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Dossier 20 ans du doctorat de ste Thérèse de Lisieux (3) : La « petite voie »

En proclamant Thérèse de l’Enfant-Jésus docteur de l’Église, il y a vingt ans, Jean-Paul II a canonisé sa « petite voie ». Cette voie ouverte pour « les petites âmes », que Thérèse s’est frayée de haute lutte, est désormais un bien commun de toute l’Église. 

Chef d’œuvre de sa vie, la doctrine de la sainte carmélite a le mérite d’être accessible. « La petite voie, dit-elle, est la voie de l’enfance spirituelle, c’est le chemin de la confiance et du total abandon. Je veux indiquer aux âmes les petits moyens qui m’ont si parfaitement réussi » [1]Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, Histoire d’une âme, écrite par elle-même, Lisieux, 1940, p. 245-246. Cette citation, et toutes celles de … Continue reading. Laissons la nous prendre par la main et nous aider à franchir les obstacles qui entravent éventuellement notre élan sur ce chemin toujours nouveau. 

Une voie qui commence par une lutte

Pour nombre d’entre nous, l’enthousiasme suscité par la lecture de l’Histoire d’une âme, ou des Manuscrits Autobiographiques a pu rapidement céder la place à un sentiment mitigé. Certains ont même été rebutés dès le premier contact par une forme d’expression surannée, par son ton enfantin ou trop tendre. Ceux-là n’ont peut-être pas pu continuer à lire, et pourtant, même pour un lecteur pressé, au-delà du style mis en œuvre, ces écrits d’une très jeune femme ont quelque chose de provoquant et de bienfaisant.

Son idée de la sainteté ne lasse pas de surprendre, comme sa confiance absolue en Dieu. Sûre de l’amour divin qui l’entoure et la guide, Thérèse n’hésite pas à se comparer aux autres saints pour les moquer gentiment. « Les grands saints ont gagné le ciel par leurs œuvres, dit-elle ; moi je veux imiter les voleurs, je veux l’avoir par ruse » [2]Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, Histoire d’une âme, écrite par elle-même, Lisieux, 1940, p. 281.. Ce qu’elle prône, c’est une sainteté de petitesse, une sainteté à portée de main. « Pourquoi cherchez-vous à vous mettre au-dessus ? Passez au-dessous tout simplement » [3]Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, Histoire d’une âme, écrite par elle-même, Lisieux, 1940, p. 262..

Les grands saints ont gagné le ciel par leurs œuvres ; moi je veux imiter les voleurs, je veux l’avoir par ruse.

Répétant inlassablement qu’il faut rester petit, la jeune carmélite met en garde ceux qui l’écoutent contre le danger de chercher gloire et récompenses. Ce qu’elle craint par dessus tout c’est le mensonge qui s’immisce jusque dans la vie religieuse et qui ne renonce pas à exiger un jour le fruit de ses œuvres. Le mensonge est comme l’ultime avatar d’un pharisaïsme des temps modernes qui peut facilement se cacher dans ce que Balthasar appelle « l’éthique des œuvres » [4]Hans-Urs von Balthasar, Thérèse de Lisieux, Histoire d’une mission, Médiaspaul, Paris, 1998, p. 202.. « Il n’y a qu’une chose [que Thérèse] ne puisse souffrir, c’est que l’homme se glorifie de ses œuvres devant Dieu. Ce serait pour elle comme une offense faite à la grâce, car “Jésus veut nous donner gratuitement son ciel” » [5]Hans-Urs von Balthasar, Thérèse de Lisieux, op. cit., p. 201..

Vous ne pouvez pas être saint à demi, il vous faudra l’être tout à fait ou pas du tout.

Loin de toute mièvrerie, la petite voie d’enfance commence par une lutte et la jeune carmélite y révèle son âme guerrière. « Jeanne, votre Virginale et valeureuse épouse, l’a dit : Il faut batailler pour que Dieu donne victoire. O mon Jésus, je bataillerai donc pour votre amour jusqu’au soir de ma vie » [6]Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, Histoire d’une âme, écrite par elle-même, Lisieux, 1940, p. 310.. Ici, la sainteté n’a rien à voir avec le quiétisme : « Il faut d’abord agir avec courage ; puis le cœur se fortifie, et l’on marche de victoire en victoire » [7]Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, Histoire d’une âme, écrite par elle-même, Lisieux, 1940, p. 267.. Sainte Thérèse précise encore que cette lutte est sans merci : « vous ne pouvez pas être saint à demi, il vous faudra l’être tout à fait ou pas du tout » [8]Lettres de Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, éditées par André Combes, Lisieux, 1948, p. 411., car « le royaume des cieux souffre violence, et les violents seuls s’en emparent » [9]Lettres de Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, éditées par André Combes, Lisieux, 1948, p. 352..

Une voie pour se reconnaître petit devant Dieu

Si nous comprenons désormais l’exigence virile que Thérèse encourage, un nouvel obstacle se profile pourtant bien vite à l’horizon : la victoire envisagée a toutes les apparences d’une défaite, et il faut bien avouer qu’une telle perspective n’a rien d’attirant. Pour sainte Thérèse la véritable victoire c’est en effet de se reconnaître incapable de rien faire sans Dieu. « Quand je pense à cette parole du Bon Dieu : Je viendrai bientôt et je porte ma récompense avec moi pour rendre à chacun selon ses œuvres, je me dis qu’il sera bien embarrassé avec moi, car je n’ai pas d’œuvres ! Il ne pourra donc pas me rendre selon mes œuvres… Eh bien ! j’ai confiance qu’il me rendra selon ses œuvres à lui » [10]Novissima Verba. Derniers entretiens de Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, Lisieux, 1926, p. 6-7.

Maintenant,  je me résigne à me voir toujours imparfaite, et même j’y trouve ma joie.

La voie de l’enfance spirituelle est ainsi qualifiée de « petite » non plus seulement par comparaison aux « grandes » voies de sainteté, en raison des petits moyens qu’elle emploie, mais encore parce qu’elle conduit à prendre conscience de sa propre petitesse et à s’en réjouir. C’est la voie des petits, la voie des pauvres et des pécheurs. 

Dans les trois dernières années de sa vie, sainte Thérèse prend une conscience très vive de cet aspect de sa doctrine. C’est une caractéristique très originale de son enseignement : ici, le saint c’est le pécheur (celui qui se reconnaît tel). « Maintenant, dit-elle, je me résigne à me voir toujours imparfaite, et même j’y trouve ma joie » [11]Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, Histoire d’une âme, écrite par elle-même, Lisieux, 1940, p. 128.. Pour elle, l’expérience de la faute et du péché, reconnue, confessée, conduit à une connaissance toujours plus profonde des mystères divins. « Le souvenir de mes fautes m’humilie, me porte à ne jamais m’appuyer sur ma force qui n’est que faiblesse, mais ce souvenir me parle plus encore de miséricorde et d’amour » [12]L’Esprit de Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus. D’après ses écrits et les témoins oculaires de sa Vie, Lisieux, 1937, p. 139.

Faire de son cœur le temple du Très-Haut

La petite voie de Sainte Thérèse nous conduit à la vérité sur nous-mêmes face à Dieu, et c’est là, au plus haut point, qu’elle mérite son nom : une voie pour se reconnaître fondamentalement, ontologiquement, petit et totalement dépendant de la grâce divine. Le saint c’est l’homme qui se repent, non pas en raison d’une conscience mondaine blessée, mais grâce à l’humilité profonde par laquelle il se perçoit lui-même ; humilité authentique que seule permet la confiance totale en la miséricorde divine. Une telle disposition du cœur est comme un espace nouveau qui laisse toute la place au Seigneur lui-même. Et c’est précisément ce à quoi – et à rien d’autre finalement – l’Évangile nous appelle.

« Jésus nous dit de descendre ! Jésus désire que nous le recevions dans nos cœurs ; sans doute sont-ils déjà vides des créatures, mais hélas ! je sens que le mien n’est pas tout à fait vide de moi et c’est pour cela que Jésus me dit de descendre… Moi aussi je veux cacher mon visage, je veux… que dans mon cœur au moins, il puisse reposer sa tête chérie et sentir que là il est connu et compris » [13]Lettres de Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, éditées par André Combes, Lisieux, 1948, p. 209-210..

Les saints font éclater les limites du temps

La petite voie de sainte Thérèse n’a rien de mièvre ou de naïf. C’est au contraire une voie exigeante qui résonne en toute harmonie avec les revendications de l’Évangile et l’enseignement des saints. Et cependant, parce qu’elle s’appuie exclusivement sur sa propre expérience, son enseignement peut parfois sembler manquer de consistance doctrinale. Par exemple, si la petite voie la conduit à un degré de conscience rarement atteint de la situation de l’homme face à Dieu, péché et miséricorde totale, cette conscience claire ne débouche jamais chez Thérèse sur la dimension sacramentelle de l’Église. Sans doute a-t-elle trop entourée d’admiration par ses proches et surtout les prêtres qu’elle a rencontrés. Elle a ainsi manqué d’un bon guide sur sa route, et même dû se battre pendant des années contre l’image de perfection dans laquelle son père spirituel l’avait presque définitivement enfermée [14]Pour l’évocation des limites de l’enseignement thérèsien, nous nous appuyons sur le jugement de Hans-Urs von Balthasar.

Le manque doctrinal est évoqué ici pour susciter une gratitude encore plus grande vis-à-vis du docteur du simple Amour : malgré les limites inhérentes aux circonstances de sa vie, Thérèse a su libérer une voie nouvelle. En plongeant corps et âme dans le cœur incandescent de l’amour divin, sans accepter aucun compromis, elle a vu que ce chemin était accessible à tous. Elle s’est offerte elle-même jusqu’au bout pour que sa petite voie fut effectivement ouverte. 

L’enseignement de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus est comme une source vive qui dispose ceux qui s’y abreuvent à recevoir de Dieu seul toutes les grâces dont ils ont besoin. Elle nous révèle qu’il faut un cœur d’enfant pour espérer aller de victoire en victoire dans les inévitables combats de cette vie. 

 

Retrouvez tous les articles sur les 20 ans du doctorat de ste Thérèse dans notre dossier spécial.

References

References
1 Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, Histoire d’une âme, écrite par elle-même, Lisieux, 1940, p. 245-246. Cette citation, et toutes celles de l’article sont reproduites d’après le livre de Balthasar cité plus bas.
2 Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, Histoire d’une âme, écrite par elle-même, Lisieux, 1940, p. 281.
3 Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, Histoire d’une âme, écrite par elle-même, Lisieux, 1940, p. 262.
4 Hans-Urs von Balthasar, Thérèse de Lisieux, Histoire d’une mission, Médiaspaul, Paris, 1998, p. 202.
5 Hans-Urs von Balthasar, Thérèse de Lisieux, op. cit., p. 201.
6 Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, Histoire d’une âme, écrite par elle-même, Lisieux, 1940, p. 310.
7 Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, Histoire d’une âme, écrite par elle-même, Lisieux, 1940, p. 267.
8 Lettres de Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, éditées par André Combes, Lisieux, 1948, p. 411.
9 Lettres de Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, éditées par André Combes, Lisieux, 1948, p. 352.
10 Novissima Verba. Derniers entretiens de Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, Lisieux, 1926, p. 6-7.
11 Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, Histoire d’une âme, écrite par elle-même, Lisieux, 1940, p. 128.
12 L’Esprit de Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus. D’après ses écrits et les témoins oculaires de sa Vie, Lisieux, 1937, p. 139
13 Lettres de Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, éditées par André Combes, Lisieux, 1948, p. 209-210.
14 Pour l’évocation des limites de l’enseignement thérèsien, nous nous appuyons sur le jugement de Hans-Urs von Balthasar.
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