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La Jeanne de Péguy, histoire d’une vie intérieure

En 1873, à Orléans, la ville délivrée du joug anglais par Jeanne d’Arc plus de quatre siècles auparavant, naît Charles Péguy. « Sa maison natale se trouvait Faubourg Bourgogne. Cette rue quelque peu sinueuse, c’était tout simplement le chemin de terre que Jeanne d’Arc avait foulé des sabots de son cheval quand, sortant par la Porte-Bourgogne, elle allait donner l’assaut à la bastille de Saint-Loup ».

 

Jeanne d’Arc – Emmanuel Frémiet . Source

 

Dès son enfance, la vie de Charles Péguy est empreinte d’une grande dévotion envers Jeanne. En 1892, pendant son service militaire, puis pendant ses études à l’Ecole Normale, il  commence à étudier sa vie. En 1895, il écrit à un ami : « Je continue à travailler à l’histoire de Jeanne d’Arc, ou plutôt de sa vie intérieure. ». Et à un autre ami : « Je me suis rendu compte aussi qu’il était décidément impossible, avec l’histoire telle qu’on est obligé de la faire, de faire « l’histoire de cette vie intérieure. Il m’est venu alors une idée que j’ai eu l’audace d’accueillir : celle d’emprunter au drame, et au vers s’il y a lieu, toutes ses ressources. Je me suis assuré que je ne serais peut-être pas trop mauvais ouvrier ». Lors de sa rentrée universitaire, en novembre 1895, il prétexte une fatigue aux yeux et obtient de son directeur un congé d’un an pendant lequel il entreprend d’écrire la première version du drame Jeanne d’Arc, qu’il achèvera en 1897. Il faudra attendre treize ans pour entendre de nouveau Péguy nous parler de Jeanne d’Arc. Mais alors, Péguy sera revenu à la foi chrétienne et ce sera l’admirable Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910). [1]Les citations de ce paragraphe sont tirées des notices de Marcel Péguy dans Les œuvres poétiques complètes de Charles Péguy.

Un chef de bataille à genoux

Jeannette a 13 ans. Âme de prière et solidaire de son peuple assiégé, elle demande un signe à Dieu.

« O Maître, daignez pour une fois exaucer ma prière, que je ne sois pas folle avec les révoltés. Pour une fois au moins, exaucez une prière de moi : Voici presque un an que je vous prie pour le mont vénérable de monsieur saint Michel, qui demeure au péril de la mer océane. Exaucez ô mon Dieu, cette prière-là. En attendant un bon chef de guerre qui chasse l’Anglais hors de toute France, délivrez les bons chevaliers de monsieur saint Michel : mon Dieu je vous en prie une dernière fois. »

Le même jour, dans la soirée, son amie Hauviette vient annoncer à Jeanne que le Mont Saint Michel est sauvé. Jeannette voit sa prière exaucée :

« Mon Dieu, vous nous avez cette fois exaucées ;
Vous avez entendu ma prière de folle ;
Et ma vie à présent ne sera plus faussée.
O mon Dieu, vous m’avez cette fois exaucée.

Vous avez cette fois entendu ma parole ;
Vous avez sauvé ceux pour qui j’avais prié.

Vous nous avez montré mieux que par la parole
Ce qu’il faut que l’on fasse après qu’on a prié :

Car les bons défenseurs de la montagne sainte,
Après avoir prié tous les matins là-bas,
Partaient pour la bataille où sans trêve, et sans plainte,
Ils restaient tout le jour, capitaine et soldats.

Voilà ce qu’il nous faut : c’est un chef de bataille
Qui fasse le matin sa prière à genoux
Comme eux, avant d’aller frapper la bataille
Aux Anglais outrageux. Mon Dieu, donnez-le nous.

O mon Dieu, donnez-nous enfin le chef de guerre,
Vaillant comme un archange et qui sache prier,
Pareil aux chevaliers qui sur le Mont naguère
Terrassaient les Anglais.

Qu’il soit chef de bataille et chef de la prière.

Mais qu’il ne sauve pas seulement telle place
En laissant aux Anglais le restant du pays :
Dieu de la France, envoyez-nous un chef qui chasse
De toute France les Anglais bien assaillis.

Pour une fois encore exaucez ma prière :
Commencez le salut de ceux que nous aimons ;
O mon Dieu ! Donnez-nous enfin le chef de guerre
Pareil à celui-là qui vainquit les démons. »

Jeanne d’Arc, A Domremy, première partie

Je décide que je vous obéirai

1428, Jeanne a 16 ans. En réponse à la demande pressante de ses voix, elle décide de partir. Sa décision d’obéir à Dieu prend sa source dans cette attitude de disponibilité et de confiance du disciple envers son Maître, de la servante envers son Seigneur.

« Mon Dieu,
Pardonnez-moi d’avoir attendu si longtemps
Avant de décider ; mais puisque les Anglais
Ont décidé d’aller à l’assaut d’Orléans,
Je sens qu’il est grand temps que je décide aussi ;

Moi, Jeanne, je décide que je vous obéirai.

Moi, Jeanne, qui suis votre servante, à vous, qui êtes mon maître, en ce moment-ci je déclare que je vous obéirai.

Vous m’avez commandé d’aller dans la bataille : j’irai.
Vous m’avez commandé de sauver la France pour monsieur le dauphin : j’y tâcherai.
Je vous promets que je vous obéirai jusqu’au bout : Je le veux. Je sais ce que je dis.

Quoi qu’il m’arrive à présent, je vous promets que je vais commencer et que je vous obéirai jusqu’au bout : je l’ai voulu. Je sais ce que j’ai fait. »

« A présent, ô mon Dieu, que je vais commencer,
Si les Anglais ne veulent pas s’en aller bien,
Donnez-moi la rudesse et la force qu’il faut
Pour entraîner les durs soldats et les lancer
Comme un flot débordant qui s’emporte à l’assaut.

A présent, ô mon Dieu, que je vais commencer,
Si les Anglais ne veulent pas s’en aller bien,
Donnez-moi la douceur et la force qu’il faut
Pour calmer les soldats et pour les apaiser
Dans leur pleine victoire, ayant fini l’assaut.

Mais si, dans la bataille où je vais travailler,
Cette ouvrière est faible, ou maladroite, ou lâche,
Si l’ouvrière est faible à mener les soldats ;

Et si, dans la victoire où je vais travailler,
Cette ouvrière est faible à sa deuxième tâche,
Si l’ouvrière est faible à calmer les soldats ;

Si je travaille mal en bataille ou victoire,
Et si l’œuvre est mal faite où j’ai voulu servir,

O mon Dieu, pardonnez à la pauvre servante. »

Pour Jeanne, sa mission est simple. Elle l’explique à son oncle à qui elle demande de la conduire au messire de Baudricourt qui pourra lui fournir l’escorte dont elle a besoin pour aller trouver le roi :

« Mon oncle, ça n’est pas difficile à comprendre : Le royaume de France n’appartient à personne qu’à Dieu ; mais Dieu ne veut pas le gouverner lui-même : il veut seulement le surveiller ; c’est pour cela qu’il en a donné le gouvernement à ses serviteurs les rois de France ; depuis que le bon roi Charles est mort, c’est à son garçon, monsieur le dauphin, que revient la France pour la gouverner ; les Anglais veulent s’en emparer quand même ; le bon Dieu ne veut pas les laisser faire ; et c’est pour les en empêcher qu’il veut que j’aille à monsieur le dauphin. C’est bien simple. »

 Jeanne d’Arc, A Domremy, deuxième partie

 

Photo : Source

 

Jeanne émue de compassion, « Il faut sauver son âme! »

Jeanne combat pour le salut de son pays. Plus encore, elle intercède pour le salut des âmes. Résonne alors l’aspiration profonde du cœur de Péguy : « Il faut se sauver ensemble. Il faut arriver ensemble chez le bon Dieu » (Hauviette à Jeannette dans Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc)

Devant un prisonnier anglais, mort :

« Madame Jeanne le regardait mort. Elle avait de grosses larmes dans les yeux. Tout à coup elle a sursauté : « – Mais il faut sauver son âme ! il faut sauver son âme ! » Il était mort si vite qu’on n’avait pas eu le temps d’y penser. – « Voyons ! vite ! quelqu’un ! qu’on lui donne l’absolution ! » Il y avait justement là un Franciscain, frère Jean Vincent, qui revenait de se battre. Il avait mis une cuirasse par-dessus sa robe. Il s’est approché : « Madame Jeanne, moi, je veux bien, lui donner l’absolution, seulement il est mort. » – « Ça ne fait rien ! ça ne fait rien ! allez ! allez toujours ! il faut sauver son âme ! il faut sauver son âme ! » Frère Jean Vincent lui a donné l’absolution, mais je ne sais pas si ça compte, l’absolution donnée dans ces conditions-là… » (…) « Dites bien à tous vos amis qu’on n’aille jamais plus à la bataille avant de s’être bien confessés. Dites-leur aussi qu’on veille à donner à temps l’absolution aux blessés. »

Prière de Jeanne à la bataille :

« Puisqu’il faut, ô mon Dieu, qu’on fasse la bataille,
Nous vous prions pour ceux qui seront morts demain :
Mon Dieu sauvez leur âme et donnez-leur à tous,
Donnez-leur le repos de la paix éternelle. »

Jeanne d’Arc, Les Batailles, première partie

 

« Dans sa passion même est révélée sa compassion, son souci des âmes. »

 

Le 30 mai 1431, jour de son exécution, Péguy met dans la bouche de Jeanne cette ultime prière :

« O mon Dieu,
Puisqu’il faut qu’à présent Rouen soit ma maison, écoutez bien ma prière :
Je vous prie de vouloir bien accepter cette prière comme étant vraiment ma prière de moi, parce que tout à l’heure je ne suis pas tout à fait sûre de ce que je ferai quand je serai dans la rue,… et sur la place, et de ce que je dirai.
Pardonnez-moi, pardonnez-nous à tous tout le mal que j’ai fait, en vous servant.

Mais je sais bien que j’ai bien fait de vous servir.
Nous avons bien fait de vous servir ainsi.
Mes voix ne m’avaient pas trompée.

Pourtant, mon Dieu, tâchez donc de nous sauver tous, mon Dieu.
Jésus, sauvez-nous tous à la vie éternelle. »

 Jeanne d’Arc, Rouen, deuxième partie

References

References
1 Les citations de ce paragraphe sont tirées des notices de Marcel Péguy dans Les œuvres poétiques complètes de Charles Péguy.
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