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Quand l’Ukraine se lève : la naissance d’une nouvelle Europe

Constantin Sigov, philosophe, dirige le Centre européen à l’Université Mohyla de Kiev ainsi que la maison d’édition Dukh i Litera (L’Esprit et la Lettre) qu’il a fondée.

 

 

Constantin Sigov, votre ouvrage « Quand l’Ukraine se lève, la naissance d’une nouvelle Europe » [1]https://www.talenteditions.fr/livre/quand-lukraine-se-leve-9782378152673/?fbclid=IwAR3jV9XlZ0uHzjNFDoUF5qz_hbLa3xu_cR022igqyPk2xu6-9i0y3YeU5MM , nous offre un éclairage tout à fait remarquable sur la situation de l’Ukraine aujourd’hui, notamment en nous faisant découvrir ou mieux connaître l’histoire récente de votre pays, surtout depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Vous faites notamment un lien entre la guerre qui se déroule actuellement en Ukraine et le fait qu’il n’y a pas eu de « procès de Nuremberg » du communisme comme cela fut le cas pour le nazisme. Pourquoi, à votre avis, est-il essentiel qu’un tel procès puisse se tenir un jour ?

Je pense que plusieurs raisons doivent nous amener à rendre justice aux victimes du communisme. Ces raisons concernent à la fois le présent, le passé et l’avenir.
Pour ce qui est du présent, il me semble que si un procès des crimes du régime soviétique avait déjà eu lieu, il aurait notamment permis de faire barrage au néo-stalinisme et au néo-soviétisme auxquels nous assistons aujourd’hui et qui ont comme obsession de faire renaître de ses cendres l’empire de l’URSS : pour vraiment libérer notre présent, il est nécessaire de rendre justice aux victimes des crimes du goulag et du régime soviétique.

Vis-à-vis du passé, je pense que c’est la seule manière de rendre sa dignité à chaque victime de ce régime totalitaire : en nommant le nom et prénom de chacun, en lui rendant son image… En effet, quand on efface la mémoire de tel ou tel camp de concentration ou de lieux où des personnes ont été assassinées, c’est comme une « seconde mort ». C’est ce que faisait le régime soviétique qui, après avoir tué ces personnes, voulait encore effacer leur mémoire, leurs noms, prénoms… Si quelqu’un avait été condamné par le régime et que sa photo se trouvait dans une encyclopédie, on la découpait, on effaçait son image ! Même dans les albums de photos familiaux, si quelqu’un avait été tué ou envoyé au goulag, les membres de sa famille découpaient les photos sur lesquelles la personne se trouvait ! On a ainsi retrouvé des millions de photos découpées : par exemple, la photo d’une femme à côté de laquelle on avait découpé l’image de son mari arrêté ou bien une photo d’enfants seuls, sans l’image de leurs parents etc. C’était terriblement inhumain pour les proches qui, tout en voulant garder la mémoire de la personne aimée, avaient en même temps peur de garder son image dans la maison ! Pour protéger ses enfants, sa famille et soi-même, ils étaient en quelque sorte obligés d’avoir honte de leur fidélité aux êtres qu’ils aimaient : ils devaient faire table rase, effacer la mémoire de l’être cher. Dans ce sens-là, ils étaient pratiquement amenés à participer à cette « seconde mort », à cet effacement de la mémoire opéré par un État tyrannique ! Certaines personnes n’arrivaient pas à résister à cette tyrannie qui pénétrait jusqu’à l’intérieur du foyer puisqu’à tout moment la police pouvait y faire irruption, regarder les photos s’il y en avait et poser des questions : « Qui est-ce ? Pourquoi est-il là ? Quel est votre rapport avec cette personne ? » D’ailleurs, dans les enquêtes menées par le régime jusqu’à la fin de l’Union soviétique, on était obligé d’écrire, de déclarer : « Je suis le fils d’untel qui a été condamné » ou « Mon père et ma mère vivaient sur des territoires occupés à leur époque par les Allemands » etc. On était alors soupçonné de n’être pas vraiment fidèle au régime. Ces enquêtes policières entretenaient continuellement le doute envers ces personnes qui étaient obligées soit d’avouer soit de mentir par rapport à leur propre famille, à leurs proches. A mon avis, cela jette une lumière sur le contexte anthropologique de peur qu’on constate encore actuellement en Biélorussie, en Russie et dans d’autres ex-républiques soviétiques sous l’influence du poutinisme. Cela explique aussi pourquoi de nombreux Ukrainiens, qui avaient alors refusé de découper les photos d’êtres chers arrêtés par le régime et étaient entrés en dissidence afin de préserver leur mémoire, ont, par fidélité à cette prise de conscience, mené la révolution orange puis la révolution de la dignité et ont voulu précisément que leur régime politique et leur mode de vie changent.
Encore une fois, ce procès du communisme serait la seule manière de rendre leur dignité aux victimes de l’époque soviétique car, même si elles ont été réhabilitées plus tard, par exemple au moment de la perestroïka, l’absence de justice, de sentences contre leurs bourreaux laisse persister une ambiguïté sur leur sort, sur l’histoire de leur vie etc.

Finalement, ce procès est tout aussi essentiel pour l’avenir : le jugement contre le régime nazi a été une chose très importante mais, même à Nuremberg, ce jugement était partial car les procureurs soviétiques y participaient déjà pour blanchir leur propre régime totalitaire ! Il n’est pas bon de rendre justice envers un régime totalitaire et d’avoir une amnésie envers l’autre. C’est ainsi que l’Europe a vécu, depuis des décennies, dans une sorte de déséquilibre, d’absence, car si la justice est partiale, elle est en quelque sorte invalidée. Pour éviter de faire deux poids deux mesures, il faut se souvenir que chaque être humain, chaque vie est sacrée que l’on soit d’un côté ou de l’autre du mur de Berlin, du rideau de fer ou de ce qu’il reste de tout cela.

Ce procès des crimes du communisme est aussi nécessaire pour nous les vivants, pour vous, pour moi, pour pouvoir vivre dans un monde où l’on n’a pas l’impression qu’il y a une impunité des crimes, qu’on donne le feu vert aux violences d’un régime dictatorial. Et c’est seulement alors qu’on pourra parler de sécurité et de paix aux jeunes pour construire un avenir commun. Il y a tout simplement un sens humain à accomplir la justice.

La traduction en justice est la langue de notre civilisation

D’ailleurs, ce vendredi 17 mars 2023, la Cour Pénale Internationale (CPI) a émis un mandat d’arrêt envers Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova (commissaire russe aux droits de l’enfant), accusés d’avoir organisé la déportation de milliers d’enfants Ukrainiens vers la Russie [2]https://news.un.org/fr/story/2023/03/1133377 et https://www.icc-cpi.int/fr/news/declaration-du-procureur-karim-khan-kc-la-suite-de-la-delivrance-des-mandats-darret-emis . C’est une décision extrêmement importante ! Car cela montre que nous appartenons à une civilisation où la loi est plus importante que le pouvoir du plus fort ; c’est une position paradigmatique pour notre mode de vie et notre aspiration à l’état de droit ! Selon le groupe d’enquêteurs de l’ONU, le transfert d’enfants Ukrainiens par la Russie dans les zones sous son contrôle en Ukraine ainsi que sur son propre territoire constitue un crime de guerre. La sentence de la Cour Pénale Internationale annoncée le 17 mars par Karim Kahn, procureur de la CPI, jette une lumière sur ces crimes. « Par le passé, plusieurs dirigeants politiques et militaires ont été jugés pour crimes de guerre » a-t-il rappelé. « Il y a tellement d’exemples de personnes qui pensaient qu’elles étaient au-dessus de la loi » et qui « se sont retrouvées devant les tribunaux » … [3]https://www.tf1info.fr/international/guerre-ukraine-russie-vladimir-poutine-sera-t-il-juge-un-jour-apres-le-mandat-d-arret-de-la-cpi-2251343.html

En conséquence, pour les 123 pays qui ont signé le Statut de Rome (texte fondateur de la CPI), Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova doivent être arrêtés et jugés à La Haye. C’est l’aspect visible et nécessaire de la traduction en justice. Dans ce sens, je pense pouvoir dire que la traduction en justice est la langue de notre civilisation.

En effet, l’Europe est par définition un espace plurilingues : il y a 27 langues dans l’Union européenne et, même pour les pays qui ne font pas partie de l’Union européenne, la traduction est un paradigme linguistique. Umberto Eco a d’ailleurs affirmé : « La traduction est la langue de l’Europe ». Je reprendrai l’expression d’Umberto Eco en disant que la traduction en justice est la langue de notre civilisation, inséparable de notre aspiration à la justice qui s’exprime par exemple dans le Décalogue mais aussi dans le Statut de Rome. La traduction en justice est un barrage à l’océan de violence qui s’est abattu sur nous en 2022. Les passions ne doivent pas dominer les relations entre les personnes, mais il faut nommer les choses par leur nom et, de cette façon-là, calmer le jeu.

Deux dictateurs sont déjà passés par cette procédure : Mouammar Kadhafi (Libye) et Omar el-Bechir (Soudan). Ce qui est nouveau avec Poutine c’est que, bien qu’il soit encore un chef d’État en exercice, depuis le 17 mars, il ne bénéfice plus de l’immunité due à son statut : il devra être arrêté s’il met le pied dans l’un des 123 pays qui ont ratifié la convention de la CPI. Cette décision de la CPI est non seulement d’ordre juridique mais aussi existentiel : elle marque clairement le fait que l’humanité ne veut plus tolérer l’impunité d’un État terroriste, totalitaire qui pense pouvoir faire tout ce qu’il veut : déporter des enfants, torturer…

Cela crée un précédent par rapport à cette maladie qui est de vouloir reconstruire l’URSS. Le fait de déporter des enfants est d’ailleurs l’une des clauses essentielles d’un acte génocidaire : de nouveau, cette décision de la CPI jette une lumière de vérité et de justice sur l’espace post-soviétique. C’est une décision historique, un pas décisif vers la vérité car on nomme les choses par leur nom. Elle ne vient pas d’une revendication des victimes, de la colère de ceux qui ont perdu leurs proches, leurs enfants. Elle a pour but de ne pas laisser cette manipulation criminelle se faire : des milliers d’enfants ukrainiens ont été arrachés à leur milieu, ont disparu du monde civilisé, ont été pris en otages !

Ce jugement de la CPI est un geste libérateur, il trace une ligne rouge pour tous ceux qui pensent que leurs crimes peuvent rester impunis, qu’ils peuvent faire n’importe quoi : les occupants des territoires ukrainiens doivent savoir que leurs actes finiront par être jugés. La justice est cet espace dans lequel les personnes sont nommées, retrouvent leur visage, leur nom : on les tire de l’oubli, de l’inconnu, on les aide à réapparaître.

La tradition de la dissidence ukrainienne
Pour en revenir à votre ouvrage, il relève la différence frappante entre le choix démocratique de l’Ukraine et ce retour au totalitarisme en Russie, mais, comme vous l’avez également souligné, les Ukrainiens avaient déjà fait certains choix il y a bien longtemps, notamment celui de défendre leur terre, leur pays, leur liberté…

Oui, il suffit de regarder les figures d’Ukrainiens dissidents que j’ai évoquées lors de mon intervention en Italie, en 2014! [4]Colloque sur le communisme dans l’Europe du XXe siècle, organisé par l’Université de Teramo (Abruzzes, Italie) en décembre 2014; cf. Terre de compassion, 30 mars 2023 C’était alors l’année des événements de la place Maïdan, de la victoire de la révolution de la dignité. Parmi nous, à Kiev, se trouvait l’un des plus grands Kiéviens, Yevhen Sverstiouk. C’était un chrétien engagé, très œcuménique, rédacteur en chef d’un journal tout à fait ouvert au dialogue, en particulier entre catholiques, orthodoxes et protestants. Lui-même a veillé à ce que la génération suivante, les jeunes, soient attentifs à cette dimension-là. Parmi eux, se trouvait la prix Nobel de la paix 2022, Oleksandra Matviichuk. Elle dirige maintenant le Centre des libertés civiques qui a documenté les crimes commis pendant les représailles de la révolution de 2014 mais aussi pendant l’annexion de la Crimée qui a suivi (en ce mois de mars, cela fait déjà 9 ans que la guerre dans le Donbass a commencé). Elle a choisi de faire des études de droit, de devenir juriste car elle était très proche de Yehven Sverstiouk (par exemple, elle passait chaque fête de Noël dans la famille de celui-ci). Dans l’entourage de Sverstiouk, elle rencontrait des gens qui disaient ce qu’ils pensaient, chez lesquels il y avait une correspondance entre la parole et la façon de vivre. Ce mode de vie intègre, cette capacité de vivre une vraie cohérence entre la pensée, la parole et l’action, c’est cela qui a inspiré la génération d’Oleksandra Matviichuk. C’est aussi la génération de mon fils aîné qui lui aussi été très actif à Maïdan et qui tient à suivre et à actualiser tout ce trésor de la tradition de la dissidence ukrainienne. On constate que les dissidents ukrainiens, les membres du groupe Helsinki de Kiev ont su comment faire pour ne pas être marginalisés ou ne pas rester seulement à une place honorable, ne pas devenir un musée, mais pour, au contraire, devenir le centre de la vie de la cité, le centre de la vie sociale. Ils sont devenus comme le diapason nécessaire aux musiciens de l’orchestre pour pouvoir jouer ensemble. C’est tellement important non seulement à Kiev et en Ukraine mais pour tous les autres pays d’Europe, à l’Est comme à l’Ouest ! Les gens sont sensibles au fait que c’est du vécu, des choses mises en pratique et non pas seulement des théories qui peuvent être détachées de la vie.

 

Place Maïdan

 

Dans votre livre, vous parlez aussi de l’importance de la vérité et du fait que cette guerre pour la vérité et la liberté ne se déroule pas seulement sur le champ de bataille. Par exemple, il y a une certaine confusion en Occident sur les raisons qui ont poussé la Russie à attaquer l’Ukraine… En lisant votre livre, il m’a semblé que vous faites un lien entre cette confusion et le fait qu’il n’y a pas encore eu ce procès du communisme, comme si les Occidentaux ne voulaient pas voir certains faits du passé en lien avec le communisme. De votre point-de-vue, si je vous ai bien compris, il y a une absence d’honnêteté par rapport au passé historique et par rapport à l’actualité où tout n’est pas encore transparent.

Tout à fait ! J’ai remarqué, par exemple, que beaucoup de gens en Suisse et dans d’autres pays d’Europe ont été étonnés par la publication de documents mentionnant le fait que déjà très tôt, dans les années 60-70, l’actuel patriarche orthodoxe russe Kyrill Goundiaïev a été un agent secret du KGB, en Suisse précisément. Sa mission à Genève était de travailler auprès du Conseil œcuménique des Églises pour promouvoir les idées et les intérêts soviétiques. Mais ce qui a encore plus choqué les gens a été d’apprendre qu’il était d’abord un agent secret et qu’ensuite il a revêtu l’habit de pope, d’évêque car c’était un moyen pour lui de mener à bien sa mission d’agent secret ! Il était en premier lieu un collègue de l’actuel président russe qui étaient officier du KGB ! Ensuite, Goundiaïev a parfois changé de masque mais sa posture et son regard, notamment vis-à-vis des membres du Conseil œcuménique des Églises à Genève ou d’autres instances de différentes Églises du monde, par exemple avec le Vatican, étaient toujours les mêmes : tout cela n’était pour lui que des moyens pour lui permettre de faire avancer l’empire de l’URSS, pour servir un État criminel ! À mon avis, si l’on perçoit clairement cela, si l’on arrive à appeler un chat un chat, on est obligé de dire qu’il faut prendre de la distance, qu’il faut de la clarté et qu’il ne faut pas continuer à entretenir une telle confusion. On ne peut plus danser avec ces représentants qui veulent à tout prix avoir une influence à Genève, à Rome, à Bruxelles et dans d’autres pays du monde. Si l’on veut distinguer le temporel du spirituel, il faut reconnaître qu’ici, il s’agit uniquement du temporel, car, dans ce cas, tout ce qu’on appelle spirituel n’est qu’une décoration, ce ne sont que des masques pour servir et faire avancer un régime dictatorial ! Alors il ne faut plus jouer les idiots utiles, il ne faut plus être complices de tout cela ! C’est à ce moment-là que la vérité nous aide à être vraiment libres : libres des faussetés, des dépendances, voire du chantage exercé, afin de sortir de cette fausse carte mentale, de cette image qui ne correspond pas à la réalité. On sait aujourd’hui combien c’est important, car ce cocktail du Kremlin qui sacralise le pouvoir dictatorial, qui sacralise la violence de la guerre, c’est cela qui tue aujourd’hui ! Tout cela est taché de sang et si on veut arrêter cette folie de la guerre, si on veut vraiment faire barrage à cette violence, il faut d’abord appeler les choses par leur nom et ne plus être séduit, trompé par des discours sur les valeurs traditionnelles qui ne correspondent pas aux actes, à la réalité. Par exemple, en Russie, il y a un abîme entre les beaux discours et un politique sociale dévastatrice pour la famille, pour l’enseignement (militarisé depuis la maternelle), pour les problèmes de drogues et d’alcool, pour la médecine qui est en ruine, etc., etc. C’est d’ailleurs le pays où l’écart entre les plus pauvres et les plus riches dépasse tous les autres pays d’Europe et du monde ! Et ceux qui ont volé l’argent de l’État, de la société, se moquent de tout cela, ils ne s’intéressent pas du tout l’état de pauvreté de la Russie profonde. Si l’on voit clairement ce contraste-là, on ne peut plus répéter que telles ou telles valeurs traditionnelles correspondent à ce qui se vit en Russie. Ce sont des masques, c’est une hypocrisie qui n’a rien à voir avec l’Évangile, avec le Décalogue, avec la bonne volonté évoquée à plusieurs reprises par saint Paul ! Cette prise de conscience offre une chance à telle ou telle société de se libérer de tout cela et de ne plus permettre que cela soit imposé aux pays voisins, à des pays souverains qui veulent précisément vivre leur vie dignement.

Vous avez aussi de très belles phrases sur l’amitié. Vous dites notamment : « L’absence d’un cercle d’amitiés laisse l’individu désarmé, le prive de points d’appui. » Et puis « L’amitié a une signification politique. » Pouvez-vous commenter cette dernière phrase ?

Cette affirmation nous vient d’Aristote qui, dans sa philosophie politique, disait que le socle de la cité, de la polis, c’est l’amitié. Thomas d’Aquin et d’autres Pères de l’Église ont également développé cette pensée. Je pense aussi à Dante Alighieri qui tient beaucoup à cette vision d’Aristote et l’illustre dans La Divine Comédie à travers tout son voyage avec Virgile : c’est l’exemple même de l’amitié qui permet de sortir de l’enfer, qui permet de traverser la forêt obscure etc. Pour moi, un bel exemple de cette amitié-là, est celle que j’ai avec le grand compositeur Ukrainien Valentin Silvestrov [5]https://fr.edizionechora.com/product-page/entretien-avec-valentin-silvestrov qui, à l’invitation du chef d’orchestre italien Riccardo Muti, a mis en musique Le Paradis. J’ai pu assister à ce concert dans la basilique Saint-Apollinaire de Classe à Ravenne : devant les mosaïques qu’avait contemplées Dante et qui l’avaient inspiré pour écrire Le Paradis, s’élevait ce chant choral ! C’est là, dans cet espace, que nous avons entendu le chant magnifique et sublime de Silvestrov qui tient tant à l’amitié entre les hommes. D’ailleurs, pour qu’une chorale chante bien, il faut qu’il y ait une amitié réelle entre les chanteurs, avec le directeur du chœur ainsi qu’avec le compositeur qui est là pour aider à la bonne interprétation de la pièce. J’admire beaucoup l’exigence que Silvestrov peut avoir vis-à-vis de la qualité du son : avec quelle acribie il écoute une interprétation pour corriger ce qui doit l’être afin d’arriver à une expression musicale aussi parfaite que possible tout en ayant cette profonde humilité qui lui fait dire qu’il n’est pas le créateur de cette musique mais qu’il l’attend, qu’il la reçoit puis qu’il la partage, qu’il ne fait que partager avec les autres ce qu’il reçoit ! L’amitié donne une force qui permet de dépasser ses propres faiblesses, un certain nombre d’erreurs commises etc. Pour évoquer plus concrètement mes rapports avec le Maestro, je peux vous dire qu’aujourd’hui même il m’a envoyé la nouvelle mélodie qu’il a composée ce matin à Berlin : voilà un message d’amitié qui traverse l’espace, qui traverse le temps, les langues car cette musique-là peut être entendue par chaque personne sur notre petite planète et c’est, à mon avis, la forme même de la transcendance qui permet d’aller au-delà de la guerre, au-delà des épreuves, au-delà des tragédies désespérantes et qui met en forme cette mélodie, cet hymne de l’espérance malgré tout.

 

Autre ouvrage de Constantin Sigov

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4 Commentaires

  1. Enzo

    C’est sérieux d’écrire un tel article sur terre de compassion? De la part de Constantin Sigov que j’apprécie beaucoup, souhaiter infliger à Poutine le sort de Kadhafi est tout à fait révélateur. Kadhafi était probablement un dictateur, mais les Libyens ont-ils tant que cela bénéficié de la justice occidentale? Leur pays est détruit, et le chaos s’est installé dans cette région du monde, comme en Irak. Magnifique justice divine! Constantin parcourt l’Europe avec son discours justicier et destructeur, et cela m’attriste profondément. La souffrance du peuple ukrainien est évidente et nous afflige tous beaucoup, mais faut-il encore plus de souffrances? Alors on va écraser les russes comme les libyens et comme les irakiens? Cela ne fait peur à personne d’aller jusque là? Constantin ne parle jamais par ailleurs des enjeux économiques pourtant évidents qui se cachent derrière toutes les guerres occidentales. Cui bono?

  2. Emmanuelle

    Permettez-moi de répondre à votre commentaire. Je pense qu’il ne faut pas confondre les sentences de la Cour pénale internationale (que vous associez à Dieu en parlant de justice divine, ce qui est un peu exagéré) et les actions militaires occidentaies qui ne sont pas, à ma connaissance, du ressort de la CPI.
    Concernant le discours de Constantin Sigov, je suis d’accord avec l’adjectif justicier (il réclame justice pour son peuple en raison de toutes les exactions dont il est actuellement victime) mais pas avec celui de destructeur (pouvez-vous préciser en quoi il est destructeur?). Il ne parle pas non plus « d’écraser les Russes » mais que ceux-ci respectent le choix légitime de l’Ukraine de vivre de manière démocratique, même si cela leur déplait.
    Enfin, il ne parle pas des enjeux économiques des guerres occidentales car ce n’est pas son propos.

  3. Tom Tom

    Ce fut peut être la première fois, mais je la remarquais encore par la suite : dans les conflits juridiques, cette sensation physique d’effort dans le haut de la poitrine – comme la sensation musculaire qu’on éprouve lorsqu’on en vient aux mains; et, ici, à quoi? Au combat des âmes. Un combat pour lequel les âmes ne sont pas faites, qui est trop bas pour elles et, par conséquent, les abaisse. (Et qui est suivi d’un long contrecoup, d’une sensation de vide dans la poitrine.) La lutte juridique est une profanation, une ulcération de l’âme. Lorsque le monde est entré dans l’ère juridique et a peu à peu remplacé la conscience par la loi, son niveau spirituel a baissé.
    A. Soljénitsyne.