"Le Seigneur s'est fait mon appui, mon refuge et mon libérateur. J'espererai en lui." Ainsi peut-on traduire le début de cet offertoire grégorien, chanté originellement durant le samedi précédant la passion, interprété ici par Les chantres du Thoronet.
"Firmamentum meum". Mon appui. Lorsque le jour est trop pesant, les critiques trop nombreuses, les calomnies assourdissantes, la violence déchaînée, qui peut encore tenir debout sans s'effondrer ? Je pense à un ami syrien. Ayant vécu les pires atrocités, après une traversée odysséenne, il affronte les méandres d'une administration aveugle. Il est un Job égaré parmi nous que ses amis tentent parfois de raisonner. Malade, il s'empresse de prendre un comprimé lorsqu'il sent monter en lui les forces d'anéantissement. Quinze minutes plus tard, le temps que le médicament fasse de l'effet, il semble avoir retrouvé sa contenance. Il est de nouveau capable d'affronter le monde. Mais s'agit-il d'un refuge ? A certains moments. D'une libération ? Il sait très bien que non. Son appui, il le trouve plutôt dans le visage de certains amis qui le sauvent de ses tourments intérieurs. Il a également vissé à son poigné un gros chapelet dont il triture constamment les perles. Il sait distinguer entre les médicaments et cette espérance là, rivée à toutes les fibres de son corps : il ne s'explique pas la raison de tant de souffrances, mais il attend, il patiente, il se bat, il fait tourner son chapelet.
"Firmamentum meum". Mon étai. C'est une pièce de charpente qui sert à soutenir un ouvrage qui menace de s'écrouler. On pense à l'humanité en déliquescence depuis la perte de Dieu, qui, boiteuse, continue pourtant son pèlerinage tourmenté à travers les siècles. On pense aussi au corps qui ne tient plus que par l'aide effroyable de cet ouvrage de charpentier qu'était la Croix. Il est soutenu par le péché des hommes dans cet état d'exposition permanente – n'est-il pas en agonie jusqu'à la fin des temps ? Mais mystérieusement, il semble alors soutenir les structures fissurées, fatiguées, effritées de l'humanité. Il porte l'homme dans son épreuve, dans son péché, dans son refus. Il le porte en silence. Il attend que quelqu'un s'approche, entende son murmure : "J'ai soif".
"Firmamentum meum". En latin, firmamentum, c'est encore le ciel ! Par le jeu providentiel de la traduction du grec au latin, le "rocher" des hébreux dévoile soudain sa véritable nature. La pierre sur laquelle s'appuyer, c'est le ciel. Car il n'est rien de plus réel que Dieu. Rien de plus concret que le Verbe divin. Le Verbe était dans le Ciel, le Verbe était le Ciel. Ce qui était en lui était la Vie et la Vie était la lumière des hommes. Et parce que les hommes ne savent plus vivre qu'en dessous du ciel, parce qu'ils ne peuvent plus respirer cet air, le Christ a délaissé sa prérogative pour épouser tout ce qui nous sépare de son Père. C'est en lui que nous pouvons de nouveau respirer. Le monde était comme une chambre de malade. Il a ouvert la fenêtre un matin de printemps, et la vie a pénétré avec des gerbes de soleil et des salves de chants d'oiseaux.
Mais le Verbe porte si bien notre condition que, bientôt, comme le précise le psaume, "espérer" ne se conjuguera plus pour lui qu'au futur. Etat étrange de l'espérance, présente, mais comme en suspend, exactement comme ce corps juché sur la Croix. Ce n'est pas seulement sa main qu'on cloue, mais le ciel entier qui est fixé à la Croix. Il ne peut plus s'échaper. Lui qui, voyageur, avait planté sa tente parmi nous pour "prendre son plaisir parmi les enfants des hommes", voici qu'il se laisse attacher pour être sûr qu'on ne puisse plus être privé du ciel. Le voici donc, mon appui, mon étai, mon ciel. Le présent de mon espérance et la réalité de ma libération.
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