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de Frédéric Eymeri         30 juillet 2011

De la fraternité, troisième élément de la devise de la République française, on peut donner une approche bien simple : « Qualité de relation caractéristique entre ceux qui, sans être frères, se traitent comme frères ». Pour la première fois définie en France en 1795 dans la Déclaration des droits et des devoirs du citoyen, la Constitution de l’an III inscrit la fraternité en ces termes : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît ; faites constamment aux autres le bien que vous voudriez en recevoir ». Ce précepte, puisque d’ordre moral, ne peut se révéler pleinement, et sous peine de se ternir d’un poussiéreux ennui, qu’en quittant la lettre pour l’agir, le discours pour la mise en œuvre.

CC-BY Tilemahos Efthimiadis

Je travaille en Anjou, dans un petit vignoble, avec une dizaine de personnes reconnues handicapées. C’est un beau travail mais qui parfois peut se révéler rude. Pour mes collègues, la pénibilité est accrue par le handicap que porte chacun. J’aime à les voir, au cœur de l’hiver, aider les retardataires à terminer leur rang de taille. C’est évident, plus que de les mettre en compétition, cette entraide favorise la cohésion et la dynamique de toute l’équipe. De constatation, le travail est plus rapide, mieux fait et moins pénible.

J’ai débuté les vendanges 2010 après une opération au poignet avec comme mot d’ordre du médecin de « ne pas trop forcer ». J’étais un peut anxieux car la douleur restait présente et que le travail des vendanges est plutôt intensif. Au premier matin, après la joie des retrouvailles, chacun s’est enquis de ma santé. Je leur ai dit les faits, et bien vite, le raisin nous a appelés à la récolte. Mon premier seau empli, je m’apprête à le soulever lorsqu’une main plus rapide que la mienne le saisit et le vide dans la benne. « Je suis bien content de te revoir ! Je vais t’aider pour ton poignet, tu vas voir, ça va aller… » Des quinze premiers jours de vendanges, rares sont les seaux que j’ai hissés seul jusqu’à la benne. Dans une grande simplicité, mes compagnons se sont relégués à mon côté afin de pouvoir m’aider et être certains que la prescription du médecin soit suivie à la lettre. Il n’est pas besoin d’insister sur l’émerveillement et la gratitude que cet épisode a ouverts en moi.

J’ai travaillé à bien des postes différents, rarement cependant j’ai perçu de telles marques de sollicitude, surtout à l’égard de ceux qui exercent l’autorité. Privé de fraternité, même les tâches les moins fastidieuses deviennent vite pénibles et l’air irrespirable. Il n’est plus alors qu’une chose qui compte, que le temps passe vite afin de partir en hâte. Mais encore faut-il pouvoir rejoindre un lieu vibrant de fraternité…

Les traces de fraternité dans le monde sont, pour qui en est témoin, l’incontestable rappel que nous sommes des femmes et des hommes, et que cela est beau, que cela est bon, que cela est grand. Il vaut alors la peine de lutter pour se maintenir là, au rang de l’homme et de la distinction qui l’accompagne, qu’il vaut la peine de le devenir davantage encore. Parle-t-on pour le chien de fraternité ? Quel geste la révèle chez l’éléphant, le poisson, l’arbre ou la fleur ? On ne peut pas être « frère » tout seul. L’homme est pour la relation. C’est seulement là qu’il peut se découvrir, apprendre à se connaître, trouver le sens de cette vie, qui, sans l’espace de gratuité qu’offre le geste simple d’une main tendue, reste une mécanique (pas même bien huilée) subie et incompréhensible. Le fait de se savoir frères les uns des autres suppose la conscience d’une appartenance commune, d’une chair partagée, d’un vivre ensemble ; davantage encore, la reconnaissance de vivre sous un même regard. Actualiser cette fraternité au quotidien ne peut pas venir uniquement d’une volonté politique, mais le politique peut aider à la (re)découverte de cette réalité inscrite en chacun et qu’un acte personnel amène au grand jour. Rendre la fraternité vivante en soi et autour de soi implique d’être libre et de prendre la décision courageuse de porter en actes concrets, plus haut que la nature commune que je partage avec les bêtes, ce sentiment qui atteste au fond de moi que l’autre est frère, que je ne peux l’oublier sans m’oublier, l’avilir sans m’avilir, le servir sans servir et élever au fond de chacun cet étrange cristal que l’on nomme dignité et qui, avouons-le, ne va pas de soi.

« D'âge en âge la fraternité (…) est un sentiment vivace, impérissable, humain ; c'est un vieux sentiment, qui se maintient de forme en forme à travers les transformations, qui se lègue et se transmet de générations en générations, de culture en culture, qui de longtemps antérieur aux civilisations antiques s'est maintenu dans la civilisation chrétienne et sans doute s'épanouira dans la civilisation moderne ; c'est un des meilleurs parmi les bons sentiments ; c'est un sentiment à la fois profondément conservateur et profondément révolutionnaire ; c'est un sentiment simple ; c'est un des principaux parmi les sentiments qui ont fait l'humanité, qui l'ont maintenue, qui sans doute l'affranchiront ; c'est un grand sentiment, de grande fonction, de grande histoire, et de grand avenir ; c'est un grand et noble sentiment, vieux comme le monde, qui a fait le monde »  (Charles Péguy, De Jean Coste, PL. I, p. 1034).

 

 

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1 Commentaire

  1. Bruno ANEL

    Alexandre Soljenitsyne remarquait que les trois mots qui composent la devise de la République Française ne sont pas de la même famille : la liberté et l'égalité peuvent se décliner en termes de droit. Ce n'est pas le cas de la fraternité, sauf à en appauvrir le sens en l'appelant solidarité. La fraternité est un savoir-être qui est le propre de l'homme, peut-être une "marque de fabrique" laissée par Dieu dans sa créature. L'homme et la femme sont des êtres étonnants , mais les relations qui s'établissent entre eux sont plus étonnantes encore: "Quand tu m'as dit, mon frère, des choses aimantes, le ciel n'était pas loin..." chantait le Père Duval.