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de Denis Cardinaux   27 avril 2013
Temps de lecture 3 mn

Au cours d’une soirée dominicale, j’ai reçu un mail de la part d’une amie, professeur de Théâtre, dont le tranchant laissait s’écouler l’enthousiasme d’un cri de victoire : « J’ai trouvé qui est le saint patron des acteurs : Saint Genest ! ».


Masque tragique – Mosaïque du IIe s. apr.JC – CC BY-NC-SA mharrsch

Acteur à Rome au cours du troisième siècle, il se serait converti au cours d’une représentation. Dans Le véritable saint Genest, œuvre publiée en 1647, Jean de Rotrou met en scène une pièce destinée à l’empereur Dioclétien qui se délectait ainsi de la répression infligée aux chrétiens sous Maxime. L’acteur interprétait son rôle avec tant de sérieux que l’illustre public s’écria : « Il ne se peut rien feindre avec plus de grâce[1] ». C’est que pour Genest, le jeu avait changé de ton. Durant la parodie du baptême d’Adrien, laissant tomber son masque, il se déclare chrétien devant ses collègues médusés. Il sera emprisonné, torturé avec application, puis, dans un éclair d’acier, baptisé dans le sang.

Génie malgré lui, tel était Genest, surgissant au beau milieu de la parodie depuis le sérieux d’une confession non feinte. Le masque tombe, la tête roule, passant du drame au Drame, il permit l’irruption de la grâce et l’avènement de la personne[2]. Un théâtre dans le théâtre ? Sans aucun doute, mais davantage encore. Lope de Vega lui faisant dire : « Maintenant que je connais mon Auteur, je joue divinement »[3].

Si là où le péché abonde, elle surabonde, de même, lorsque se manifeste la grâce, le diable se tient prêt. Dans une introduction disproportionnée destinée aux œuvres complètes de Jean Genet, Sartre associe le dramaturge sulfureux au saint martyre et comédien. « Toute aventure humaine, proclame-t-il, bien qu’elle puisse paraître très singulière, concerne l’humanité entière ». Une vie est un rôle produit devant le monde, dans lequel a disparu le fatum des déterminations et la référence à quelque auteur que se soit. En effet, le projet de Sartre consistait à « Montrer les limites de l'interprétation psychanalytique et de l'explication marxiste et que seule la liberté peut rendre compte d'une personne en sa totalité, faire voir cette liberté aux prises avec le destin d'abord écrasée par ses fatalités puis se retournant sur elles pour les diriger peu à peu, prouver que le génie n'est pas un don mais l'issue qu'on invente dans les cas désespérés[4] ». Jusque là, si nous comparons cette “histoire d’une libération” au réveil du saint patron des acteurs, un parallèle est possible entre le saint et le désespéré du siècle des enfers terrestres. Mais les parallèles ne se rencontrent jamais.

Pourtant Genet ne reçut pas le dantesque éloge avec un enthousiasme expansif. Il fut même tenté de le jeter au feu[5]. Plus tard, il affirmera ne pas l’avoir lu entièrement, le trouvant ennuyeux[6]. Pourquoi voulut-il détruire le manuscrit ? A cause de la détestation paradoxale qu’il nourrissait pour les complaisances nauséabondes ? Ou bien parce que l’option définitive du maître à penser l’enfermait dans un destin sans possibilité de rédemption[7] ? Ce n’était plus la réalité du « moi » surgissant sur la scène, mais la radicalité désespérée de la misère humaine dans la société du spectacle.  La scène s’écroulait. La liberté proférée par les deux en une exaltation qui frôlait souvent le démoniaque, n’offrait plus qu’un essaim de mouches. La seule façon de recouvrer la vue était alors de la perdre définitivement dans l’absurde affirmation d’un « je » qui s’engendrait lui-même. La liberté de Sartre était une complicité. Genet le savait[8]. Tout au contraire de l’histrion inventeur de la personne sous le masque, Sartre immortalisait « l’enfant mort en moi bien avant que me tranche la hache ». Il le figeait dans la glace infernale d’un éternel abîme.

Une critique un peu courte de Life of Pie (2012) opposait le mensonge à la réalité sans que l’auteur se rende vraiment compte que la fiction était peut-être, en définitive, un chemin vers la vérité. De la même manière, le martyr de saint Genest est sans doute plus subversif que tout suicide existentialiste. Alors que Sartre étend la scène au monde et ne voit plus, dans sa feinte, que le jeu factice, le Théâtre baroque n’oublie jamais qu’il est en train de jouer. Il brise l’action par l’irruption du « je », et c’est ainsi seulement qu’on peut le prendre au sérieux et poser un regard plus profond sur la vie. Mais Sartre avait sans doute raison sur un point : ce qui compte au final, c’est l’existence. Mais pour qu’elle révèle ses possibilités, un autre acte lui doit être ajouté : celui de l’enfant né en moi après que m’ait tranché la hache.  


[1] « Il ne se peut rien feindre avecque plus de grâce »
[2] « La grâce imitative à la grâce divine que Dieu lui inculque à travers son personnage. Mais cette irruption de la grâce céleste provoque la disgrâce du comédien. » Jean-Pierre Cavaillé Les trois Grâces du comédien : Théâtre politique et théologique dans Le Véritable Saint Genest, The French Review, Vol. 61, No. 5, April 1988, Printed in USA, 703-714.
[3] Noter que « a lo divino » dans la tradition populaire espagnole désigne un style à par entière.
[4] Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr. dans les Œuvres Complètes de Jean Genet I, de Jean Genet, Paris, Éditions Gallimard, 1952.
[5] Sartre raconte en effet avec vantardise : "Quand j'ai eu fini, je lui ai donné le manuscrit, il l'a lu, et une nuit, il s'est levé, il est allé jusqu'à une cheminée et il a pensé le jeter au feu. Je crois même qu'il a jeté des feuilles et qu'il les a reprises. Ça le dégoûtait parce qu'il se sentait bien tel que je l'avais décrit […]. Il se prenait pour le poète et il me prenait pour le philosophe." La Cérémonie des adieux, p. 350
[6] « Eh bien ! j'ai jamais lu complètement ce qu'il avait écrit, ça m'ennuyait. » http://www.heimdallr.ch/Art/genetF.html
[7] « Je ne fais pas la même distinction que Sartre entre les salauds et les autres. Comme je suis incapable de définir la beauté, je suis absolument incapable de définir l'amour, de savoir… L'homme que vous appelleriez un salaud sous votre regard objectif, sous mon regard subjectif cesse d'être un salaud… » http://www.heimdallr.ch/Art/genetF.html
[8] « J'ai, bien sûr, assisté à des manifestations avec Sartre, avec Foucault, mais c'était très anodin, avec une police très respectueuse finalement, qui établissait plutôt une complicité avec nous, qui nous faisait complices d'elle. Un police surréelle. » http://www.heimdallr.ch/Art/genetF.html

 

 

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