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L’agriculture à l’heure des choix

« Les jeunes agriculteurs veulent pouvoir vivre de leur travail sans être réduits à l’esclavage.» Journaliste dans le secteur agricole, Joseph Gynt, répond à nos questions sur la crise actuelle.

Le monde agricole traverse une crise importante. Qu’en est-il ?

C’est une crise complexe dans laquelle interviennent de multiples facteurs conjoncturel, aggravés par le fait que l’Union Européenne poursuit sa logique de « dérégularisation » du marché. Certains secteurs ne se font pas très bien à ce processus de libéralisation. Produire du vivant en grands volumes, avec des produits standardisés exige beaucoup de travail et des systèmes adaptés. L’agriculteur est jeté au cœur de ce marché, avec sur ses épaules des attentes sociales et environnementales toujours plus lourdes, et la solitude des campagnes, toujours plus forte. Il se retrouve à gérer tout cela alors que lui, ce qu'il aime, c'est être auprès des bêtes! A la crise économique s'ajoute une terrible crise existentielle de la profession. C’est signe d’un grand virage. Après la 2ème guerre mondiale, on avait décidé d’organiser les choses pour produire davantage. Aujourd’hui également, c’est l’heure des choix. D’autres choix. La différence, c’est qu’on ne les fait pas.

Une problème français 

Quelle est la difficulté propre aux agriculteurs français ?

La caractéristique de la France est qu’elle possède une agriculture très diversifiée. C’est à la fois une richesse, car elle produit de tout avec une exigence élevée de qualité, mais aussi une faiblesse car il est plus difficile de défendre telle ou telle filière à Bruxelles. En cas d'événement climatique ou autre souci majeur, les agriculteurs français ont du mal à faire le poids face à des pays qui n’ont pas le même passé agricole, comme l’Allemagne, qui se concentre sur la production de lait ou de viande de porc.

L’agriculture française est-elle encore viable face à une telle concurrence ?

Elle souffre et se retrouve coincée entre deux modèles diamétralement opposés. Tout d’abord, l’agriculteur peut jouer sur les volumes en entrant dans une stratégie hyper industrialisée, à l’image des grandes fermes américaines, du Brésil ou de l’Europe du nord. Dans cette logique, on applique à la matière première agricole les critères de n’importe quelle industrie : rationalisation, production de masse, main d’œuvre peu payée selon les pays, etc. On justifie cela par l’impératif d’avoir à nourrir la planète, mais le motif réel est plutôt économique. L'autre créneau, si on ne vise pas les volumes, est de jouer sur la qualité, les valeurs, le bio… Cela fonctionne essentiellement en circuits courts, un marché qui balbutie encore.

Est-ce une porte de sortie pour l’agriculture française ?

Il est difficile d’affirmer que cette solution puisse constituer un seul et unique modèle. Une ferme qui produit en petite quantité des produits de qualités ne sera jamais compétitive face à des modèles de distribution rationalisée. Elle a en revanche d’autres arguments à faire valoir : une relation directe avec le producteur, le lien avec le territoire, une histoire derrière le produit… Le consommateur est prêt à monnayer cela, si le contrat de confiance est là. Beaucoup d’initiatives de ce type voient le jour. Cette diversité est à encourager car on a besoin de modèles de distributions complémentaires. Mais le marché peine à se structurer et l'accompagnement n'est pas à la hauteur des enjeux. On note des oppositions de principe, mais aussi, parfois, un manque de réalisme. Face à une demande alimentaire mondiale qui devrait augmenter de 30% dans les années à venir, il y a d'un côté le camp des ultras productivistes qui refusent de se poser la question des méthodes de production, et de l'autre, un milieu militant qui affirme que les micro-fermes sauveront le monde – ce qui est discutable car ils ne prennent pas en compte le travail que cela représente pour le producteur : bêcher à la main, c'est du boulot ! On perd énormément de temps dans ce débat. Et beaucoup, hors du monde agricole, parlent à tort et à travers sans rien connaître. Le fait est qu'on maîtrise le modèle industriel, mais très mal celui des circuits courts. Structurons-le et après, parlons des potentialités.

C’est l’intérêt des initiatives comme Ferme d’avenir ?

C’est pour l’instant une activité de niche, avec des producteurs qui se spécialisent dans la permaculture (méthode d’autogestion fondée sur l’écologie naturelle). Ce qui est intéressant dans leur initiative, c’est qu’ils ont les pieds sur terre et réalisent une expérimentation concrète pour évaluer la viabilité du projet. Signe qu’aujourd’hui, on commence à sortir des guerres idéologiques qui interdisent ce genre de chose ! C’est d’ailleurs un problème récurrent du monde agricole : la plupart des soucis actuels viennent des regards idéologiques. Les politiciens de gauche vendent du rêve, ceux de droites font trainer les discussions pour soutenir des modèles dépassés… Les syndicats ont aussi une grosse responsabilité dans la situation actuelle, de même que les banques et les conseillers de gestion. Quant aux journalistes, tout le monde y va de son petit couplet militant, car on n'a pas de repères : si on n'a pas le nez dans les exploitations on ne comprend pas ça.

Entre circuits courts et industrialisation 

Comment se situent les agriculteurs face à cela ?

Par mon métier, je fréquente beaucoup de jeunes agriculteurs et de futurs installés. Ils sont passionnés, très motivés et très réalistes sur les difficultés du secteur. Ils veulent pouvoir vivre de leur travail sans être réduit à l’esclavage. Pour cela, beaucoup choisissent la valorisation du produit.

C’est à dire ?

Un produit travaillé a plus de valeur qu’à l’état brut. Si un agriculteur vend un cochon dans un circuit industriel, il confie l’abatage, la découpe et la distribution à des tiers. Au final, il ne récupère pas grand-chose… En revanche, s’il se met d’accord avec quelques voisins pour transformer lui-même, il capte toute la valeur ajoutée. C'est encore plus intéressant sur un produit de grande qualité, comme le porc noir de Bigorre, par exemple, vendu sur les marchés à 75 € le kg ! Évidemment, cet agriculteur là, on ne le rencontre pas dans les manifestations à Paris.

C'est une voie à creuser, car pour ce qui est de la production de masse, à part pour les céréales, je ne suis pas sûr que la France puisse être compétitive à l’échelle mondiale. En viande ou en lait, nous sommes face à des argentins ou des brésiliens qui élèvent des dizaines de milliers de bêtes par ferme, bourrées d’OGM et d’antibiotiques, dans des conditions sanitaires, sociales et environnementales parfois scandaleuses. Or les dirigeants du monde agricole ont un discours à sens unique : il disent qu'il faut restructurer, c’est-à-dire, dans leurs têtes, agrandir les exploitations pour s'en sortir. Mais on n’arrivera jamais à se mesurer à ces fermes géantes du bout du monde. Et même si on y arrivait en produisant davantage, il n'est pas sûr que l'efficience économique soit au rendez-vous, car cela représente des investissements énormes et beaucoup de stress pour le bétail, donc des pertes. Pour résumer, de grandes fermes céréalières exportent, de petites fermes fonctionnent bien sur des circuits courts ou de luxe. Mais il y a beaucoup de raisons d'être pessimiste pour ce qui concerne les fermes intermédiaires.

Le politicien et le consommateur

Y a-il une manière de soutenir le monde agricole ?

Si on prend un peu de hauteur, je vois deux gros problèmes : l'un est politique, l’autre concerne le consommateur. Aujourd’hui, il n’existe plus d'hommes politiques qui connaissent le monde agricole. A Paris ou à Bruxelles, les parlementaires qui sont au fait de la réalité peuvent se compter sur les doigts des deux mains. Et ils ont peu de poids. Or de nombreux pays de l'Union européenne s'agacent de tout l'argent de la Pac qui va à la France. Contrairement à ce que l’on pense, ce n'est pas qu’au ministre de l'agriculture de défendre ces intérêts. Cela se joue au niveau du chef de l'État. Il doit comprendre que l'agriculture est stratégique, même si cela ne représente que 2 % du PIB. Ce n'est pas compliqué : si tu es conscient de la richesse que cela représente pour tes territoires, tu la défends sur le plan européen, quitte à montrer les poings, sans trembler des genoux ni sauter sur ta chaise en criant "l'Europe, l'Europe" ! C'est un vrai problème politique Européen et franco-français : les politiciens sont déconnectés de la réalité.

Puis le deuxième point : le consommateur. Il est un peu facile de dire que le consommateur sauvera tout. C’est illusoire car il y a d’autres acteurs en jeu comme les banques et les marchés. Mais cela ne doit pas cacher son pouvoir : si tout le monde se ligue, la filière se construit. Cela soulève des questions de fond sur notre perception du produit alimentaire, de la nourriture. Car nous avons tout de même 50 ans de réflexes de grands consommateurs, à faire du budget alimentaire un budget secondaire, dans le meilleur des cas, voire une marge d’ajustement. On crie parce qu'il y a du cheval dans les lasagnes aux boeufs, mais on crie encore plus fort lorsqu’on trouve un jambon qui dépasse 10 euros le kilo. Le consommateur a perdu le sens de la valeur réelle d'un produit alimentaire. Il surconsomme, il est incapable de profiter d'un bon plat sans que les quantités soient gigantesques. Tout cela est aussi la faute de la grande distribution, autre grand sujet dont on pourrait encore parler ici. Il y a donc une perte du sens de la valeur d’un produit et de ce qu'il y a derrière (terre, hommes, bêtes).

Pourtant, aujourd’hui, il y a une quête de sens et un retour à ces valeurs-là : les gens se font plaisir en achetant un bon saucisson d'auvergne au salon de l'agriculture. Il ne s’agit pas seulement de se nourrir, mais de donner du sens à ses achats, par un ancrage territorial. Reste à passer de l'image d'Épinal à une vraie connaissance du monde agricole et à une vraie rencontre. Cela passe aussi par l'assiette.

Il y a donc une méconnaissance de la part du consommateur ?

Oui. Prenez le salon de l'agriculture: c'est très beau, les parisiens sont ravis de rencontrer les producteurs, mais cela reste une belle vitrine. Cet élan de sympathie naturelle cache une énorme méconnaissance du monde rural et des manières de produire. Il faut travailler à recréer ce lien par la formation, l'information, mais aussi une éducation à l'école (aujourd’hui les enfants ont tous vu un éléphant et un zèbre au zoo, mais quand ils voient une vache ou une poule ils sont comme des fous).

Quand on passe d'une sympathie à une connaissance, le consommateur devient responsable. Sans parler du porc noir de Bigorre, il peut tout de même choisir entre une viande infâme qui vient d'on-ne-sait-où et une viande française (un travail, une origine, des salariés bien payés…), même si cela coûte un peu plus cher.

Quant aux circuits courts, peut-être ne nourriront-ils pas tout le monde demain, mais s'ils atteignaient 20% de la consommation, cela donnerait un sacré coup de pouce à la filière alimentaire. Et il y a fort à parier que sous l'impulsion des consommateurs, les industriels et les distributeurs se mettraient à l'école de leurs pratiques.

 

 

Collaborateur régulier de Terre de Compassion,
journaliste dans le secteur agricole spécialisé en droit rural, 
Joseph Gynt tient également la chronique paysanne de la revue Limite. 
 
(Propos recuillis par Denis Cardinaux). 
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2 Commentaires

  1. Merci pour cet éclairage. Laudato si est une feuille de route pour chacun de nous, producteurs ou consommateurs, à lire sans modération.

    Quand c'est possible, chaque foyer pourrait réfléchir à ses dépenses alimentaires. Nous sommes passés de 25% à 10% dans la part de notre budget, 2 ou 3 % de plus donnerait un essort considérable non pas à notre surchage pondérale mais aux filières courtes et respectueuses.

  2. Joseph Gynt

    Oui, méditons Laudato Si ! Cette encyclique tombe décidément bien dans le contexte actuel. Et ajoutons en prime une visite d'exploitation de temps en temps, ça ne fera pas de mal – c'était d'ailleurs l'un des messages forts de la délégation des 15 évêques venue visiter le Salon de l’agriculture (Une première ! Cf. http://www.lafranceagricole.fr/actualites/salon-de-lagriculture-15-eveques-solidaires-des-agriculteurs-1,0,709883611.html). C’est bien en ne déconnectant pas le champ de l’assiette que la feuille de route trouvera du sens.  

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