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Warnken : La résistance intime

« Reconquérir la valeur et la splendeur des gestes quotidiens est aujourd'hui un acte de résistance intime », écrivait Cristián Warnken dans cet éditorial du Mercurio (Chili) du 27 septembre 2018. 

Image : Frédéric Eymeri, La valeur refuge, huile sur toile (lin), 410×330 mm
 

De toutes parts, la désintégration, la finitude, la décomposition menacent l'être humain. Exister, c'est résister. Or il est une résistance qui, s’il elle est la moins reconnue et la moins valorisée de toutes, n’est pas pour autant la moins miraculeuse ou la moins merveilleuse : c'est la résistance intime. C'est ainsi que la nomme le philosophe espagnol Josep-María Esquirol qui se rendra au Chili la semaine prochaine. 

Ce sont nos rites quotidiens qui la constituent : mettre la table, servir le vin et l'eau, planter un arbre et les gestes avec lesquels nous nous approchons des autres, les accolades, les regards, tout ce par quoi nous nous abritons et accueillons le monde, nos voisins et nous-mêmes. Ce sont ces routines, ces rites, ces gestes qui protègent l'être humain du temps et de l'abîme que peut être la vie.

Á force de répéter ces gestes, nous pensons qu'ils ne sont pas extraordinaires, nous croyons qu’il n’est rien de plus banal, ni de plus insignifiant. Mais il est urgent de tourner notre regard vers eux en ces temps de nihilisme, une des menaces qui pèsent sur nos vies : un nihilisme qui a remplacé l'expérience du présent par la fascination pour l'actualité et qui a vidé les choses, les gestes, le quotidien de leur sens et de leur caractère sacré.

Jorge Teillier, poète de La Frontera, notait déjà avec angoisse en 1956, dans son poème Automne secret : « Quand les mots bien-aimés du quotidiens / perdent leur sens / et qu’on ne peut plus nommer ni le pain, / ni l’eau, ni la fenêtre / et que tout dialogue est faussé qui ne soit entrepris / depuis notre image dévastée ».

Et qu'aurait dit Teillier s'il avait vu les tables où l’on s’assied aujourd’hui pour déjeuner, sans qu’on ne se regarde, qu’on ne se reconnaisse ou qu’on ne se parle, « écrantisés » que nous sommes ? 

Image : Frédéric Eymeri, La banière des humbles, huile sur toile (lin), 410×330 mm.

 

Reconquérir la valeur et la splendeur des gestes quotidiens est aujourd'hui un acte de résistance intime dont dépend notre capacité à ne pas devenir les « derniers hommes ». La philosophie de proximité postulée par Esquirol est en lien avec tout ce qui est à portée de la main : là où la pensée méditative, qui prend son temps avec les choses et avec les autres, nous offre un foyer dans ce monde si vaste et si étranger. La pensée calculatrice, en revanche, qui ne veut que posséder et dominer le monde, ne nous offre aucun refuge. 

Mais comment pouvons-nous revenir à la maison si nous nous en sommes éloignés au point  de nous sentir étrangers dans notre propre jardin ? C'est dans la simplicité que l'on trouve la proximité dans toute sa splendeur : aucun palais aucun hôtel particulier ne sont des lieux accueillants. La cabane dans la forêt, les maisons de notre enfance, sont les foyers où nous nous sentons protégés et accueillis. Et le manque (dans la société d'abondance dans laquelle nous vivons) nous donne la juste mesure et la juste proportion des choses. Tomber dans la disproportion est l'un des symptômes de notre époque où la spéculation (financière et théorique) nous éloigne de la vie. 

Quel lien la philosophie a-t-elle avec tout ça ? Esquirol répète une histoire racontée par Aristote au sujet de la visite que des étrangers se proposent de rendre à Héraclite, le grand maître et penseur. En route vers sa maison, ils partagent leur émotion de vivre une rencontre si sublime. Mais à leur grande déception, la première chose qu'ils voient en arrivant, c’est le philosophe en train de se réchauffer auprès d’un four. Le Grec le plus énigmatique et le plus secret se réchauffant auprès d’un four, comme n’importe quel vieux paysan ! Héraclite, voyant leur surprise, les invita à entrer en disant : « Les dieux sont là aussi ». 

Sainte Thérèse d’Avila dira plus tard : « Le Seigneur marche au milieu des pots et des casseroles ». Et le poète anglais Phillip Larkin a affirmé qu'il ne pouvait pas écrire un poème sans avoir d'abord lavé les assiettes sales qu'il voyait sur la table. 

Ce n’est pas avec des abstractions philosophiques ou des manifestes grandiloquents qu’on résiste au nihilisme : la résistance intime est silencieuse et discrète, mais elle seule peut nous donner une véritable force dans la vie. Un sage chinois anonyme l'a dit mieux que quiconque : « Dans mon jardin, je cultive mon potager et je puise l'eau de mon puits… que m’importe le pouvoir de l'Empereur ? »

 

Article original :  
Traduction : Thomas Billot
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1 Commentaire

  1. Emmanuelle

    Mille mercis pour cet article magnifique, éloge de la simplicité, de la beauté de la vie à côté desquelles nous risquons chaque jour de passer sans nous en apercevoir!