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La métaphysique de Ferdinand Ulrich

Premier ouvrage en français sur la philosophie de Ferdinand Ulrich, le livre de David Schindler nous fait découvrir la métaphysique du professeur de Ratisbonne.

 

 

Qui est Ferdinand Ulrich ?

Ferdinand Ulrich est un philosophe au sens premier du terme, un homme qui aime et fait aimer la sagesse, non pas comme une connaissance abstraite et intellectuelle ou gnostique, mais comme un amour respectueux et humble de la réalité.

Il est né en 1931 dans l’actuelle Tchéquie mais après la tragédie de la guerre, il se retrouve dans la région de Ratisbonne en Bavière. Avec les privations de l’après-guerre, il tomba très malade et cette fragilité fut l’occasion de faire une expérience profonde de Dieu en se mettant à l’école de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus.

Son père décède suite au régime drastique lié à la guerre et la famille doit alors fuir leur foyer, se retrouvant dans une grande précarité. Grâce à l’aide de Romano Guardini, il pourra malgré tout faire ses études et son doctorat. Hans Urs von Balthasar, bien plus âgé que lui, découvrit ses écrits et s’en inspira beaucoup. Il publiera ses livres et tous deux deviendront de vrais amis. Il se rencontrent souvent pour passer des vacances ensemble où ils échangent une importante correspondance qui montre à quel point Balthasar avait confiance dans la sagesse et la perspicacité de Ferdinand Ulrich.

Ferdinand Ulrich eut trois enfants et mena une « vie cachée » dans son université. Si le bien ne fait pas de bruit, de plus en plus de personnes vinrent à sa rencontre pour être guidées spirituellement dans leur vie. Il enseigna au noviciat des petites sœurs de Jésus, mais il guida surtout de nombreux chrétiens dans leur chemin de vie. La soif de vérité et de profondeur d’Ulrich en fit un compagnon exigeant, car il était fasciné par le « toujours plus » du mystère et de l’amour. Balthasar lui écrivit un jour, en admirant cette exigence implacable de vérité : « il faudra apprendre à vous supporter ». Le suivi spirituel de Ferdinand Ulrich ne fut pas une introspection psychologisante ni un coaching spirituel, mais une expérience vraie d’amitié et de prière, un accompagnement pour s’approcher et participer au mystère rédempteur de la Croix.

Décédé le jour de Notre Dame de Lourdes, le 11 février 2020, Ferdinand Ulrich a marqué une génération d’élèves et de disciples comme l’évêque Oster qui a donné un témoignage très poignant lors de la messe des funérailles, comme fils et comme ami.

Pourquoi n’est-il pas connu en France?

Il n’est pas connu en France car pour l’instant, aucun de ses écrits n’avait été traduit. Il est donc heureux que ce très bon travail d’approche de David Schindler paraisse en français. Ce livre a le mérite de donner une véritable introduction à la fois biographique et contextuelle en situant Ulrich dans l’histoire de la pensée du XXème siècle et en donnant une introduction fidèle et synthétique de son livre programmatique Homo Abyssus. David Schindler est professeur de philosophie et de théologie internationalement reconnu, mais c’est aussi un ami de Ferdinand Ulrich, il a pu lui faire relire ses traductions et lui poser des questions, son commentaire est donc de très grande valeur. Il a aussi organisé en 2019, le premier symposium international sur Ulrich à l’institut Jean-Paul II de Washington dont les actes ont été publiés dans la version anglaise de la revue Communio.

Quel est son apport pour la philosophie actuelle?

La philosophie d’Ulrich est à la fois enracinée dans la sagesse de Saint Thomas d’Aquin et à la fois en dialogue serré avec la philosophie moderne. Il est rare de voir cette attitude, la plupart des écoles qui suivent Saint Thomas restent relativement fermées à la modernité, d’un autre côté, on trouve aussi l’inverse. Balthasar admirait la capacité d’Ulrich de prendre en compte les objections de la pensée de Nietzsche, d’Heidegger, d’Hegel ou de Marx et d’y répondre avec un regard de foi. En ce sens, Ulrich est un des grands penseurs du XXème car il ne néglige pas les objections du monde d’aujourd’hui et a une méthodologie philosophique qui ne fait pas abstraction de l’incarnation. Bien avant l’heure, il est tout à fait dans la ligne de l’enseignement de Jean-Paul II dans son encyclique Fides et Ratio. Jean-Paul II considère l’enrichissement mutuel de la philosophie et de la foi qui tout en respectant leur domaine propre ne peuvent pas s’ignorer, car la raison est ouverte à la réalité et l’incarnation en fait partie. « Il y a donc deux aspects de la philosophie chrétienne : d’abord un aspect subjectif, qui consiste dans la purification de la raison par la foi. En tant que vertu théologale, la foi libère la raison de la présomption, tentation typique à laquelle les philosophes sont facilement sujets. Déjà, saint Paul et les Pères de l’Eglise, et, plus proches de nous, des philosophes comme Pascal et Kierkegaard, l’ont stigmatisée. Par l’humilité, le philosophe acquiert aussi le courage d’affronter certaines questions qu’il pourrait difficilement résoudre sans prendre en considération les données reçues de la Révélation. Il suffit de penser par exemple aux problèmes du mal et de la souffrance, à l’identité personnelle de Dieu et à la question du sens de la vie ou, plus directement, à la question métaphysique radicale: « Pourquoi y a-t- il quelque chose? ». Il y a ensuite l’aspect objectif, concernant le contenu: la Révélation propose clairement certaines vérités qui, bien que n’étant pas naturellement inaccessibles à la raison, n’auraient peut-être jamais été découvertes par cette dernière, si elle avait été laissée à elle-même. Dans cette perspective se trouvent des thèmes comme celui d’un Dieu personnel, libre et créateur, qui a eu une grande importance pour le développement de la pensée philosophique et, en particulier, pour la philosophie de l’être ». [1]Fides et Ratio, 76

Quelle lumière donne-t-il à notre temps?

Le rationalisme des Lumières a conduit à l’utilitarisme qui se voit partout aujourd’hui. Tout est jugé à l’aulne du profit, de l’efficacité mesurable, de l’utilité, de la compétitivité. La connaissance est réduite à la statistique qui mesure, calcule et quantifie tout. Cela ne concerne pas seulement le matérialisme, mais on parle aujourd’hui du capital santé, du capital confiance, du capital réseau ou relation. D’un autre côté, la célèbre phrase de Sartre résonne partout : « l’homme est une passion inutile, il est de trop« . Le cynisme dans les relations, depuis les plus intimes de la famille jusqu’au plus extérieures des relations internationales, sont marquées par la violence, l’arbitraire et l’absurde.

Ulrich développe un thème central dans sa contemplation de l’être qui est la gratuité. La réalité concrète comporte un caractère de pauvreté, elle ne subsiste pas, elle est éphémère et contingente, parfois elle est frustrée dans sa capacité de déploiement. Mais elle n’est pas pour autant inutile. Elle aurait pu ne pas exister, d’un côté elle est un rien, mais un rien qui reçoit l’être et qui y participe gratuitement. Le fait d’avoir reçu l’être nous ouvre un chemin de contemplation du réel. Il n’est pas un objet inerte dont je peux disposer à ma guise, il est d’abord un don que je ne peux recevoir qu’en reconnaissant qu’il n’est pas à livrer à mon arbitraire mais qu’il est un mystère, porteur d’un sens caché et abyssal, il est à la fois complet et simple mais n’est pas replié sur lui-même, il est médiation, don de soi, ouverture, communication. Il est riche en se donnant et en étant fécond et à la fois il est pauvre en se recevant. Ulrich parle de « devenir soi-même en se recevant soi-même ». La philosophie n’est pas pour Ulrich une considération intellectuelle mais une activité vitale et existentielle de contemplation.

Cette convertibilité de l’être et du rien fait dire à Ulrich que l’être est don gratuit, l’être est amour et qu’il ne peut être perçu, accueilli, compris que dans l’amour. L’acte fondamental de l’homme est de reconnaître le oui à l’être qui précède et fonde son existence.

Doit-on être expert en métaphysique pour ouvrir ce livre? Quels conseils donneriez- vous pour aborder l’enseignement d’Ulrich?

Dans Fides et Ratio, Jean-Paul II parle de la tragédie de la séparation entre la philosophie et la théologie qui a eu lieu à la fin du Moyen-Âge et a livré ces deux sciences à un rationalisme desséchant et rébarbatif. La pensée d’Ulrich n’est pas une pensée de « bibliothèque », mais un homme qui réfléchit avec sa chair et son sang comme il aime à le dire, une pensée éprise de la beauté du réel.

En ce sens, la lecture d’Ulrich est difficile pour les intellectuels qui veulent y trouver des concepts, mais sa lecture est simple pour ceux qui ont un cœur d’enfant ouvert à la réalité dans son mystère de richesse et de pauvreté. La métaphysique n’est pas d’abord une science que l’on apprend, c’est un exercice de purification de l’intelligence et du cœur pour revenir au pourquoi le plus fondamental de mon existence et de l’existence du réel qui m’entoure, pour s’interroger sur notre difficulté à le recevoir comme un don, pour réapprendre à nous émerveiller et à nous laisser attirer vers le bien, vers la finalité.

« On ne peut pas poser la question de l’être sans se risquer soi-même. » Dans une civilisation du Zéro risque, qu’est-ce que cela veut dire?

Pour Ulrich la vie et la mort s’unissent comme l’être et le rien. Celui qui fuit la mort du sacrifice de soi, de l’abaissement, de la dépossession, s’enferme dans une vie mortellement ennuyeuse et stérile. Le mystère du grain de blé, de la mort et de la résurrection traverse toute la réalité de notre existence. La peur du risque, de la mort, du don de soi, conduit à une vie mortellement stéréotypée et stérilisée. La vie éclate dans sa beauté, sa joie et sa fécondité dans la mort à soi-même qui n’est pas un effort volontariste mais la reconnaissance que je suis un don pour moi-même, qu’Il a dit oui gratuitement, sans condition, sans rien garder, à mon être. Ce oui de l’amour infini place l’homme en suspens sur l’abîme entre l’être et le rien. Le chemin de libération nous conduit à prendre le risque d’aller vers le fini, vers la finitisation dans les étants concrets, éphémères et insignifiants. La rencontre de l’être n’est pas dans les concepts abstraits et logicisés par la raison mais dans l’amour des petites choses, dans la petite voie qui nous transporte des limites du rien vers l’infini de l’amour qui dit oui gratuitement.

 

References

References
1 Fides et Ratio, 76
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