Le 1er septembre dernier, dans son émission « Passion classique » (Radio classique), Olivier Bellamy recevait Christian Bobin à l’occasion de la sortie de son dernier opuscule « Un Bruit de balançoire ». Dans cet entretien, il raconte comment musique et poésie sont sœurs dans leur mission de consoler et de rendre plus humains, plus vivants.
Une œuvre belle doit devenir la mère de celui qui l’écoute
« Une œuvre belle, c’est ce qui vous redonne envie d’aimer. Elle doit devenir, si elle est vraiment belle, la mère de celui qui l’écoute, elle doit lui réapprendre la vie, lui redonner le courage, le sel de la vie. Quand j’entends cette berceuse de Chopin, je suis à la fois extrêmement affaibli, parce que le cœur se contracte tellement c’est délicat et subtil, et en même temps, renforcé, renforcé pour les combats de cette vie. C’est proprement incroyable. La musique s’élève, puis redescend, puis remonte encore. C’est comme une toute petite vague, mais qui fait un océan dans le cœur. »
«Le poète doit faire le moins de bruit possible pour nous faire entendre quelque chose qui nous ranime, qui nous ressuscite. J’ai commencé d’écrire pour venir au secours de quelque chose, voire même de quelqu’un. Au début, je ne savais pas ce que je faisais, et quand on ne sait pas ce qu’on fait, on fait beaucoup de choses, en vérité. J’ai institué comme une marraine d’écriture une grand-mère qui était devenue malade et internée pendant environ 40 ans dans des hôpitaux psychiatriques. Je me souviens de son visage. J’ai perçu l’écriture comme une réponse aux ténèbres, une réplique lumineuse aux ténèbres, tout de suite. »
Ecrire, c’est craquer une allumette dans le noir
« Quelqu’un parle et sa parole enflamme toute la pièce. Vous savez, il y a parfois autour de la table une assemblée de gens qui sont morts et ne le savent pas. Puis arrive une toute petite fille, arrive une enfant, et la fraîcheur, l’imprévu de cette enfant, sa force et sa vitalité, ce printemps à peine esquissé change toute la pièce, fait vivre tout à coup. Il y a certaines paroles qui ont la force de cette petite fille ou de ce petit garçon, et c’est pour moi cela le poème : il doit donner tout de suite ce qu’il dit. Je crois que le sens de cette vie est de lutter contre tout ce qui tendrait à nous persuader de fermer la porte, de fermer les volets et de ne plus répondre à rien, pas même à soi. »
« L’écriture est un acte de confiance en la vie, même la plus désespérée. Parce que tout à coup, vous vous recueillez, vous arrêtez le monde entier. La page blanche a le pouvoir de suspendre tout dans une immobilité de contes de fées. Et enfin peuvent venir les rois réels, les reines réelles, dans la phrase, avec la phrase, en elle. »
La condition essentielle : être bouleversé
« J’essaie d’écrire chaque jour, mais la condition essentielle, c’est d’être bouleversé, c’est d’être touché. Il faut que quelque chose d’abord soit venu et m’ait touché. (…) C’est un morceau de cette vie qui tout à coup me réapparaît comme du neuf, comme pour la première fois, c’est un étonnement natif de la vie ».
« Comment faire accéder toute chose à la parole, à l’écriture, sans faire déchoir cette écriture, sans lui enlever de sa tension, peut-être en aimant profondément ce dont vous parlez, tout à coup. Vous parlez de « lettre à un nuage », je suis tombé profondément amoureux de ce nuage (…) Quand vous aimez, vous ne pouvez pas échouer, même si vous échouez. »
Presque rien – l’ infini
« Je mets juste des mots sur des expériences minimes et qui changent tout, en vérité. En les nommant au plus près, vous les faites venir. Il est possible que les choses les plus vitales, les plus secourables soient comme des bêtes sauvages, elles ont peur de nous, elles s’éloignent. Si nous commençons à les nommer à bas bruit, comme le fait la musique de Chopin, elles se rapprochent et ne nous craignent plus. Elles commencent ce travail secourable en nous. Pour moi, c’est ce mouvement de l’écriture : appeler ce qui est le plus précieux, qui est juste devant nous et que notre agitation effraie. »
« Il faut s’approcher assez doucement, assez lentement, assez calmement pour que rien d’essentiel ne s’en aille. »
« J’aime cette définition (« un poète est un homme attentif à des riens ») à condition de préciser que le rien a la source atomique de la totalité de la vie, à condition d’entendre par le rien non pas ce qu’on appelle pauvrement des « petits plaisirs », ils ont leur place, ils ont leur noblesse, mais ils fanent à peine goûtés… Le rien en question… Comment le qualifier ? Il y a entre deux notes, dans le jeu, la poursuite entre deux notes – c’est presque rien- un infini qui traverse. Il y a toute une voie lactée entre ces deux notes. Il est possible que ces deux notes ne soient là que pour faire entendre quelque chose qui n’est pas elles, qui est plus qu’elles. »
Je cherche au plus simple
A propos de la berceuse de Chopin.
« A la toute fin, entre l’avant dernière et la dernière note, il y a comme une suspension qui curieusement n’est pas sonore mais qui vibre, il y a un pur silence qui est plus grand que tout le reste, comme si ce babil, ce petit bruit de rivière devait nous emmener à cette chose très enfantine… Peut-être qu’un sourire fait ce bruit-là. Un sourire… »
« Je cherche de plus en plus – j’échoue parfois- à aller au plus simple, qui curieusement est un travail. Je cherche à la chose la plus pauvre possible parce que je sais que c’est la plus abondante. La poésie de Ryokal, ce moine japonais me touche d’autant plus qu’il s’y trouve dénudé. Il va parler juste d’une bougie, ou juste d’une feuille morte, et on comprend qu’il s’agit aussi de son cœur quand il n’en peut plus. Et rien n’est plus fraternel que quelqu’un qui avoue sa misère. Rien n’est plus puissant que quelqu’un qui reconnaît qu’il n’en peut plus. »
Ce que j’entends…une présence, tout à coup
« Un poème est une parole vivante qui ne s’épuise pas dans le sens qu’elle dit. Compte son rythme, compte la manière dont la voix du poète porte, cette chose de difficile à qualifier autant qu’une âme : cette voix. C’est ce que j’entends dans la musique, dans un poème : une présence, tout à coup. Il y a quelqu’un. »
« Par moment, la main-mise sur les mots -quand elle est assez douce- peut donner quelque chose qui n’est pas loin de ce que l’on a entendu avec Arvo Pärt ».
Evoquant la musique de son « frère d’âmes », Arvo Pärt : « Les égards qu’il a pour le silence sont exactement les mêmes qu’on a pour une personne blessée. Et cela me touche infiniment. Du coup, il a les égards pour ce qui en nous est blessé profondément et ne pourra jamais se justifier, mais sans psychologie romantique. Ce qui me touche, c’est que quelque chose ou quelqu’un appelle au-delà. Je le perçois très nettement. C’est comme si à travers un poste de radio, on captait une onde presqu’indéchiffrable : on a juste les crachements en or autour d’un noyau central qui ne vous paraît pas, mais vous entendez que quelqu’un vous parle, très, très loin….C’est comme un courrier qu’on recevrait, mais venu d’au-delà ».