Home > Sciences > Mars, la nouvelle curiosité

Tous les écrans de la planète ont retransmis le mois dernier la jubilation des équipes de la NASA devant la réussite de la descente de la sonde Curiosity sur la surface de Mars. En ces temps de crise, beaucoup ont dû trouver au minimum déplacées de telles démonstrations de joie, voire puériles. Nous sommes allés rencontrer Monsieur Ulrich Koehler, planétologue de l’Institut Allemand pour la Recherche Aérienne et Spatiale (DLR), pour mieux comprendre les enjeux de la conquête de Mars.

Monsieur Koehler, pourquoi l’« amarsissage » de Curiosity a-t-il soulevé une telle excitation médiatique ?

Une prouesse technique
Ici, au département, nous avons été abasourdis par l’audace des Américains. Ils ont fait quelque chose dont nous n’osions même pas rêver, et qui, en Europe, a été dans ces dernières années plutôt objet de scepticisme et de raillerie. Faire descendre sur Mars un module de cette taille, alors que l’atmosphère martienne est si ténue et si imprévisible, c’est un tour de force. Pour les petits modules précédents, on avait réalisé des systèmes d’amortissement. Certains étaient littéralement empaquetés dans une boule de gaz, et rebondissaient deux ou trois fois à la surface de Mars avant de s’arrêter.
Mais comme ni le bouclier de freinage, ni le parachute ne pouvaient suffire à ralentir suffisamment les 950 kilos de Curiosity, les ingénieurs ont imaginé un système de rétro-fusées qui leur permettait de contrôler la descente, et ensuite de placer l’ensemble en vol stationnaire pour faire descendre doucement le véhicule avec des filins. Tout bonnement incroyable !

Le goût de l’aventure
Le risque assumé par la NASA est aussi hors du commun. Je dirais que c’est là le plus excitant, le facteur humain réel. Nous avons par exemple une caméra embarquée dans la sonde de l’ESA[1], Mars Express. Lors de la mise en service de la caméra, nous étions réunis ici, dix-sept à dix-huit personnes dans une petite pièce. L’écran scintille, on voit une bande blanche. Une deuxième. Troisième bande blanche. Silence total. Le programmateur de la caméra appuyé au mur, blanc – lui aussi ! – comme un linge. Finalement on s’est aperçu que c’était juste un problème de surexposition. L’ESA a corrigé le lendemain le programme de la caméra, et les images sont apparues. Mais nous avons déjà perdu une caméra montée sur un module russe, qui n’a pas réussi à quitter son orbite et s’est finalement écrasé dans le Pacifique. Les larmes… Alors imaginez la tension à la NASA, plus de deux milliards de dollars, plus de dix ans de travail, le tout littéralement suspendu à un fil à soixante milliards de kilomètres d’ici !

Du cabotage à l’exploration
D’autre part, nous attendions impatiemment les nouvelles données. Cette génération qui vit dans les images – souvent virtuelles –  a bien du mal à comprendre leur aspect exceptionnel. Je me rappelle encore mon excitation lorsque mon oncle vint à la maison en 1976 avec un National Geographic à la main, brandissant les premières images de Mars prises par la sonde Viking. Mais aujourd'hui, on en est à l’analyse d’échantillons de sol !
Comme le directeur de notre département le disait récemment, nous sommes à un tournant crucial de la planétologie. Jusqu’à maintenant, on en était au cabotage, à la Vasco de Gama. Et voilà qu’on se met à remonter les fleuves, on entre vraiment en matière, on entre en quelque sorte dans l’ère Humboldt[2] de la planétologie !

La vie en dehors de la Terre ?
Enfin, et c’est sans doute le facteur le plus important, l’amarsissage d’un véritable petit laboratoire représente un grand pas dans la recherche de la vie extra-terrestre. Il est très vraisemblable qu’à une certaine époque toutes les conditions étaient réunies sur Mars pour que la vie puisse y apparaître – ou, en tout cas, c’est ce que tout le monde espère in petto. Eau courante, température modérée, champ magnétique protecteur, on suppose que dans le premier milliard d’années de la vie du Soleil, Mars disposait plus ou moins des conditions primitives de la Terre, sur laquelle la vie a pu se développer dans les trois milliards et demi d’années qui ont suivi. L’analyse d’échantillons permettra, peut-être dans les cinquante prochaines années, de se faire une idée sur la question.

La Terre est une planète extrêmement favorisée pour plusieurs raisons – son atmosphère dense, sa distance parfaite du soleil, mais surtout sa Lune, qui stabilise son axe polaire (sujet sur Mars à des inversions soudaines, provoquant de violentes variations de climat) et cause les marées, dont on estime qu’elles sont un facteur essentiel dans l’apparition de la vie, en créant sur les côtes des zones d’échanges intenses. Sa masse est également parfaite, ainsi que l’énergie qu’elle a accumulée, permettant le phénomène de la tectonique des plaques, donc un échange gazeux entre le noyau et l’atmosphère, etc. Mais qui sait, si l’on fait un peu de statistiques, ce serait bien le diable si on ne trouve pas, ne serait-ce que dans les deux cent milliards d’étoiles peuplant la seule Voie Lactée, une planète présentant les mêmes caractéristiques ! Sachant que depuis 1995 on a la preuve qu’il existe des exoplanètes[3]
La découverte de vie sur Mars, même très primitive, serait donc un bouleversement cognitif majeur, comparable à l’onde de choc des théories coperniciennes.
 

Mais, au-delà du frisson de la découverte, comment justifier de telles dépenses alors que partout on serre les cordons de la bourse ?

C’est d’abord une question morale. Je pense que toute société développée doit absolument se permettre de telles dépenses. C’est un dû vis-à-vis de nos ancêtres. Lorsque je viens au bureau, je passe devant le bâtiment Erwin Schrödinger, l’immense physicien, devant la cantine de l’université Humboldt, qui il y deux cents ans herborisait sur le Chimborazo[4], et que dire de Robert Koch le découvreur de la tuberculose, et encore de Goethe et de Schiller ! Nous leur sommes obligés, nous devons former des hommes de cette stature. C’est une obligation culturelle.

De plus, quels autres secteurs de l’activité humaine sont aussi aptes à éveiller l’enthousiasme, l’émerveillement ? Notre métier vit totalement de cette capacité à s’émerveiller, avec très peu d’argent. Et il est si important que nos jeunes apprennent à s’émerveiller. Sinon tout ronronne, et stagner, c’est mourir.
J’ai été témoin de cela de façon très privilégiée un jour dans une clinique de psychiatrie infantile dans le Harz. J’ai vu des visages d’enfants terriblement marqués, des petits aux parents drogués, etc. Je venais pour leur montrer des images de l’espace. Un éducateur m’a dit par la suite qu’il avait été surpris de voir que la plupart des petits avaient, au moins l’espace d’une journée, oublié leurs problèmes. L’un d’eux avait même laissé de côté le sac à dos plein de pierres qu’il portait toujours avec lui.

Mais on peut aussi « chiffrer » les retombées de la recherche spatiale, qui sont, selon moi, incontournables pour notre société. Toute bonne recherche est toujours bonne, pour le dire en lapalissade, parce qu'elle fédère, enthousiasme, fait naître des vocations. D’autre part, notre secteur a des contraintes particulières qui tirent toute l’industrie vers le haut : la fiabilité absolue (essayez donc de tomber en panne en orbite…), la miniaturisation (dans une fusée, le kilo de charge utile coûte les yeux de la tête) et la plus grande fantaisie (l’espace apportant des difficultés toujours nouvelles). Enfin, il y a bien sûr la météo, l’aide précise aux agriculteurs, le secteur de la communication, et notre département a récemment développé un système de reconnaissance de nuages pour Mars qui a trouvé une application inattendue et très prisée dans la détection des feux de forêts !

Pour finir, le secteur spatial est par essence une industrie fédératrice. Ses budgets contraignent les pays à collaborer : pensez à Soyouz, à Apollo, à l’ISS[5]. Et comme disait un astronaute américain, de là-haut, on ne voit pas de frontières. Voilà qui nourrit la culture mondiale.
 

Quels sont vos projets à venir ?

Nous sommes un tout petit département, la planétologie représente peut-être un dixième des effectifs des astronomes. Mais quelques projets passionnants sont en route. Nous avons pour l’instant une caméra qui prend des images de Mars. Nous participerons bientôt à l’envoi d’une sonde qui atterrira sur une comète, ce qui promet d’être fort excitant. A l’horizon 2014 est annoncé un vol pour Mercure, qui durera plus de cinq ans. Enfin, ce qui risque d’être le dernier grand projet de ma carrière, un vol européen vers Jupiter devrait prendre le départ en 2022 et arriver vers 2030.


[1] European Space Agency, Agence Spatiale Européenne.
[2] Alexandre von Humboldt (1769-1859), géographe, naturaliste et explorateur berlinois. L’immense variété de son savoir et sa place indiscutée dans le monde culturel de l’époque, notamment par son amitié avec Goethe et Schiller, lui valurent déjà de son vivant des titres tels que « prince de la science », « nouveau Colomb », « redécouvreur des Amériques » ou encore, de la part de l’Académie Française des Sciences, « nouvel Aristote ».
[3] Planète en orbite autour d’une étoile autre que notre Soleil. En août 2012, on en a découvert presque huit cents, dans plus de six cents systèmes planétaires différents.
[4] Volcan équatorien, étape marquante du voyage explorateur de Humboldt en Amérique du Sud (1799-1804). Ses recherches sur les flancs du géant de plus de 6000m le menèrent à ce qui resta pendant trente ans la plus haute altitude atteinte par l’homme.
[5] International Space Station, Station Spatiale Internationale.

 

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1 Commentaire

  1. Que d'admiration!
    C'est peut être enfin les prémices de la plus grande aventure réservée à l'avenir de l'humanité: sortir de son cocon qui devient de plus en plus étroit…!
    Quand on pense à tous les projets d'envergure tués dans l'oeuf, on se demande si les restrictions budgétaires ne sont pas des prétextes à l'immobilisme: l'esa n'a toujours pas jugé utile de développer un véhicule capable d'envoyer des gens dans l'espace…alors qu'une entreprise américaine l'a fait en quelques mois!!…. l'argent pourait servir à des choses plus intéressantes que nourir des banques…

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