Français d’origine libanaise, né en 1986, Antoine Charif Sfeir a suivi des études de droit et d’histoire au King’s College London, à La Sorbonne, à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth et à Cornell University aux Etats-Unis. Il vient de publier son premier essai historique « Genèse du Liban moderne, 1711-1864 ». A l’occasion des élections présidentielles du Liban qui ont lieu aujourd’hui, 23 avril 2014, Antoine Charif Sfeir a bien voulu répondre à nos questions.
CC BY-SA Olivier BEZES
Le confessionnalisme fait du Liban une "curiosité politique". C'est en effet un système politique très étranger à notre laïcité occidentale. Pourriez-vous nous aider à mieux comprendre cette spécificité libanaise ?
Le confessionnalisme libanais est un système de répartition proportionnelle du pouvoir entre les communautés du pays en fonction de leur poids démographique respectif. Ce principe fut introduit officiellement pour la première fois en 1864, le Liban n’étant encore qu’une province semi-autonome au sein de l’Empire ottoman.
En 1943, les premiers dirigeant du Liban indépendant reprirent cette idée d’une répartition du pouvoir et l’appliquèrent sur la base d’un recensement conduit en 1932 par les autorités mandataires françaises de l’époque. C’est en fonction de ces statistiques que seront distribués les principaux postes de l’administration libanaise. Selon les termes de ce « pacte national » demeuré tacite, les maronites, constituant alors la principale composante de la majorité chrétienne, héritèrent du poste de président de la République. Vinrent ensuite les musulmans sunnites qui obtinrent le poste de Premier ministre et les chiites qui prirent la présidence de la chambre. Les autres communautés druzes, orthodoxes, grecs-catholiques… obtinrent également leur part du pouvoir, ce système s’appliquant non seulement au gouvernement mais également à la composition de la chambre des députés, de la haute fonction publique ou encore du haut-commandement de l’armée.
Condition indispensable au maintien d’un équilibre communautaire pour les uns, principal obstacle à l’émergence d’une véritable citoyenneté commune pour les autres, le confessionnalisme devient un facteur d’instabilité à chaque évolution démographique. Certes, les causes de la guerre qui fit rage de 1975 à 1991 sont nombreuses et il serait trop long de les énumérer ici. Il est toutefois évident que la question du confessionnalisme fut au cœur de ce conflit et sa révision convenue lors des accords de Taëf en 1989 fut un des facteurs d’apaisement qui hâta la fin des hostilités. Tout changement dans l’ordre d’importance démographique des communautés amène immanquablement la question d’une révision de la répartition des pouvoirs entre elles. Malheureusement, une telle révision n’a jusqu’à aujourd’hui jamais pu s’effectuer de façon paisible et concertée.
Sur quels fondements légaux actuels s’appuie ce système et en quoi est-il déterminant pour les prochaines élections ?
Le plus fascinant avec le confessionnalisme c’est que rien dans la constitution libanaise actuelle ne le prévoit et il s’impose néanmoins comme un principe fondamental structurant l’ensemble de la vie politique libanaise.
En effet, l’article 49 dispose simplement que « le président de la République est élu, au premier tour, au scrutin secret à la majorité des deux tiers des suffrages par la Chambre des députés. Aux tours de scrutins suivants, la majorité absolue suffit », soit la moitié des 128 députés, plus un. L’article se poursuit en précisant que « nul n’est éligible à la présidence de la République s’il ne remplit pas les conditions requises pour être éligible à la Chambre des députés, qui ne font pas obstacle à sa capacité d’être candidat », à savoir être libanais ou libanaise depuis plus de 10 ans, avoir 25 ans ou plus, être inscrit sur la liste électorale de sa circonscription et jouir de ses droits civils et politiques.
Pas un mot donc sur la confession du candidat. Et pas la moindre trace de ce fameux « pacte national » dans les discours, les écrits ou les mémoires des pères de l’indépendance libanaise. Et pourtant, l’impératif exigeant que la première magistrature soit réservée aux maronites est aujourd’hui gravé dans l’inconscient collectif libanais et le confessionnalisme est plus que jamais le principe directeur du système politique libanais, exactement cent-cinquante ans après son introduction officielle dans l’ordre administratif libanais en 1864. Et c’est ce qui explique pourquoi le prochain président de la République libanaise ne pourra être que maronite.
Quel avenir pour le Liban après ces élections ?
L’élection présidentielle libanaise n'a jamais été une affaire purement interne et cette élection ne fera pas exception.
Le Liban est aujourd’hui une des grandes victimes collatérales du conflit syrien. Plus d’un million de réfugiés ayant fui les combats en Syrie vivent actuellement dans des camps de fortune sur le territoire libanais. Ce pays de quatre millions d’habitants abritant déjà près de quatre cent mille réfugiés palestiniens a donc vu affluer en l’espace de deux ans l’équivalent du quart de sa population. Le pays est ainsi condamné à une paralysie politique quasi-totale depuis le début du conflit syrien en 2011. Il a en outre été le théâtre de tensions confessionnelles accrues et a vu une recrudescence du terrorisme sur son territoire. La situation est désormais explosive, à la question des réfugiés s’ajoutant le problème de l’implication directe du Hezbollah dans le conflit en Syrie qui ne fait qu’ajouter à la tension déjà existante au Liban.
Le Liban, à l’instar de son voisin syrien, vit donc une période de grands troubles. La constitution d’un gouvernement au mois de février dernier après plus de 10 mois de vacance fut perçue par beaucoup comme un signe encourageant pour l’avenir du pays. On peut également y voir le fruit d’une intervention internationale de dernière minute visant à éviter toute vacance du pouvoir en cas de blocage lors de cette présidentielle. Un blocage probable étant donné les doutes qui plane aujourd’hui autour des candidatures et des alliances éventuelles en vue de l’élection. Les scénarios possibles à l’échelle régionale restent également très flous et au Liban la méfiance demeure la règle, aucun camp ne semblant prêt à la moindre concession. Jusqu’à une résolution du conflit syrien, je demeure donc relativement sceptique quant à une normalisation des relations entre les communautés du pays et à une stabilisation durable de la situation au Liban.
Espérons malgré tout que le prochain président soit un homme de dialogue. Pour conclure, citons le patriarche maronite Raï qui, interrogé jeudi 10 avril au sujet de la présidentielle, a appelé de ses vœux à l’élection d’un président « consensuel et accepté par le peuple afin qu’il puisse réunir les parties opposées et non provoquer une nouvelle crise ». Tout est dit…
Les Libanais sont plus que jamais condamnés au compromis s’ils veulent pouvoir vivre en paix entre eux, en attendant la paix avec leurs voisins.
Albane de Monts et Josette Khoury
Photo en page d'accueil : CC BY Guillaume Piolle
Merci beaucoup pour cet article qui offre une lumière intéressante sur les élections et sur le Liban. J’aimerai juste réagir sur la question du confessionnalisme dont j’ai une expérience un peu différente.
Je suis libanaise et j’habite en France , mais j’ai l’immense joie de revenir de temps en temps au Liban, et à chaque retour, je reconnais que c’est un pays « unique en son genre », regroupant sur son territoire toutes ces confessions qui structurent non seulement sa politique, mais aussi ses traditions, la vie de son peuple, ses fêtes… c’est pour cela que je me permets de répondre à ce que vous avez dit sur le confessionnalisme en tant que « facteur d’instabilité ». Ce confessionnalisme est aussi une grande richesse et un témoignage pour le monde d’aujourd’hui, pour reprendre les paroles du bientôt saint JPII lors de sa visite au Liban : « le Liban est plus qu’un pays, il est un message ». Message que son peuple est appelé à vivre et transmettre, ceci non sans exigence et difficultés, mais aussi en s’appuyant sur des expériences d’amitiés interconfessionnelles qui se vivent encore dans beaucoup de villages et de quartiers libanais. J’étais très émue regardant les nouvelles libanaises du 19 avril, montrant les célébrations de pâque dans les différentes régions au Liban, surtout à Bitmé au Chouf, village où habitent depuis toujours des druzes et des chrétiens. Comme chaque année, les druzes se sont rassemblés à 11h du matin pour traverser tout le village à pieds et serrer la main de leurs amis chrétiens. ils passent l’après midi ensemble, les enfants jouent, cassent les œufs de pâques, partagent les sucreries de maamoul . Un des villageois prend la parole disant : « l’amitié entre nous est déjà une prière, cette amitié n’est pas seulement un petit modèle du confessionnalisme au Liban, mais c’est l’archétype de ce que c’était la Vie partagée dans tous les villages libanais avant que la tension de la politique ne rentre ».
Je pense que le véritable président libanais est celui qui, au-delà de toutes les tensions politiques, garde son émerveillement devant ces amitiés interconfessionnelles, qui sont de vraies expériences que le peuple vit, et qui constituent sa vocation profonde et véritable en tant que peuple, qui est le cœur de sa mission pour le monde d’aujourd’hui. C’est triste de voir que pour Geagea, le désarmement du Hezbollah est presque le but de son élection, et de l’autre coté, pour le Hezbollah, un président anti résistance et anti Assad, n’est pas une option. Où est le bien du Liban dans tout cela ? Pour ou contre le Hezbollah, resterait-il l’unique critère pour les élections d’un président libanais ?
Chère madame,
Je partage en tout point votre sentiment sur le Liban et la merveilleuse diversité de sa population. C’est en effet une richesse unique au Monde qui fait de ce petit bout de territoire bien plus qu’un pays.
Par confessionnalisme, je ne fais non pas référence à cette diversité mais au système qui régit aujourd’hui la vie politique libanaise et répartit le pouvoir entre ces communautés. Vous soulignez avec regret la façon dont les uns et des autres s’alignent sur ce qu’ils pensent être les intérêts de leur seul communauté sans chercher l’intérêt général mais c’est malheureusement le résultat logique de ce système confessionnaliste.
La plupart des hommes politiques libanais limitent trop souvent leur action à un rôle de porte parole de leur communauté et ce pour la simple raison que c’est au non de leur appartenance communautaire que leur place au parlement ou au gouvernement leur a été réservée. C’est là l’un des effets du système confessionnaliste et de son principe de répartition proportionnelle du pouvoir, ce principe devant théoriquement impliquer une nouvelle redistribution des postes suite à toute évolution démographique majeure au Liban. Une redistribution qui a déjà eu lieu une fois déjà et pour laquelle le peuple libanais a payé très cher. C’est en cela que j’y vois un « facteur d’instabilité ».
J’espère avoir clarifié mon propos qui portait non pas sur la diversité libanaise, qui pour moi est l’essence même de ce pays et la source première de sa richesse, mais sur le système politique actuel.
Avec mes salutations respectueuses.
ACS
Cher monsieur,
Merci pour votre réponse qui a m’a éclairée sur votre point de vue initial.
Cependant ce qui reste pour moi une question c’est cette tension éternelle entre Aoun et Geagea qui ne relève pas là du confessionnalisme, puisque les 2 sont maronites. Qu’en pensez-vous ? Quelle issue voyez-vous à cette rivalité ?
Quel est votre avis sur les résultats des premiers scrutins ?
Alla ya3tik el 3afyeh pour votre travail ! J’ai beaucoup apprécié votre conférence à la Chouette, merci bien !!
Myriam