être l’épouse. Les trois attributs sont essentiels pour comprendre Marie et pour comprendre l’Eglise. La mère prodigue cet amour inconditionnel qui donne la vie, la servante apporte l’amour anonyme, désintéressé, car tout son être « sert » à valoriser le Fils, l’épouse est la compagne qui apporte le feu de l’amour sponsal, personnel, réciproque. 

La servante du Seigneur

« Le Magnificat que Marie prononce chez Élisabeth contient l'idée qu'elle se fait de sa propre mission, une mission qui s'évanouit presque dans la grandeur du Dieu qui la lui a accordée. Marie commence par glorifier Dieu et met dans cette louange toute la joie de son âme. Elle a toujours glorifié Dieu dans le silence et le fera ainsi tant qu'elle vivra.  Sa dignité et sa situation se manifesteront avec tant d'évidence qu'elles deviendront aux yeux de tous une part inséparable de la mission du Fils lui-même. Aussi son nom et sa renommée s'étendront-ils aussi loin que le nom et la renommée de son Fils. 

L’élection de Marie va de pair avec son humilité parfaite. Elle sait que tout vient du Père et tout est donné au Fils. Elle ne garde rien pour elle, elle est heureuse de son statut de servante avec l’anonymat que cela représente. Tout privilège est accessoire par rapport à sa mission de service. Elle ne vit pas de limite à son service, tout son être est au service de la mission du Fils » [5]La servante du Seigneur, p. 55.

Marie renvoyée

Lors de la naissance, Syméon lui annonce qu’un glaive lui transpercera le coeur et cette prophétie indique que la mission de Marie s’identifie ainsi à la mission de son Fils : « Elle ne souffre pas de sa propre souffrance, mais uniquement de celle de son Fils qui lui est imposée. Elle rend évidente la possibilité chrétienne de participer à la souffrance rédemptrice de Dieu ». 

Marie n’est pas la mère possessive qui veut garder son Fils auprès d’elle, elle accepte les renvois qui jalonnent la vie du Fils; dès 12 ans, Jésus rappelle à Marie qu’il doit être aux affaires de son Père, aux noces de Cana il repousse son invitation et quitte ensuite Nazareth. Plus tard, il annonce que sa mère et ses frères sont ceux qui écoutent la parole de Dieu, enfin il retire sa maternité à Marie au pied de la Croix en lui confiant Jean comme fils (Jn 19,25). Ces renvois marquent une distance toujours plus grande qui permet une communion toujours plus grande au niveau de la mission rédemptrice. 

Pour Adrienne, la distance fait partie de l’amitié :

« Distance et respect face au partenaire sont les conditions fondamentales d'une amitié. (…) L’amour d'amitié est bien échange, mais service aussi ; service de l'être choisi, service au milieu de la joie partagée, mais tout autant dans les difficultés partagées. Service sous toutes ses formes : « Je me tiens à ta disposition ». Parfois, on intervient, et c'est nécessaire; mais bien plus fréquemment, le plus approprié sera de préserver la dis- tance. Dans l'ouverture de l'ami à l'ami se trouve une disponibilité qui ne s'affaisse pas, que l'on ne la sollicite pas directement, ou que l’on sollicite soudain, jusqu'à la limite extrême. La disponibilité ne peut s'affaisser, elle doit grandir, toujours s'élancer de nouveau, ce qui signifie en même temps : rendre compte de la distance, la préserver et y veiller, afin que n'apparaisse pas un rapport de dépendance qui manquerait de dignité, et que les amis se rencontrent toujours en toute liberté et en pleine responsabilité. [6]L’amour p. 13-15. » 

Par cette distance et ces renvois, Marie prend part à la mission universelle du Christ, sa mission personnelle devient ecclésiale, ouverte à tous les hommes. 

Epouse à la Croix 

Adrienne met en lumière la dimension trinitaire de la mission de Marie. Elle est d’abord la servante qui met tout son être au service du Père, comme servante elle sacrifie tout son être à l’oeuvre du Père. Par l’Esprit-Saint, elle est la Mère du Christ, elle porte en elle la vie divine et donne au monde le Fils. Elle est aussi la compagne du Fils. Par sa présence jusqu’à la Croix, elle partage l’essence de la mission et de l’abandon du Fils :

« quand elle entend les paroles de la Croix : « Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? », elle sent que cette question a pris vie en elle aussi. Elle est délaissée du Fils, du Père et des hommes, auxquels elle a fait l'ultime don de son propre pardon. Et ce double délaissement, du Père et du Fils, lui fait sentir combien elle est aussi délaissée d'elle-même. Elle s'est tellement donnée que tout son être à présent est pris dans ce délaissement. Elle ne donne plus, tout absorbée maintenant dans le délaissement. Elle suit son Fils dans son sacrifice total. Mais elle ne ressent pas la consolation qu'il y aurait à se savoir dans la même déréliction que lui. Le délaissement où elle vit maintenant est dépourvu de tout lien. Elle est livrée totalement. L'unique sentiment qui lui reste est un sentiment d'impuissance et de solitude, et ce sentiment est si fort qu'il remplit toute son âme, que le cri du Fils la saisit tout entière et qu'elle est transformée en une part de son cri. Et en se laissant absorber dans la plainte du Fils, elle renouvelle et ranime une fois encore son premier oui. Autrefois celui-ci vivait de la force du Fils où elle puisait l'abandon à Dieu et la mission. Maintenant que le Fils n'a plus de force parce qu'il a tout rendu au Père, c'est dans le Père que la Mère doit redire son oui. Ce n'est plus un consentement à mesure humaine ; c'est le oui à la pure surexigence, dans le sentiment d'être à bout de force, un oui qui s'est comme détaché d'elle et rendu autonome parce que c'est de la dernière chose qui lui restait, son épuisement même par surexigence, que ce nouveau oui a été formé. Ce qu’elle a à donner, ce n’est plus la force mais la faiblesse; elle ne donne plus, elle est prise, elle n'obéit plus, on dispose d’elle… C’est Dieu lui-même qui fait passer au-delà du seuil de l’obéissance active à la passivité de celui dont on ne fait plus que disposer. [7]La servante du Seigneur, p. 136-137

A la croix, Marie se tient debout pour être pleinemnent présente à la déréliction du Fils : 

« Tandis que les ténèbres de la déréliction l'emprisonnent toujours plus, c'est finalement l'angoisse – une angoisse qui n'a plus rien d'humain, mais qui est complètement assumée par l'angoisse du Fils mourant – qui lui permet de continuer à endurer ce n'en-plus-pouvoir. Sa disponibilité est plus grande que ses possibilités : sa disponibilité à vouloir porter plus grande que ses possibilités de pouvoir porter. … C’est son angoisse croissante qui fait grandir toujours davantage sa disponibilité. Plus elle est prise par l’angoisse, plus elle a part à l’angoisse de son Fils et plus elle veut, dans cette angoisse même, s’abandonner à Dieu. Toute cette tension de ses forces est un cadeau de son Fils, l’expression de son amour parfait. Et, dans cette tension, Marie ne connaît ni limites ni repos mais, avec cette angoisse croissante, que l'abandon à Dieu toujours plus complet. Au cœur de l'angoisse, elle ne se détourne pas par peur de la peur. Elle ne fuit pas. La fuite dans la peur provient du péché originel qu'elle ne connaît pas. Elle ne se protège pas contre l'angoisse, ne se met pas à l'abri, ne se la cache pas à elle même. Elle ne lui fixe non plus aucun terme : « Je souffrirai encore jusqu'à tel degré, au-delà je n'en pourrai plus ». Une pareille limitation rendrait les derniers pas plus faciles. Mais la Mère ne connaît pas de limitation. Elle sait même qu'elle ne fuira pas, ce qui donne à son angoisse et à sa déréliction leur intensification infinie, parce que seul le péché pose des limites, alors qu'en elle l'amour est parfait. Jusqu'à la Croix son oui s'est toujours linéairement déployé en direction de Dieu seul ; il ne connaît d'autre origine que ce Dieu se révélant lui-même, et qui lui apparaît ici comme la révélation de la nuit, la colère et la terreur de Dieu. Elle n'a pas le « soulagement » que procure le péché originel en cachant tant de choses aux pécheurs. Elle est entièrement exposée et sans défense. [8]La servante du Seigneur, p. 138-139 »

Marie partage avec son Fils l’échec de sa mission qui semble inutile et absurde  :

« La douleur la plus profonde de Marie est qu’elle ne peut pas parler paisiblement de tous les événements avec son Fils, qu’elle ne sait pas ce qu’il pense, qu’elle ne reçoit de lui aucun réconfort, aucune consolation. Elle voit aussi l’angoisse des disciples. Et quand ensuite il est réellement arrêté, quand elle entend parler de la fuite des disciples, du reniement de Pierre, elle ne peut plus établir un rapport entre le Père du ciel et le destin de son Fils sur terre. Son oui est comme anéanti. Auparavant il était dressé verticalement vers le ciel comme une flamme, maintenant il semble tout à fait éteint. A cessé d’exister aussi toute l’ancienne Alliance : tout ce qui se dirigeait vers son oui aussi bien que tout ce qui avait là son origine. L’inutilité de son oui à Dieu est établie parce que la vie du Fils était inutile. Telle est l’expérience mariale de la croix : elle l’éprouve dans une obéissance qu’elle ne reconnaît plus du tout elle-même comme obéissance parce qu’elle est devenue absurde. Son histoire et celle de son Fils sont comme un tas de débris, et la seule chose qu’elle voit est qu’elle perd son Fils unique d’une manière épouvantable. [9]Nachlassbände 3, Kreuz und Hölle 3, p. 314-315 »

Adrienne von Speyr contemple la mission trinitaire de Marie et par elle de toute l’Eglise. Marie est offerte par le Père au Fils comme l’aide pour sa mission puis par le Fils au Père. L’Esprit-Saint couvre Marie de son ombre et présente Marie au Fils comme le fruit accompli de sa mission.

References

References
1 Fragments Autobiographiques, p. 96
2 FA, p. 124-125
3 Journal, p. 1336
4 La servante du Seigneur, p. 9
5 La servante du Seigneur, p. 55
6 L’amour p. 13-15.
7 La servante du Seigneur, p. 136-137
8 La servante du Seigneur, p. 138-139
9 Nachlassbände 3, Kreuz und Hölle 3, p. 314-315
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