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Warnken : La société de l’épuisement

« L’homme s’est converti en exploiteur de lui-même par son désir démesuré de concurrence, de succès, vécu comme “réalisation personnelle” » C'est de que nous dit Cristián Warnken dans son édito sur Byung-Chul Han.

On n’est jamais aussi reconnaissant que lorsque les philosophes descendent de leur Olympe afin de penser le monde. La Philosophie n’est pas née pour devenir un exercice académique ni pour que ses serviteurs se regardent le nombril, enfermés dans leurs bureaux ou dans leurs universités. De temps en temps, un héritier de la noble tradition d’Héraclite ou de Platon s’offre une petite promenade dans nos rues, s’arrête pour observer l’évolution des hommes de son temps, pour illuminer notre quotidien fragmenté et tant de fois dépourvu de sens dans la mesure où personne ne le pense.

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Byung-Chul Han est un philosophe d’origine coréenne, mais il écrit et pense en allemand. Avant d’étudier la philosophie, il fut ouvrier métallurgique, un immigré de plus dans la masse anonyme des travailleurs qui luttent pour survivre jour après jour dans l’Europe fatiguée. Un jour, il quitté son usine et commença à étudier la philosophie. Ce genre de choix nous paraît extravagant sous nos latitudes (celles du Chili, ndr) où les sciences humaines sont un luxe asiatique. De fait, la philosophie se retire peu à peu des lycées et des universités. On dit que c’est parce qu’elle est inutile ; je crois que c’est parce qu’elle est dangereuse. Personne ne veut rien penser aujourd’hui, lancés comme nous sommes dans la course à un succès effréné qui ne laisse de place pour aucun doute ou questionnement de fond. C’est le thème de Byung-Chul Han : la nouvelle aliénation. L’homme s’est converti en exploiteur de lui-même par son désir démesuré de concurrence, de succès, vécu comme « réalisation personnelle ». On s’exploite soi-même jusqu’à l’effondrement. Le système néolibéral a été intériorisé, au point qu’il n’a plus besoin de coercition externe pour exister. Et c’est pour cela que le symptôme de notre époque est la fatigue. « La société de la fatigue » [1], est le titre de l’un de ses livres. Fatigue, mais aussi, narcissisme. Parce que notre relation avec les autres est vue comme une concurrence. Et la dépression – aujourd’hui une épidémie – est l’autre face du narcissisme. De plus, le monde virtuel est un chemin vers la dépression, parce que dans le monde virtuel, l’autre n’existe pas.

C’est là qu’est le plus grand des dangers. Avec le narcissisme exacerbé commence l’agonie de l’ « Éros ». Et sans Éros, il n’y a pas de pensée. La pensée naît de la culture de l’amitié, du dialogue socratique, des conversations infinies de Montaigne avec Etienne de la Boétie, ou de Jésus ou Bouddha avec leurs disciples.

Désir pathologique de succès, narcissisme sans frein, dépression et aussi cancer – selon Byung-Chul, autre symptôme de notre époque : un cocktail fatal décrit par un ouvrier métallurgique sauvé de l’aliénation par la philosophie.

Mais que faire ? Sortir dans la rue pour protester contre le système ne suffit pas, car la violence du système nous est devenue comme une seconde nature. Peut-être que la véritable rébellion consiste aujourd’hui à sortir de nos tanières, de nos cavernes, pour aller à la rencontre de l’autre.

Byung-Chul Han, de plus, met en garde contre un monde où ce qui vaut n’est pas l’être, mais le paraître, où l’invisible et le secret ont disparu. Or le plaisir exige une certaine intimité, tout le contraire de cette nudité, de cette transparence pornographique dont l’exemple le plus évident serait Facebook. Du capitalisme, dont l’essentiel était l’avoir, nous passons à une société néolibérale exhibitionniste, dont le fondement est le « paraître ».

Nous accumulons des informations comme jamais avant dans l’histoire, mais la simple accumulation d’information n’est pas capable d’engendrer la vérité. Pour cela il faut un savoir profond, réflexif, qui seul se cultive dans une dialogue, dans la philia, l’amitié à laquelle Aristote accordait tant d’importance pour la construction de la cité et de la philosophie. Combien avait-il raison ! Les dernières paroles attribuées au philosophe avant de mourir (« Oh, mes amis, il n’y a pas d’amis ! ») pourraient être le cri de notre temps. Et depuis cette angoisse, dont le philosophe germano-coréen se fait l’écho, on pourrait apercevoir un réveil. Mais qui voudrait se réveiller, penser, sentir les autres, nos prochains convertis en compétiteurs ou en ombres de nos écrans autistes ?

 

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Article paru dans El Mercurio (Chili) le 12 juin 2014
Traduction : Denis Cardinaux
Photo page d'accueil : Cristian Warnken
 © Tous droits réservés

 


[1] « Par manque de repos, notre civilisation court à une nouvelle barbarie. » (…) « De fait, l'hyperactivité « multitâche » de l'Animal laborans postmoderne le rapproche de la bête aux aguets. Or, « c'est à une attention profonde et contemplative que nous devons les productions culturelles de l'humanité. » Au final, la « société de la fatigue » du titre se révèle, non pas la fin programmée, mais l'issue possible. Elle n'est pas celle, mortifère, du sujet performant épuisé par la guerre qu'il se livre pour être à la hauteur de son moi hypertrophié, mais cette saine fatigue qui fait reconnaître l'altérité, s'abandonner au monde et écouter l'« oiseau de rêve ». Cf. http://www.telerama.fr/livres/la-societe-de-la-fatigue,109322.php

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3 Commentaires

  1. Frédéric

    Merci pour cet article et la découverte de ce philosophe … ouvrier. Beaucoup de choses ici me donnent envi de lire son oeuvre.

    « On s’exploite soi-même jusqu’à l’effondrement. »

    et aussi,

     » Sortir dans la rue pour protester contre le système ne suffit pas, car la violence du système nous est devenue comme une seconde nature. »
    « Peut-être que la véritable rébellion consiste aujourd’hui à sortir de nos tanières, de nos cavernes, pour aller à la rencontre de l’autre. »

    Très actuel en ces temps ou les contestations, les pétitions et les (surement utiles) manifs sont pour tous et pour tout… Je me sens plus à l’aise avec le remède que propose Byung-Chul.

  2. Très juste: malheureusement, il faut reconnaître que la logique du monde nous contamine de l’intérieur, et que notre premier ennemi à déloger se trouve en nous…

  3. Pingback : A propos du livre “La société de la fatigue” – Terre de Compassion

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