Gianni Repetto, philosophe italien, penseur de la ruralité livre une réflexion à contre-courant des pensées qui ont dominé les débats durant les élections italiennes. Cet intellectuel, metteur en scène, écrivain, poète dans son dialecte et chanteur, vient lui-même d’une famille paysanne du Piémont. Enraciné très à gauche, il est l’auteur de « La Communauté invisible, un long adieu à la ruralité » (2014).
Gianni Repetto est intervenu à l’occasion d’un « open-lab + brunch » organisé à Vienne le 25 février dernier par les chanteuses du groupe Cowbirds sur le thème “Songlines and Philia”. Ces chanteuses interprètent un répertoire traditionnel corse et sarde et comprennent que sa beauté provient d’un enrracinement communautaire fort. Par ce geste, elles posent une question ouverte à une époque évannescente ou toute appartenance se dilue dans un indiviualisme stérisilant.
Gianni Repetto a donc tenu une conférence sur le thème : « Tradition locale et culture universelle – les raisons d’une médiation ». Il comprend que l’identité n’est pas en opposition avec l’ouverture, mais qu’elle en est la condition. Car selon lui, il y a plus de points communs entre un berger Massaï et un berger piémontais, qu’entre les populations de migrants et la culture individualiste véhiculée par la société de consomation.
Extraits :
« c’est un moment crucial de l’histoire de l’Europe : une crise économique, politique et sociale investit l’Union et les Etats, à l’intérieur desquels l’intérêt local prévaut sur le communautaire et le bien d’un pays engendre souvent des difficultés pour un autre. Tous sont prompts à réclamer les fonds de l’Union, sans être pour autant décidés à respecter les pactes contractés, aussi bien d’un point de vue politique que socio-économique ; la question des migrants est affrontée de façon isolée par chaque Etat et dans plusieurs pays avec des mesures exclusives qui réveillent la mémoire d’un passé tragique.
Une situation à risque, qui impose une réflexion approfondie sur ce qui se passe dans les élites de gouvernement et l’imaginaire des populations européennes, et sur comment tout cela pourrait engendrer l’éclatement de l’Union et même la fin du rêve communautaire.
En analysant tout cela, on ne peut faire abstraction de l’impact dévastateur sur les populations de la globalisation des biens de consommation et de la communication qui se sont insinuées dans leurs vies et leurs relations, suscitant insécurité et perte de repères. Les peurs se sont multipliées et reportées sur des « boucs émissaires », d’un côté la classe politique locale rendue coupable de ne pas avoir su défendre contre l’expropriation identitaire, d’un autre côté les migrants porteurs d’une diversité ethnique et culturelle qui effraie. Le résultat le plus immédiat est la désaffection croissante des urnes et la résurgence d’attitudes xénophobes qui semblaient jusqu’à maintenant assoupies dans l’imaginaire des peuples.
Mais comment réagit cette classe politique disqualifiée de l’histoire à son impopularité ? Elle ne se préoccupe absolument pas de la chute vertigineuse de la participation démocratique, au contraire ils voient en elle la possibilité de consolider de formes de démocratie limitée et autoritariste. Et une bonne partie souffle sur le feu de l’invasion migratoire et se fait le chantre des droits des populations nationales qu’elle n’a pas été capable de garantir sur le plan de la politique internationale.
Entre temps l’opinion publique est toujours plus clivée en deux fronts opposés qui se rigidifient sur des positions réfractaires et imperméables à toute médiation. D’un côté celui qui dépoussière le mythe de la terre, l’Heimat des populations germaniques, du sang et des cultures identitaires ; de l’autre celui qui embrasse inconditionnellement la dimension planétaire de la culture et de l’économie comme un phénomène d’émancipation humaine et civile de tous les peuples de la terre. Positions, qui, si elles sont poursuivies jusqu’au bout conduiront selon nous à la ruine de l’Europe et à un danger constant pour l’équilibre du monde.
Mais tâchons d’analyser l’une après l’autre les deux positions.
Les partisans de la défense intransigeante de l’identité locale s’agrippent à un simulacre d’idéologie qui en général ne correspondent plus à la réalité présente. Les mêmes protagonistes de la dissolution de leurs traditions, complices du changement social et environnemental, cherchent à faire revivre un monde factice qui n’existe plus structurellement. Souvent dans leurs tentatives, ils n’évoquent que des bribes de folklore mais ils ne sont presque jamais en mesure de relancer des économies et des relations sociales conformes à la tradition. Ils sont pleins de belles paroles, organisent des cérémonies nostalgiques mais ils ne renoncent pratiquement jamais aux biens (ou aux « maux ») de la globalisation. Ils invectivent de façon irrationnelle contre les migrants « envahisseurs » mais ils sont déterminés et très rationnels quand il s’agit de les exploiter, directement ou indirectement. En général, les plus conscients mentent en étant conscient de mentir. Les autres, la masse, se contentent d'une ivresse délirante qui, cependant, ne peut calmer le sentiment d'insatisfaction et d'incertitude qui découle d'abord de leurs choix. Et plus quelqu’un a «trahi» (c'est le terme sectaire qu'ils utilisent pour les autres) son histoire locale, plus il crie de façon menaçante son besoin de se la réapproprier.
Ceux qui en revanche, considèrent comme dépassée voir dommageable l’appartenance à une identité historique locale, en tant que conditionnement de la liberté individuelle et de la relation à l’Autre, tendent à atténuer l’importance d’un enracinement dans une terre spécifique, lui substituant celui à la planète Terre pour la conservation de laquelle ils sont constamment préoccupés. Ceux-ci ont en général un goût pour l’exotisme, prompts à s’enthousiasmer pour les peuples et territoires lointains. Ils sont en revanche très critiques et destructeurs par rapport à leurs propres traditions qu’ils considèrent comme obscurantiste et anti-libertaire (« illiberale », en italien), expressions de l’autorité patriarcale et de préjugés. Par conséquent, ils nient la communauté villageoise traditionnelle et se reconnaissent plutôt dans la plus large et la plus informelle des idées.
Qu’est-ce qui émerge de cette dichotomie de comportements ? Essentiellement la crise profonde de la pensée rationaliste européenne qui n’est plus pour l’heure en mesure de faire une synthèse médiatrice entre ces deux positions, risquant de faire retomber notre continent dans la confusion irrationnelle qui fut le prélude des deux guerres mondiales.
Si nous voulons empêcher cette dangereuse dégénérescence, nous devons travailler à une synthèse qui, tout en sauvant ce nécessaire rapport à la terre, sache le conjuguer avec les principes de la coexistence humaine hérités de la révolution française et des racines religieuses.
De plus, il n'est pas possible de nier que la plupart d'entre nous sont nés et ont grandi dans des endroits spécifiques sur Terre et y ont construit leur vie, en utilisant des idiomes particuliers qui sont le résultat de siècles de relations et de sédimentation de l'imaginaire. Et donc que cette terre et ces idiomes représentent encore pour nous un lien inséparable source de la diversité, perçue comme une réassurance identitaire. Et que seule la pleine conscience de cette identité – aujourd'hui fortement en crise structurellement et spirituellement – est capable de se reconnaître liée aux autres dans cette perspective commune de déclin, qui n'est pas une dissolution libératrice qui introduirait à une phase mature de la relation inter-humaine mais bien plutôt un plongeon dans le chaos homogène d'un assujetissement culturel au modèle unique du marché, la fameuse société « liquide » dont parlait Bauman. Avec une perte de vivacité et d'originalité culturelle qui, au lieu de favoriser l'échange, va aplatir le dialogue et simplifier économiquement les langues. Nous observons le même processus dans le monde végétal et animal : la perte irréversible d'espèces avec une progression quantitative et qualitative au niveau biologique, est comparable à la disparition des langues et des traditions locales dans l'histoire humaine.
À ce stade, nous aimons mentionner Leopold Senghor, le grand poète africain qui était également président du Sénégal. Au sujet de la rencontre entre des personnes de cultures et de continents différents, il a déclaré: « Plus on est profondément et consciemment enraciné dans son histoire et sa tradition, plus on est ouvert à l'histoire et à la tradition des autres, conscient que de ces racines entrelacées les unes avec les autres ». Eh bien, si nous essayions de comprendre l'idée de communauté et d'identité dans le sens ouvert et inclusif que Senghor suggérait, nous pourrions peut-être réaliser cette rencontre entre tradition locale et culture universelle qui nous semble la seule solution pour un futur qui ne perd pas le caractère multiculturel de la mémoire et en même temps s’identifie avec des principes universellement reconnus. Si tel était le cas, la communauté deviendrait le lieu privilégié d'acceptation et la confrontation avec l'Autre se ferait sur la base du travail, et nous découvririons qu'il y a plus d'identité entre un agriculteur ou berger africain et un paysan ou berger européen qu’entre eux et un bourgeois de n’importe quel pays. Ainsi, l'immigré venu d'autres continents nous apparaîtrait sous une autre forme, non pas un envahisseur barbare, mais un porteur de culture fondamentalement semblable au nôtre, voire souvent dépositaire d'éléments de la culture agropastorale que nous avons irrémédiablement perdus. Si ces personnes, lorsqu'elles arrivent dans nos pays, trouvaient des communautés organisées selon un esprit ancien, fait de principes et de comportements conséquents, elles nous reconnaîtraient et nous comprendraient plus facilement, car elles trouveraient des formes d'organisation et de coexistence semblables à celles qu'elles ont laissées dans leur pays tourmenté. Mais si au contraire, comme souvent, ils trouvent un monde sans communauté, sans principes moraux, ouverts et impitoyables selon les critères du libéralisme économique le plus sauvage, ils se proposent la même condition servile qui les fait fuir, quitter la maison, la famille et les ancêtres. Ainsi donc seules nos communautés, là où elles existent encore, pourraient être les véritables lieux d'hospitalité, les seules à pouvoir « parler » à ces migrants sur la base de leur identité séculaire et définie qui susciterait certainement leur respect. Et puis la rencontre deviendrait vraiment un échange, car cela se ferait au niveau de la connaissance mutuelle, si facilement assimilée si elle était liée au monde agropastoral. Beaucoup d'entre eux ne se méfieraient plus alors d'un avenir rural possible, même ici avec nous, qui actuellement les maltraitons avec des salaires de famine et des logements indignes dans un pays civilisé. Et si l'un d'entre eux, et il y en a déjà, devait monter dans nos montagnes pour être un berger ou cultiver des terres que nous avons abandonnées, qu’y aurait-il dans sa façon de travailler de différent avec celle de nos ancêtres ? Qui serait plus en droit, à ce moment-là, de faire partie de cette communauté, lui qui est toujours prêt à réaffirmer le geste de tous les pères, les siens et les nôtres, ou ceux d'entre nous qui, au contraire, ont fui cette terre et l’ont honteusement répudié ?
Malheureusement, voir un être humain, avec des caractéristiques somatiques différentes de la nôtre, faire quelque chose qui est resté dans notre cœur, mais que nous ne voulons plus considérer, nous bouleverse encore. Au lieu de cela nous devrions être heureux, parce que c'est peut-être la seule façon de faire survivre notre histoire ancienne, et de penser que l'intégration entre la sienne et la nôtre donnera vie à une nouvelle histoire, mais toujours dans le sillage de cette histoire millénaire qui est encore en marche aux quatre coins de la planète : l'histoire d'hommes humbles et industrieux qui embellissent la Terre de leur travail et qui savent que s'ils veulent continuer à vivre là-bas, ils doivent la respecter en comme mère / père et se sentir eux-mêmes terre.
Extraits traduits de l’italien par Clément Imbert.