de Jean-Marie Porté 24 mai 2013
Temps de lecture 4 mn
Lorsqu’en 1981 le professeur Boris Schapiro est engagé à l’Institut de Physique des Solides de l’Université de Ratisbonne, le cardinal Joseph Ratzinger, ancien titulaire de la chaire de dogmatique de la même université, y enseigne encore en tant que professeur honoraire. La rencontre du poète et physicien juif venu de Moscou avec le professeur allemand lui laisse une impression profonde et durable, dont il a bien voulu nous faire part dans cet entretien, réalisé le 14 mai dans son appartement berlinois.
Le professeur et poète m’accueille dans une grande pièce remplie de livres, et pose sur la table le café, les dattes, les gâteaux en préparation à Chavouot, et une bouteille de vin espagnol.
Mr Schapiro, dans quelles circonstances avez-vous connu Joseph Ratzinger ?
J’avais tout simplement soif de me cultiver, de combler ce que je considérais comme des lacunes impardonnables dans ma formation humaine. J’ai donc voulu entendre de la bouche de quelqu'un qui s’y connaissait ce que l’Église Catholique disait d’elle-même, et suis tombé sur les cours de ce professeur Ratzinger qui enseignait la dogmatique et le droit canon. Il était déjà cardinal et venait de temps en temps, j’avais d’ailleurs entendu de lui pis que pendre. Il faut dire que l’Université avait une forte coloration politique, dans laquelle et lui, et moi en tant que transfuge du régime soviétique, détonions plutôt. Dès le premier cours magistral auquel j’ai assisté, j’ai été saisi par son aura.
Qu’est-ce qui vous a marqué dans sa façon d’enseigner ?
Ecoutez, durant ces deux années où j’ai fréquenté ses cours, je n’ai jamais eu l’impression une seule fois de perdre mon temps : j’apprenais. Il était un maître en communication, d’ailleurs les étudiants gardaient un profond silence. Ce qui me frappait à chaque fois était la liberté de son enseignement : à l’opposé du schématisme ; au contraire, humain, joyeux, plein d’humour. On sentait que c’était tout autre chose qu’un discoureur : un homme de foi. On sentait qu’avec lui on pouvait tout remettre en question, tout interroger, que ce qui ne l’était pas demeurait pour lui un esclavage.
Comment l’avez-vous rencontré personnellement ?
C’est lui qui m’a repéré ! Ce ne devait pas être très difficile d’ailleurs, au milieu de tous ces petits étudiants en théologie, de voir ma barbe rouge et hirsute.
Il montre la photo de son permis de conduire, sa femme rit, « et encore, heureusement que je te l’avais fait raccourcir, elle te descendait jusqu’au nombril ! »
Il m’a fait venir à l’estrade, m’a demandé ce que je faisais là, et à entendre que j’étais physicien, il m’a invité à manger avec lui. Nous avions, tous deux, deux heures de libre devant nous. Ceci s’est répété quatre fois, quatre fois nous nous assîmes ensemble à la pizzeria où les professeurs ont l’habitude de venir manger, et à chaque fois j’ai été subjugué par sa présence : je n’ai pas eu la moindre impression de distance. Il était certes d’une politesse délicate, mais son honnêteté et sa dignité ne faisaient aucun obstacle à la plus grande proximité.
De quoi avez-vous parlé ?
Je lui ai fait des reproches ! Il rit. Je lui ai demandé s'il s’identifiait pleinement avec l’Église Catholique. Il m’a dit oui. « Alors, lui ai-je dit, comment se fait-il que Galilée n’ait pas encore été réhabilité ? » Il me répondit avec une douleur visible : « C’est une honte, et nous y travaillons. » Et il m’a raconté en détail, comme preuve de sa confiance, sa version des faits, qui témoignait visiblement d’une étude approfondie de tous les documents disponibles. Le fond de l’affaire, me dit-il, était la crainte que sa mise en cause de la science aristotélicienne ne rejaillisse aussi sur la thèse de la transsubstantiation, qui semblait à certains savants jésuites de l’époque dangereusement remise en question par l’atomisme. En cette époque de la Contre-Réforme, c’était un terrain brûlant.
Evidemment, je l’ai interrogé aussi à propos de Giordano Bruno, dont il ne se sentait pas assez qualifié pour parler. Il m’a demandé de respecter son silence à ce sujet, et me dit : « C’est un honneur que vous me posiez cette question. Merci pour cela, et j’espère votre indulgence. » Quel homme ! Que son attitude le rendait grand à mes yeux ! Il me demanda notamment avec insistance de lui dire sans aucune crainte ce qui, aux yeux de l’opinion publique, demeurait dans l’Église objet de scandale.
Mais au fond, c’est lui qui m’a posé le plus de questions. Il était passionné par la cosmologie aux yeux des physiciens : la question du big-bang, des « multivers », de l’information contenue dans la matière, etc. Il était d’une curiosité insatiable sur le sujet.
Nous avons pu parler de tout, je n’ai pas noté un seul instant une réaction effarouché, une ombre d’interdit. Et qu’il ait voulu parler avec moi est déjà en soi héroïque – vous avez vu ma photo ! Rires. Les élèves m’appelaient « le prof sauvage ». Oui, vraiment, il n’avait aucun préjugé, alors que certains de mes collègues « éclairés » me disaient : « Mais comment peux-tu aller rencontrer ce rat ? (mauvais jeu de mot sur Ratzinger, NdR) » Ces rencontres avec lui font partie des événements importants qui ont laissé une trace profonde dans ma vie, qui font écho encore aujourd'hui en moi.
Il a pris note de deux choses que je lui ai dites. D’abord un aphorisme que je tiens de mon père : « Les murs entre les religions ne touchent pas le ciel. Et pour les gens intelligents, ils n’atteignent pas non plus le sol ! » Il l’aimait beaucoup, ce mot ! Et puis cette intime conviction en tant que physicien : que les scientifiques sérieux doivent toujours avoir en tête que le monde qu’ils décrivent dans leurs travaux n’est que ce qu’ils pensent être la réalité.
Quelle a été votre réaction lorsqu’il a été élu Pape ?
Je me suis terriblement réjoui. Nous étions en voyage lorsque Jean-Paul II est mort, avons entendu le glas, et sommes entrés immédiatement dans une église pour prier le Kaddusch. J’ai écrit dans le livre d’or, très ému. Et puis nous avons su peu après que c’était lui. Moi qui espère toujours un meilleur catholicisme, de meilleurs catholiques, j’ai jubilé.
Mais vous n’avez pas goûté votre vin !
Mr. Schapiro a reçu en 2008 la médaille d’or du prix Pouchkine de l’Académie pour la Langue et la Littérature Russe pour son oeuvre poétique en langue russe. Il écrit maintenant en allemand, la langue de Nelly Sachs, Hilde Domin et Paul Celan, et a publié un premier recueil „Nur der Mensch“ / „Wie ein Fink“.
Né en 1944, il a étudié à Moscou les mathématiques, la physique, la philosophie et la philologie. Il vit depuis 1975 en Allemagne, où il a enseigné d’abord à Tübingen, puis à Ratisbonne.
Liens :
GE – Interview de B. Schapiro sur ses souvenirs de la vie quotidienne en Union Soviétique
GE – Interview de B. Schapiro, principalement sur ses démêlés avec le KGB et son activité de poète et inventeur
EN – Site web personnel de B. Schapiro avec quelques présentations de ses travaux scientifiques.
RU – Vidéo de B. Schapiro récitant ses poèmes
Merci pour cet article qui témoigne qu'il est toujours des esprits profonds pour reconnaître la grandeur derrière le malentendu des apparences et que l'amitié fait fi des préjugés.
Mon russe est bien loin, j'aurais aimé pourvoir comprendre sa poésie, existe-t-il des traductions?
Pas que je sache hélas… peut-être pourrais-je me procurer ses poèmes en allemand et essayer d'en traduire quelques uns. Mais c'est difficile, c'est comme essayer de traduire du Celan, où les expressions et les mots forgés ad hoc par le poète sont comme des millefeuilles. Ici la dernière strophe de son poème "Auslese" (récolte, au sens de sélection du meilleur):
Lesekunst ist Inzest,
Asche und Blut vermischen sich
in der Schläfe.
Wenn die Seele den Käfig verlässt,
verbrennt ein anderes Hör-
und Atemorgan
das leichte Gepäck Himmelbrand,
Schwarz und Rot des Marienkäfers.
L'art de lire est inceste,
La cendre et le sang se mêlent
sous la tempe.
Lorsque l'âme quitte la cage,
c'est un autre organe de l'ouïe et de la respiration qui brûle,
le modeste bagage d'un crépuscule d'incendie
du rouge et du noir de la coccinelle.
Il y a là du Ossip Mandelstam, du Celan, "modeste bagage" était l'expression bureaucratique consacrée pour le chargement autorisé aux juifs partant pour Auschwitz. Boris Schapiro se définit comme un poète juif de la seconde génération après l'Holocauste, qui veut posséder l'allemand pour ne pas le laisser aux bourreaux, et peut dire des choses que ses prédécesseurs ne pouvaient encore.