Paru en 1953 (en 1956 dans sa version française), Die Lebenshalter est le fruit d’un cours d’éthique et propose une réflexion pertinente sur le thème qui passionne Guardini, à savoir la liberté et les défis qui se présentent à elle à chaque étape de la vie humaine.
Guardini commence son travail en partant de la tension élémentaire de chaque existence entre son « identité et l’évolution de ses états successifs ». Les états physico-psychiques de l’homme varient grandement mais il s’agit toujours du même homme. [1]Il faut noter que Guardini traitera des âges de la vie au masculin, partant de sa propre expérience. Il le justifie à la fin de son ouvrage en appelant les femmes à faire une enquête identique … Continue reading . A chaque phase nouvelle correspond un homme nouveau, ne fût-ce que parce que chaque période de la vie est unique et ne revient jamais. Sans y réfléchir, nous disons en parlant d’une vie d’homme : « Il a vécu tant et tant de jours, de semaines, d’années ». Mais nous sommes trompés par une illusion qui veut nous faire échapper au sérieux de l’Unique. C’est cet Unique qui accentue le drame de l’existence. Chaque instant compte car il ne revient pas, d’où la nécessité de l’attention pour répondre sans cesse à l’invitation de la vie, car cesse-t-on d’entendre cet appel, aussitôt surgit un sentiment de monotonie, pouvant aller jusqu’au désespoir.
Guardini retient six âges, prenant bien en compte l’homme sur la trajectoire complète de sa vie.
– la période qui suit la conception s’achève par la « crise » qu’est la naissance
– l’enfance se conclut par la crise de l’adolescence
– la jeunesse se conclut par la crise de l’expérience
– la majorité se conclut par la crise de la limite
– la maturité se conclut par la crise du détachement
– enfin l’âge de la sagesse jusqu’à la mort.
La crise chaque fois mentionnée, ne doit pas être considérée comme négativement, elle est plutôt un seuil déterminant pour la liberté : Ces ensembles de caractères [les âges] sont si nettement marqués qu’au lieu de passer simplement d’une phase à l’autre l’homme doit, chaque fois, à chaque degré, se détacher, ce qui peut être difficile au point de pouvoir être dangereux. Ce passage peut être lent ou rapide. Il peut être violent, mais aussi relativement progressif et régulier ; il peut réussir, mais il peut aussi échouer. En ce cas la phase qu’il vient de vivre se prolonge, en abrégeant la suivante ; ou, au contraire, il abrège et comprime indument la phase qu’il est en train de vivre au profit de celle qu’il annonce.
La vie commence dans le sein de la mère. Chaque jour un peu plus, la médecine montre combien la vie pré-natale a d’influence sur le développement de la personne, c’était déjà le constat que faisait Guardini dans les années 50. Le destin d’une personne repose déjà sur la responsabilité d’une autre, ici en l’occurrence la mère : L’état dans le sein maternel est celui d’une totale intégration. L’enfant vit dans l’espace vital de la mère. Il importe donc que la mère soit attentive à son propre espace vital pour le bien de son enfant. La naissance est la première crise et la médecine ne cesse de confirmer les dires de Guardini sur l’influence d’une bonne ou difficile naissance sur toute la vie de la personne.
Vient ensuite l’âge de l’enfance, pas évident à traiter dans la mesure où la tentation est grande de le « styliser » en fonction de critères d’adultes, puisqu’en réalité nous nous souvenons bien peu de notre enfance. Une des premières expériences de l’enfant est une forme d’hostilité du réel après le séjour pré-natal. Par leur présence, les parents cependant suscitent une atmosphère d’affirmation permanente, de protection et de don. Grâce à eux, s’installe un sentiment de sécurité et de confiance. Ainsi pour l’enfant, intérieur et extérieur ne sont pas fondamentalement distinct. Ce que l’enfant se représente est réel tout de suite. La seule imagination agit comme réalisation effective. C’est en cela par exemple que réside, pour une bonne part, ce que nous croyons être mensonge chez l’enfant. Il y a chez l’enfant une forme d’innocence, mais celle-ci n’est pas a-morale. Pour permettre la croissance, il faut l’intervention d’un éducateur qui doit « libérer » l’enfant, tant de sa tendance à rester replié sur son monde, que de la tentation des parents de l’empêcher de grandir.
La crise de l’adolescence est liée à une exposition croissante au monde extérieur et à une étreinte familiale qui se desserre. Cette crise, qui ébranle aussi la sécurité morale, peut se réaliser avec plus ou moins de violence. Elle est importante car c’est à ce moment que se révèlent plus clairement les traits de caractère propres à la personne. C’est le moment où l’on veut devenir quelqu’un. Ce désir est de fait concomitant avec deux poussées très fortes : l’affirmation de soi et l’instinct sexuel. Ces deux poussées ne sont pas complètement nouvelles mais elles perdent le caractère naïf qu’on y trouvait durant la période de l’enfance. Apparaissent alors une forme de vulnérabilité accompagnée d’une méfiance devant cette réalité nouvelle. C’est ici l’éducateur joue un rôle de première importance pour aider l’adolescent à passer le cap et faire en sorte que cette réalité nouvelle soit intégrée dans l’ordre général des choses, et que le jeune homme prenne conscience de sa reponsabilité à l’égard de cette réalité et que celle-ci soit rapportée aux normes de l’honneur.
Nous voici alors face au jeune homme qui a pris pied dans sa vie et s’y établit. Il est quelqu’un face au monde et perçoit sa responsabilité, son devoir. Cet âge est celui des grands désirs et des élans. C’est déjà le moment des décisions importantes prises dans cet élan et une saine ignorance sans laquelle aucun saut ne serait possible. Ces énergies doivent cependant rapidement s’affronter à un réel dont l’inertie peut parfois déstabiliser ; c’est le moment où le jeune homme doit apprendre la patience. Certains des dons qu’il a reçus doivent être laissés de côté pour se concentrer sur les autres.
A ce stade, Guardini se permet un regard en arrière pour mettre en relief le phénomène de la croissance, cette chose étonnante que l’on observe chez une personne qui passe de l’enfance à l’âge adulte, apprend, s’épanouit, devient plus elle-même. Cette croissance est une chose à contempler, une chose dont les parents et éducateurs s’émerveillent, et qui fait conclure Guardini en reprenant la célèbre phrase de Goethe : on ne marche pas seulement pour arriver, mais pour vivre la route. Dans ce mot croissance, on comprend aussi combien il est important que la personne ait bien reçu tous les sucs nourriciers de l’enfance nécessaires à la vie entière.
D’où le rôle essentiel joué par l’éducateur qui doit veiller à ce que l’enfant apprenne à s’adapter, à discipliner ses élans et ses instincts, à faire ce qu’exigent de lui sa famille, l’école, etc. ; mais en même temps, veiller à ce que l’enfant puisse vivre pour lui-même et dispose de libres loisirs pour son jeu. Le jeu, que Guardini qualifie de Symbole, de Cérémonial, de fin en soi où la vie se développe librement, est essentiel à l’enfant, ce que l’adulte qui ne sait plus jouer et regarde le monde de façon utilitariste, est souvent tenté de négliger.
L’éducateur doit par ailleurs aider l’enfant à se forger du caractère dans les exigences de véracité, d’honneur, de fidélité, de courage, et de constance.
Cet excursus sur l’éducateur s’achève sur cette formule magnifique et lourde de signification : On peut dire que le premier facteur, chez l’éducateur, est ce qu’il est ; le second, ce qu’il fait ; le troisième seulement, ce qu’il dit.
References
↑1 | Il faut noter que Guardini traitera des âges de la vie au masculin, partant de sa propre expérience. Il le justifie à la fin de son ouvrage en appelant les femmes à faire une enquête identique pour elles-mêmes |
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Merci pour cet article fort intéressant.