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De la gratuité de l’amour – en l’honneur de Ferdinand Ulrich

Le 21 février 2020, ont eu lieu les funérailles de Ferdinand Ulrich à l’église paroissiale St. Nikolaus, Mühldorf am Inn (Allemagne) . A cette occasion, Mgr. Stefan Oster, évêque de Passau (Bavière), prononça cette homélie en hommage à son ancien professeur de philosophie et père spirituel.

 

Ferdinand Ulrich, le 23/12/2011

 

Chère famille Ulrich, chers frères et sœurs dans la foi, chers amis et compagnons de route de Ferdinand Ulrich, 

Hans Urs von Balthasar, un des plus grands théologiens du 20ème siècle, qui fut un ami proche et un frère en esprit de Ferdinand Ulrich, lui écrivit un jour dans une lettre, dans laquelle il le remerciait pour un manuscrit : « Comme vous savez démasquer avec une douceur implacable toutes nos erreurs ! Nous allons devoir apprendre à vous supporter. J’ai lu Eckhart et Tauler et d’une certaine manière, vous êtes un prolongement de ce jaillissement originel de l’esprit allemand ». « Nous allons devoir apprendre à vous supporter. » Quelle parole pour un jeune universitaire, de la part d’un théologien qui était déjà célèbre dans le monde entier ! Et Balthasar, avec sa référence aux deux grands mystiques Maître Eckhart et Jean Tauler, dit aussi à quel point la pensée de Ferdinand Ulrich, jeune mais manifestement déjà mûr dans sa pensée, lui semblait profonde, abyssale. « Nous allons devoir apprendre à vous supporter ! »

Encore et toujours : l’amour

Chers frères et sœurs, d’après ce que je sais, d’après ce que m’ont appris mon amitié avec lui et mon expérience personnelle, ce fut comme un fil rouge dans la vie de Ferdinand Ulrich. Il a constaté à maintes reprises que beaucoup ne voulaient justement pas « apprendre à le supporter ». Il faut avouer qu’il ne nous a pas rendu les choses faciles, d’abord dans ses écrits, souvent difficiles à lire, puis par son refus de se contenter de la superficialité, enfin par son audace pour explorer le mystère jusqu’au fond des abîmes de l’homme et de sa propre vie sans éluder aucune question, en s’accrochant à la lumière guérissante de la vérité. Parmi ses collègues dans les milieux universitaires, nombreux sont ceux qui n’ont pas voulu ou pu le suivre dans ce qu’il pensait ou dans ce qu’il avait à dire, qui n’ont pas voulu ou pu soutenir le dialogue avec lui. Mais si cette expérience est bien un fil rouge de sa vie, elle n’est pourtant qu’un symptôme, la manifestation presque nécessaire d’une réalité plus profonde qui a bien davantage encore marqué sa vie. Dans la lecture de la Lettre aux Romains, [1]Rm 9, 23-39 nous avons entendu la conviction de Paul, qui était aussi celle de Ferdinand Ulrich : « Rien ne peut nous séparer de l’amour du Christ… Dieu nous a donné son Fils unique, comment pourrait-il, avec lui, ne pas nous donner tout ? ». Le thème fondamental de Ferdinand Ulrich en toute chose a toujours été l’amour. L’amour du Père, qui a créé le monde et le garde dans l’être. L’amour du Christ, par lequel nous sommes rachetés de nos péchés et invités à participer à la vie divine, et l’amour de l’Esprit-Saint, qui nous éclaire, qui nous guide, qui nous sanctifie. Encore et toujours l’amour.

La double signification du « Umsonst », « pour rien »

Et Ferdinand Ulrich ne cesse de répéter que cet amour est gratuit, « umsonst », « pour rien ». La gratuité, le « pour rien » de l’amour avec sa double signification : « pour rien », « gratis », comme un cadeau reçu gratuitement. Mais aussi « pour rien » au sens de « frustra », « sans résultat », « en vain ». Un tel amour, qui se donne gratuitement, n’apporte rien aux yeux d’un monde obnubilé par le calcul, le profit, l’intérêt, un monde égocentrique. Un tel amour, qui en fin de compte ne me rapporte rien, est inutile, vain – ainsi dit et pense ce monde. Mais c’est en Jésus – Jésus que Ferdinand Ulrich appelait si souvent « l’amour crucifié » – que l’unité des deux faces de la gratuité, du « pour rien » de l’amour se manifeste le plus profondément. Les disciples du Seigneur, qui ont tous fuit la croix le Vendredi Saint, par peur et par lâcheté, ont dû penser à ce moment-là : « tout était en vain, tout était inutile, maintenant il est mort, pendu là comme le dernier des criminels ». Et au même moment, Jésus, dans la radicalité du don de lui-même, prie ainsi : « Oui, ma mort est pour rien, elle est un don gratuit pour vous, le don d’amour le plus grand que Dieu ait jamais fait au monde ». Celui qui, du plus profond de son cœur, peut dire oui au Crucifié, dit oui à un amour qui se donne gratuitement, qui peut se donner complètement sans se reprendre. Celui qui a été touché par le Christ sent que cet amour ne peut devenir effectif en lui que s’il donne cet amour à son tour avec la même gratuité. Un don gratuit qui est inséparablement « gratis » et « frustra, « pour rien ». Et cela veut dire que nous devons « apprendre à supporter » le Crucifié – et que nous devons apprendre, avec Lui, à vivre cet amour-là. Depuis que je le connais, Ferdinand Ulrich n’a jamais enseigné, écrit ou essayé de vivre autre chose : orienter vers l’Amour Crucifié, que ce soit explicitement ou implicitement. Par conséquent, celui qui accepte d’entrer en relation avec Ferdinand Ulrich, que ce soit comme personne ou comme philosophe, va devoir effectivement « apprendre à le supporter » : « apprendre à supporter l’Amour Crucifié ».

Pauvre devant Dieu

Avec la force de son intuition philosophique, Ferdinand Ulrich a pu montrer également en tant que philosophe que l’amour crucifié n’est pas seulement la plus profonde révélation sur Dieu, mais qu’elle permet aussi la compréhension la plus profonde de la réalité du monde et de l’homme. L’être créé, la vie et l’existence créée du monde sont originellement un don gratuit, ils proviennent de l’amour gratuit. Et l’homme retrouve le chemin d’une existence libérée, sauvée, précisément lorsqu’il apprend à vivre de cet amour qui est « pour rien », gratuit, à vivre d’un oui à sa propre existence, reçue comme un don gratuit. Il apprend alors à vivre d’un amour qui n’est plus possessif, d’un amour qui peut se donner. Il apprend à vivre d’un amour qui s’ouvre, qui se rend vulnérable ; il apprend à vivre d’un amour qui peut compatir et consoler, d’un amour qui donne une confiance de fond, une confiance dans le fait que le fondement du monde est l’amour et reste l’amour – une confiance qui peut demeurer jusque dans les expériences les plus profondes de l’absurdité et de la souffrance, quand tout semble s’écrouler. Celui qui veut vivre cet amour, qui veut entrer dans le courant débordant de cet amour, doit apprendre à lâcher prise. Il doit apprendre à devenir pauvre intérieurement pour être ouvert à la richesse du don de l’amour. C’est pourquoi Ferdinand Ulrich a tant aimé la première béatitude du Sermon sur la montagne [2]Mt 5, 1-12 : les premiers à être proclamés bienheureux sont ceux qui sont « pauvres en esprit », pauvres devant Dieu. Celui qui veut trouver le chemin de ce mystère devra aussi apprendre qu’il a besoin de faire confiance au Crucifié, pour que Lui, Jésus, puisse ouvrir à nouveau la porte de son cœur – l’ouvrir au mouvement, au flux de cet amour, et l’ouvrir ainsi aussi à l’expérience d’une joie plus grande et plus profonde que tout ce que le monde seul peut offrir.

Apprendre à supporter

Mais si nous ne voulons pas entrer dans ce lieu intérieur de la confiance en Jésus-Christ, alors nous restons constamment tentés de nous mentir à nous-mêmes. Et cela aussi, chacun d’entre nous le sait bien : nous avons si souvent tendance à faire passer nos propres idéaux, nos propres désirs et tendances égoïstes pour de l’amour. Et nous sommes centrés sur nous-mêmes, nous restons prisonniers de nous-mêmes. Ferdinand Ulrich a su montrer à temps et à contre-temps où se situaient les tentations dans la vie et la pensée de chacun. Il savait le montrer dans un dialogue personnel et confiant, avec le don d’écouter et de lire dans les cœurs. Il savait le faire également au niveau de la pensée philosophique. Où sont les pièges cachés d’une pensée qui reste attachée à elle-même, qui cherche à se confirmer elle-même et à célébrer ses propres succès ? Où cherchons-nous concrètement à fuir l’amour, pour faire à la place nos petites affaires ? Où sommes-nous tentés de fuir la croix, par confort ou par peur, alors qu’elle nous ferait pourtant grandir, mûrir dans l’amour ? Et c’est vrai : le Professeur avait beau être un ami et un frère d’une bonté sans pareille, il fallait néanmoins « apprendre à supporter » cela.

Pour nous conduire à la joie

Mais ce qui m’a permis de le supporter facilement, c’est sa miséricorde, sa fidélité dans les petites choses, son amour inconditionnel de la vérité, son attention, son écoute, sa capacité à être vraiment présent à l’autre, à être disponible pour son interlocuteur. C’est aussi son amour pour le Christ, et son amitié avec les saints, en particulier avec Thérèse de Lisieux. Et son désir de parler et d’agir toujours avec l’Esprit Saint. Je l’ai toujours senti : il ne cherchait jamais à attirer les gens à lui. Il ne voulait pas que ses étudiants ou ceux qu’il accompagnait répètent ses thèses simplement parce que c’était les siennes. Il n’a jamais cherché à s’approprier quelqu’un. Il a toujours voulu, avec l’autre, se tourner ensemble vers la réalité et apprendre ensemble à comprendre ce qui est vrai, ce qui est bon pour l’autre, ce qui conduit à la joie – même lorsque la découverte de ce que nous sommes fait mal.

Être en chemin : apprendre à lâcher prise

Et tout au long de sa vie, cet homme qui était un sage n’a cessé de se dire lui-même en chemin. Il apprenait. Même récemment, lors de mes visites à la maison de retraite, il n’arrêtait pas de dire des phrases comme « je dois apprendre maintenant à accepter cela », ou « je dois apprendre à lâcher cela ». Ce lâcher-prise s’est poursuivi jusqu’à ce qu’il sente que les forces de son esprit diminuaient, qu’il devait lâcher encore cela, consciemment et volontairement, par amour pour le Christ, pour les hommes et pour l’Église. Et il a toujours voulu mourir d’amour, mourir par amour du Seigneur. Il n’avait pas peur de la mort ; il avait au contraire le désir ardent de pouvoir enfin passer sur l’autre rive. S’il avait une peur, c’était celle d’avoir trop peu aimé. Oui, cher professeur, pour pouvoir vous comprendre, profondément et existentiellement, quand vous dites de telles choses, il faut rester auprès de vous, supporter avec vous, et devenir pauvre en esprit.

Le mystère de la substitution

Et quand je disais qu’il voulait aussi vivre son « lâcher-prise » pour l’Église et pour les hommes, alors un mystère qui appartient à la partie la plus intime de l’Église nous apparaît : le mystère de la substitution. Certains d’entre vous se demandent peut-être ce que cela peut signifier quand on dit, par exemple, que le Christ a vaincu le péché et la mort pour nous. En quoi la mort du crucifié du Golgotha me concerne-t-elle ? A l’inverse, au niveau humain, chacun d’entre nous a fait l’expérience que la souffrance n’est supportable que lorsqu’un ami comprend ma souffrance et la partage, un ami en qui j’ai confiance et à qui je peux communiquer mes blessures ou ma peine. Un tel ami me porte littéralement et cela lui coûte du temps, de la force, de la patience, il souffre avec moi. Pour le Christ, c’est le fait de porter ainsi toute l’humanité et de souffrir avec elle qui a causé sa terrible souffrance et qui lui a littéralement coûté la vie. Mais dans la mesure où nous entrons dans l’amitié avec le Christ, nous est donnée la grâce de faire l’expérience de la façon dont il nous porte. De la façon dont il nous soutient, nous garde, souffre pour nous et nous pardonne sans se lasser. Et ceci est pour toujours ! Rien ne peut nous séparer de l’amour du Christ.

Un homme qui a participé au mystère de la substitution

Et ce Jésus-Christ nous envoie, encore et toujours, des personnes qui participent à ce mystère de sa substitution et qui en témoignent. Ferdinand Ulrich était et restera une de ces personnes. Il a pris part avec Jésus à la vie et aux souffrances des hommes et de l’Église – cette Eglise qu’il a contemplée et aimée si profondément dans la personne de Marie, la Mère de Dieu. Et je suis sûr que par cette participation à la Croix du Christ, il a aidé beaucoup de personnes, que celles-ci le sachent ou non. Dans la puissance du Christ, il a été un « porteur de croix » dans ce monde pour beaucoup d’entre nous. Vous savez, lorsque nous nous retrouverons au Ciel, ce que j’espère pour nous tous, nous n’en croirons pas nos yeux : nous serons surpris et émerveillés et confondus de reconnaissance en découvrant qui s’est substitué à nous par compassion, qui a combattu et aimé et prié et souffert pour nous, pour que nous puissions nous aussi être là. Et je suis vraiment sûr que ce n’est qu’alors que beaucoup d’entre nous comprendront à quel point Ferdinand Ulrich a été parmi ceux qui les ont soutenus et qui ont prié pour eux. Et il va continuer de l’être pour beaucoup d’entre nous, peut-être même encore plus maintenant.

S’émerveiller de la gloire du Ciel

Et bien sûr, il doit lui être donné maintenant de faire lui-même cette expérience : de découvrir qui a combattu pour lui pour qu’il soit au Ciel. Je l’imagine retrouver ses chers parents, mais aussi rencontrer enfin Saint Thomas d’Aquin, et Saint Augustin et la petite Thérèse et tant d’autres. Ou ses anciens compagnons de route, le père Wilhelm Klein par exemple, ou Hans Urs von Balthasar, ou le père de Lubac et bien d’autres encore. Cher petit frère pèlerin Ferdinand, je me réjouis déjà en pensant au jour où beaucoup d’entre nous seront réunis et pourront rencontrer le Seigneur et le voir, lui et sa majesté et sa grandeur, son humilité et son amour : quelle fête ce sera, quelle joie ! Et lorsque je me demande si nous serons encore en train de philosopher au ciel, alors je me dis que peut-être nous philosopherons dans le sens que chacun de nous découvrira avec étonnement un autre aspect de la gloire de Dieu et de la gloire du ciel, et chacun de nous pourra communiquer à son prochain ce qu’il découvre de la beauté indicible et inépuisable de Dieu. Oui, ce sera une fête de pouvoir expérimenter avec vous la plénitude débordante de la vérité et de l’amour de Dieu. Au revoir et à bientôt, cher ami, cher père spirituel, cher petit frère pèlerin de Jésus. Et s’il vous plaît, continuez à combattre et à prier pour nous tous – pour que nous puissions un jour au Ciel nous émerveiller ensemble et jouer et danser comme des enfants – devant le Très-Haut, devant notre Père. A Lui soit toute gloire, aujourd’hui et pour l’éternité. Amen.

Homélie traduite de l’allemand par Marine de la Tour et Jacques Bagnoud

References

References
1 Rm 9, 23-39
2 Mt 5, 1-12
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