Home > Fioretti > Deux mots à propos de la vie quotidienne sous le virus

Deux mots à propos de la vie quotidienne sous le virus

Grâce à Dieu tout n’est pas noir sous le règne du coronavirus. Sous l’étreinte du confinement, la vie déploie ses surprises, comme en témoignent ces quelques anecdotes napolitaines.

 

Napoli – Photo : © Jean-Marie Porté

 

La « DAD », ou didactique à distance

Sans doute l’un des rares aspects positifs de l’école « online » pour les professeurs de primaires est-il d’y gagner une fenêtre sur la vie intime de leurs petits élèves. Enfin positif… Un ami étudiant me racontait récemment la matinée passée chez sa grand-mère, où son petit cousin de dix ans suivait courageusement sur son portable les raisonnements de la maîtresse. L’enfant étant assis dans la seule pièce vivable de la maison, la cuisine, la maîtresse devait voir la grand-mère sur l’écran à une fréquence d’à peu près un passage par minute. Toutes les surfaces disponibles ayant été briquées dès six heures du matin, le café servi au grand-père, ce dernier chassé par le diabolique courant d’air causé par l’ouverture simultanée de toutes les fenêtres sur l’air tonifiant du matin, la salsa pour la pasta méridienne mijotant déjà sur le feu, ne restait comme exutoire aux passions domestiques de la noble afragolaise que son malheureux petit-fils.

L’assaut commence avec la tasse de chocolat dès huit heures trente cinq, se prolonge par un croissant qui sous les yeux de la maîtresse donne lieu à toutes sortes de négociations sur la quantité de confiture à y mettre. Une heure plus tard, heure ponctuée de commentaires inquiets sur l’hypoglycémie liée au surmenage cervical (approximations en langage moderne d’expressions dialectales beaucoup plus évocatrices), voilà que la grand-mère passe vicieusement au salé en inaugurant un premier test de la salsa. Sur l’écran de la maîtresse, derrière la tête appliquée du marmot, des nuages de vapeur montent des couvercles manipulés avec fracas, une voix stridente avertit déjà que le morceau de pain imbibé de jus arrive tout brûlant. Un peu plus tard, c’est le tour d’une « polpetta » [1]Boulette de viande dont les dimensions varient fortement selon la générosité naturelle et l’humeur de la cuisinière. De la dimension d’une balle de ping-pong à celle d’un pain de campagne. tirée toute frémissante des entrailles de fonte de la lourde casserole. Qui cédera la place à un morceau de viande moelleux de plusieurs heures de cuisson. Qui sera éclipsé par une épaisse tartine de pain de campagne surmonté d’un morceau de fromage et d’une fine tranche de jambon de Parme, préalablement passée sous le nez du bambin (l’information est de première main – il faudrait là une psychanalyse des grands-mères pour comprendre les mécanismes secrets de ce geste énigmatique). Clou de la matinée, quand des profondeurs de l’escalier s’élève la voix de stentor du grand-père, qui rentre de son petit tour matinal au bar du coin : « Salvatore, je t’ai apporté une part de pizza ! » Je ne sais pas qui dans cette histoire a besoin des nerfs les plus solides, entre la maîtresse, le bambin et la grand-mère. Toujours est-il qu’au moins, ce jour-là, la solitude a été tenue en échec. Et la faim.

 

Appel video. Photo : © Jean-Marie Porté

 

DAD suite

Tant que la grand-mère est là, a bon pied bon œil et accepte de recevoir et de suivre (!) les petits-enfants, les familles arrivent à survivre à l’absence d’école. En revanche, certaines situations moins favorables mettent les mères légèrement sous tension. Imaginez notre amie M., heureuse mère de quatre garçons en âge scolaire et d’un cinquième en âge domestico-atomique (cette émouvante période où le marmot a déjà la dimension suffisante pour appliquer son énergie à des tâches destructives de grande ampleur mais est encore trop tendre pour l’école). Elle-même a dû quitter l’école très tôt. Elle est bien en peine de suivre ne serait-ce que les labeurs de son avant-dernier, et doit en outre sortir pour aller travailler.

Les professeurs exigent que chaque élève suive par internet les heures réglementaires de cours, ce qui en l’occurrence est rigoureusement impossible, ne serait-ce que pour la carence de place et de matériel. Même si c’était le cas, il suffit de se représenter l’assiduité de cinq garçons pas très portés sur le savoir et réunis dans une seule pièce pour comprendre le stress titanesque de la maman, confrontée à la menace bien concrète de se voir enlever ses enfants par l’assistance publique si ils ne suivent pas l’école.

 

Les devoirs. Photo : © Jean-Marie Porté

 

Les volontaires du Point-Cœur voisin l’aident de leur mieux. Etant à peu près ses seuls interlocuteurs, ils servent régulièrement de soupape de sécurité pour la maman à bout de nerfs. La dernière altercation fut si violente que les jeunes en furent bouleversés. Quelle ne fut pas leur étonnement lorsque, le soir même, M. apparut à l’église à l’heure de la messe et leur demanda pardon. « Il n’y a que Lui qui peut me donner un peu de paix », leur dit-elle en désignant l’autel. Elle assista à la Sainte Liturgie et y resta fidèle quotidiennement durant tout le temps de l’Avent.

Ada et Luigi

En Italie, un test positif signifie au minimum quinze jours de quarantaine, qui deviennent facilement un mois dans l’attente que les institutions se souviennent du malade et le convoquent à un second test libérateur. Pour les couples, spécialement sans enfants, la chose peut virer au cauchemar. Bien des petits agacements que la routine quotidienne permet habituellement de balayer d’un geste sous le tapis se retrouvent soudain comme des cachalots morts échoués au milieu du salon. Soit alors le désir de vérité et de pardon l’emportent sur la rancune, soit tout explose. Après un mois enfermés, la toute première visite d’Ada et Luigi, mariés il y a trois ans et qui souffrent dans l’attente d’un enfant, a été pour le confessionnal, avant d’aller déposer un gros bouquet de fleurs devant la statue de la Sainte Vierge. Un petit mot tout simple pour s’expliquer. « Padre, nous sommes pleins de gratitude. Ce temps nous a mis à nu l’un devant l’autre comme jamais depuis que nous nous connaissons, et par grâce de Dieu nous avons grandi. »

 

Mariage napolitain – Photo : © Jean-Marie Porté

 

Au travail…

Un homme d’environ soixante-dix ans, vêtu avec ce chic suranné de qui cherche à faire bonne impression aux curés, passe à l’église et demande humblement à être présenté au prêtre. Après un bon moment de small talk, où y passent ses souvenirs du petit séminaire et diverses allusions à de nombreux collègues dont je ne connais pas un seul, voilà que la raison de cette courtoise visite sort enfin de sa boîte. « Padre, si quelqu’un vous demande de célébrer une messe chantée, pensez à faire appel à moi. Je joue de l’orgue, du piano, chante, peux faire venir une soliste… » Je m’étonnais in petto de l’âge du prétendant, qui avait déjà derrière lui une longue carrière professionnelle et quelques années de retraite. Mais voilà. De ses quatre enfants, seul un est marié et vole de ses propres ailes, tandis que les trois autres, même celui qui est parti à Milan, ont perdu leur emploi du fait de l’épidémie. Le père cherche donc discrètement à arrondir ses fins de mois pour les aider. Quel courage, quel sens de la responsabilité personnelle !

 

Photo : © Jean-Marie Porté

 

Une sérénade pour la Madonne

Il y a également à Afragola et sans doute dans tous les villages du sud une bonne façon de mettre du beurre dans les épinards, qui consiste à jouer d’un instrument avec une des nombreuses fanfares spécialisées dans les processions de saints. D’avril à octobre, les statues sortent en nombre, profitant du beau temps et des fêtes patronales pour aller saluer leurs dévots, et leur apparition dans les ruelles est précédée par un déluge sonore bien cuivré qui va de la chanson de paroisse des années 70 à Ennio Morricone en passant par quelque vieux cantique adapté à la circonstance. La pandémie a, entre autres désastres, fait taire ces monuments de la culture musicale. Peut-être est-ce un bien pour le niveau général de pollution sonore, c’est en tous cas un mal pour le portefeuille des participants (et pour les gens simples en général, mais c’est là une catastrophe d’un tout autre calibre, celle de l’annihilation d’un pan entier de l’activité religieuse populaire cette année). D’où mon étonnement à me voir appelé par le directeur d’une des fanfares du coin lors de la fête de la Madonne en octobre dernier. Avant que j’ai pu dire quoi que ce soit, il émit le souhait de pouvoir jouer devant la statue malgré l’annulation de la procession. Si bien que le jour de la solennité, nous vîmes arriver toute la fanfare, qui se mit à jouer de tout cœur, à la plus grande émotion des personnes présentes. Le brave homme était lui-même ému aux larmes et je sus par la suite que, durant toute l’année, il a emmené ses membres jouer à l’occasion de chaque fête sans demander un sou. « Padre, c’est le moins que nous puissions faire ».

 

Procession de la Vierge du Rosaire, Afragola – 7 octobre 2016

 

Une oreille se repose

Claudio Pio est un personnage connu dans son quartier. Enfin au moins sur la petite place où débouche le portail de sa courée. Il fait des dérapages en bicyclette au milieu des voitures, décoche des grimaces circonstanciées aux automobilistes excédés, joue toutes sortes de tours pendables à ceux dont il sait pouvoir éviter le bras vengeur. Une conversation intéressante nous a renseigné sur ses sentiments vis-à-vis du virus. « En Chine, ils mangent les chiens, les poissons, les chats, les poulpes, les zèbres, les chevâll’, c’est pour ça qu’on a le coronavirus. En fait, le virus, pour le foot, c’est nul. On peut pas aller à l’entraînement. Mais pour l’école c’est super. Cette année j’ai fait quatre jours d’école. L’an dernier ils m’ont fait passer gratis. Et puis comme je suis pas à l’école la prof elle peut pas m’attraper par l’oreille. »

 

La libre entreprise – Photo : © Jean-Marie Porté

 

A la maison

Pour les napolitains, l’aspect le plus difficilement supportable de l’épidémie est le fait que les personnes envoyées à l’hôpital, quelle que soit leur pathologie, n’ont droit à aucune visite, et pis encore, que ceux qui y décèdent sous « soupçon de covid » sont immédiatement mis en bière ou incinérés, si bien que leurs proches ne peuvent leur faire leur dernier adieu. A cela s’ajoute l’impossibilité concrète d’organiser un enterrement en bonne et due forme, avec la Sainte Liturgie (du fait de la complexité des décrets sanitaires à ce propos). Dans la pratique, cela n’a fait que renforcer la décision de nombreuses familles de garder jalousement chez eux leurs personnes âgées, afin qu’elles puissent partir dans la chaleur de l’intimité familiale. Il y a deux semaines, j’ai été invité à passer ainsi chez une famille qui se préparait au départ de la grand-mère. Dans le salon, trois petits enfants occupés à jouer bruyamment. Dans la cuisine, la maman aux fourneaux. Et dans la chambre conjugale, le visage douloureux de la vieille dame sortant de sous une lourde couverture, auprès de laquelle passent à tour de rôle les habitants de la maison pour lui tenir un peu compagnie. Nous avons prié le chapelet auprès d’elle, alors que la souffrance était en train de l’envahir. Chacun des enfants a tenu à prier une dizaine, même la plus petite de quatre ans, qui, sur les genoux de sa tante, a balbutié avec ténacité chaque Ave Maria. A peine deux heures plus tard, elle est partie au ciel. De penser aux milliers de personnes qui quittent cette terre dans l’anonymat d’une chambre d’EHPAD me venaient les larmes aux yeux. Vive l’humanité, celle qui exige d’aimer l’homme jusqu’au pied de sa croix, même si cela n’a rien de facile

References

References
1 Boulette de viande dont les dimensions varient fortement selon la générosité naturelle et l’humeur de la cuisinière. De la dimension d’une balle de ping-pong à celle d’un pain de campagne.
Vous aimerez aussi
Des mondes nous séparent et un FFP2
100 ans de la mort d’Enrico Caruso
Le virus de la confusion
Punto Cuore à la Fonoteca