Home > Littérature > Poème : Agar

« Et je pense à tous ceux qui s’enfoncent dans cette nuit, / A ceux qui ont posé le pas de n’être plus pour personne (…), que trouvent-ils au bout de ce chemin, s’ils ne s’arrêtent avant de l’atteindre ? »

Jean-François Millet, Agar et Ismaël, Huile sur toile, 17 cm / 25,4 cm. ENviron 1840

Jean-François Millet, Agar et Ismael (environ 1940), huile sur toile, 17×25,4 cm. 

 

Agar

 

Tant de larmes et maintenant, le fruit
de l’errance. Est-il un but dorénavant,
pour ceux qui sont bannis ?
Celui qui souffre l’injustice devient le centre
absurde et luminescent d’un monde enténébré,
une blessure qu’on ne peut recoudre.
un côté percé d’où veut sortir un caillot de naphte.

L’enfant pendu à ton sein tari,
tu brilles d’un étrange éclat,
le soleil t’aurait-il reconnu ?
N’était-ce donc pas plutôt la nuit ? Mais non.
Et quelque soient tes errances d’avant,
la cruauté du jour, ce ne sont pas ces feux
que j’évoque, mais l’étrange figure
de ton apparition et la phosphorescence
de ton visage qui s’élève un peu
au dessus des pages.

Et de fait, des yeux pour à jamais sont posés sur toi,
ton cas est livré à des juges inconsistants :
on ne s’appartient plus lorsque le texte a fixé
un destin. Même pour un chemin qui se perd
dans le silence de Dieu. Je te regarde,
je prie de ne pas passer trop vite à autre chose,
de ne pas m’absenter de toi, ni de t’enfermer
dans les formules qu’on se passe comme des balles,
satisfait, au fond, que tu t’éloignes avec l’engeance
invraisemblable et la méprise. Mais toi qui représentes,
es-tu vraiment coupable et n’est-tu là que pour l’exemple ?
N’as-tu aussi saisi la frange de ce manteau
qui frôlera bientôt le monde ?

On t’a dit pécheresse, ce jugement
te fait paraître plus seule encore
dans ton désert. Tu vois. Et ce n’est pas
une vérité pour hocher de la tête
dans l’assemblée des sages, mais un vertige,
un haut le cœur, un cas de désespoir,
la hampe du regard à la verticale du silence,
le lien de l’angoisse resserré juste au dessus de ton épaule.
Mais pas de vent pour souffler ta flamme tremblante.
Plus de larmes depuis longtemps pour risquer de la noyer.
A peine un arbuste, comme pour saluer les derniers de tes pas.

Et je pense à tous ceux qui s’enfoncent dans cette nuit,
A ceux qui ont posé le pas de n’être plus pour personne,
en quel souvenir se reposent-ils,
que trouvent-ils au bout de ce chemin,
s’ils ne s’arrêtent avant de l’atteindre ?
Dans le grand saut du départ,
dans l’enfouissement – quelqu’en soit la cause –
l’homme devant lui-même
ne découvre-t-il pas sa mesure ?
Ainsi, à l’instant où il n’en peut plus
lorsqu’il incline la tête juste avant d’expirer,
que voit-il ? Quel monde s’ouvre à lui ?
Il n’écrit pas, ne chante pas,
ne donnes pas son témoignage. Il sait.

Ta peine : l’enfant sur tes genoux
tes bras qui se desserrent. Un éclair te vient,
pourtant comme pour enfanter
une dernière haine :  Sarah, ses genoux ouverts
pour contenir les tiens, écuelle, creuset
d’un mystérieux échange, un rite de mains
humaines, comme pour étayer
son rire affreux : mais il est miens, à moi…

Le sang royal et la fécondité
ne donne-t-il pas le droit de venger
l’usurpation des chemins de Dieu ?
Le sang même versé ne trompe pas.
Et c’est d’autant plus douloureux
d’être ainsi fixé dans l’à jamais de l’opprobre.
Le regard de Dieu n’a donc été pour toi
que cet airain frappé de mutisme ?

Maintenant, tu poses l’enfant sous l’arbre,
et tu détournes le regard avant de t’éloigner.
Qui pourrait soutenir un tel désastre.
Se tenir là, debout, dans les cruautés du soleil,
cette part de la révélation qu’on ne peut fixer
sans défaillir, mais qui se tient pourtant
entre le ciel et la terre, suspendue, lacérée,
dans le tourment d’un ciel d’orage.

Tu ne le peux. Une autre reprendra,
ce geste impossible, comme on reprend
la maille défaillante. Sarah ? Peut-être. Plutôt
cette douceur intacte, une brume d’eau pure
sur les brûlures du visage.

Mais pour l’heure, ce n’est qu’ici
que t’ont conduit tes pas. A cet avortement
de l’espérance, à ce milieu sans bord,
à ce point concentré où tous les axes se rencontrent
– cette spirale – à cette dépression qui n’a plus nom,
même, de solitude : sous nos regards,
à nous, dieux absents, juges parcimonieux.

Pourquoi en irait-il autrement ? Qui avait dit que tu avais
quelque chose à prétendre ? A dire ?  On ne sait pas toujours
pourquoi nous sommes invités à ces noces étrangères
dont on ne comprend jamais trop les chants.
On connait le fin mot, on le suppose,
mais après quel chemins pourra-t-on l’aboucher
à cette phrase commencée ?

A cette extrémité de la souffrance
est le centre du monde. On formera
sur l’oblation la triple croix et le triple cercle,
dont  le dernier confine tout espoir
dans la dépendance du miracle.

C’est le moment où le chemin
ressemble à ce désert sans visage. Il n’en peut plus,
s’interrompt, pose sa joue sur la pierre brûlante
et remet son râle entre les mains du silence.

Mais quelqu’un vient de toucher ton épaule.
Tu te retournes. Et tu vois.
Lumière dans la lumière,
halo dans le soleil, inengendré,
un ange, n’est ce pas ?
Et voici qu’il te montre quelque chose
juste derrière le trou noir
de ton aveuglement.
Tu te mets à courir.

A la surface de cette eau, soudain,
dans ce désert,  pris dans le bleu,
ce n’est pas encore la face de Dieu,
ce n’est que ton visage – et tu vois,
c’est tout.

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