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Romano Guardini et les âges de la vie (II)

Voici la deuxième partie de l’article publié hier sur Terre De Compassion, présentant le livre de Romano Guardini :  » Les âges de la vie « , paru en 1956 dans sa version française. Guardini analyse les défis qui se présentent à chacune des étapes de la Vie humaine.

 

 

L’homme bien éduqué est capable de s’assumer, de s’accepter, il prend appui sur lui-même. Il prend la responsabilité sur lui-même, en face de l’ordre établi comme en face de sa personne. Il est capable alors, ayant appris à s’appuyer sur l’expérience des autres, de dire un « je » équilibré et non égocentré, de même qu’un « nous » qui n’est pas un « on » et dans lequel il ne se dilue pas.

La crise par l’expérience est le moment où le jeune est confronté à l’irréductible « fait » [1]Cette expression a fait l’objet d’une longue méditation dans un autre ouvrage : Liberté, grâce, destinée , tout ce qui ne devrait pas exister, mais qui existe. Il est alors face à un double risque : fuir dans le sentiment révolutionnaire qui n’accepte plus le réel mais alors peu à peu s’en détache ; se résigner à faire comme tout le monde en ne cherchant qu’à tirer égoïstement son épingle du jeu. Dans ces deux cas, le passage est manqué. Pour qu’il réussisse, il faudrait faire l’expérience du réel et l’accepter, mais en même temps garder la conviction de la valeur des grandes vues, et tenir ses engagements envers ce qui est noble et juste. C’est en quelques sortes le moment d’entrer véritablement dans le réel pour devenir un homme véritable.

Le jeune homme qui a réussi le passage entre dans la période de la majorité qui est autre chose qu’une simple barrière légale. Est majeur celui qui n’est pas dur ou sclérosé mais a cependant acquis un sens de la fermeté, de la fidélité, de l’honneur et sait composer avec la durée. Ici voit-on apparaître ce que l’on appelle véritablement « l’homme » ou « la femme » sur laquelle on sait pouvoir s’appuyer.
Guardini déplore qu’il y en ai si peu de cette sorte, une confusion s’étant installée dans la mentalité moderne : on ne loue plus l’homme fiable mais plutôt celui qui est techniquement capable et performant, tout en étant resté au fond adolescent. Devant l’absence de stabilité intérieure sur laquelle la vie peut s’appuyer, on comprend que l’Etat et les institutions publiques aient autant pénétré dans la sphère privée et familiale.

Guardini se demande ensuite si la phase suivante doit être considérée comme telle ou plutôt insérée dans la précédente. Plutôt que de trancher, il en appelle à l’expérience de chacun. Toujours est-il qu’il constate vers la fin de la cinquantaine que l’homme fait une nouvelle expérience: alors qu’il est au sommet de ses capacités intellectuelles et spirituelles, que la source de vie coule sans obstacle, qu’il est prêt à assumer d’abondantes charges et ne compte pas son temps et son énergie, servient la crise de la limite. Il se rend compte qu’il peut s’être donné dans l’excès, en témoigne de façon dramatique le monde professionnel actuel avec la multiplication des « burn-out ». Devant l’expérience répétée de la fatigue, il doit désormais se comporter avec prudence et parfois renoncer. Une partie des illusions de sa jeunesse tombent à ce moment-là, mais aussi celles qui viennent de ce que la vie avait encore un caractère de nouveauté, n’était pas encore usée par l’expérience. Apparaît la routine, une forme de résignation, une lassitude, liée à une déception devant la pauvreté de l’existence. Le regard se fait plus aigu, le cœur perd sa confiance.

L’alternative est la suivante. Ou bien prédominera ce désenchantement, cette déception, l’aveu de la pauvreté de la vie; l’homme va devenir un sceptique et un contempteur, qui n’accomplit désormais que mécaniquement les tâches nécessaires, parce qu’il faut vivre… ; il se raidira peut-être dans un optimisme forcé, qu’au plus profond de soi-même il n’éprouve pas ; il accumulera travail sur travail, s’occupera de mille choses…, peut-être même il commettra ces folies caractéristiques de cette période de la vie : il commencera par exemple à jouer ou à spéculer, s’évadera de sa famille, se lancera dans des entreprises hasardeuses ou dans l’action politique ; tout cela dans le seul but de sortir de la monotonie et probablement pour échouer.
Ou bien dire oui à la vie, un oui dicté par le sérieux et la fidélité, et qui donne un sentiment nouveau de la valeur de l’existence.

L’homme mur est celui qui a appris à « dire oui à la vie », celui qui accepte. Cependant il n’abandonne pas. En lui a grandit le sentiment du devoir, de ce qui lui revient véritablement. C’est le moment où ce caractère dont parle Guardini à chaque âge, est le plus nécessaire. Car c’est sur ces personnes que l’on peut vraiment s’appuyer. L’on est en droit d’évaluer le niveau humain, comme les perspectives culturelles d’une époque, d’après le nombre d’hommes de cette sorte qu’elle compte et la portée de leur influence.

Cette période cependant est très courte – peut-être moins qu’à l’époque de notre auteur – puisqu’arrive assez rapidement la crise du détachement. C’est le début de la fin. De la même façon que le commencement laisse une trace indélébile sur toute l’existence, la fin est aussi présente dans le continu de la vie et l’influence comme par anticipation.
Le vieil homme lorsqu’il regarde la vie et le réel, constate que beaucoup de choses sont derrières lui, que la dimension des possibles a grandement diminué, que les choses ont un caractère toujours plus périssable. Il voit alors disparaître ce qui fait naître l’impression d’infini : le facteur de l’attente. Attendre allonge le temps ; savoir à quoi s’en tenir le raccourcit. Pour cette raison, les intervalles de temps se raccourcissent et la vie s’écoule de plus en plus vite. Ceci s’explique aussi par le fait que les évènements, ou la manière dont ils sont vécus, diminuent en importance. Ils remplissent de moins en moins la vie et suscitent moins d’émotion. D’où la tendance à oublier les faits récents, tandis que les souvenirs anciens gardent tout leur rayonnement.

Cette crise peut elle aussi être plus ou moins bien vécue. Dans le cas négatif, on voit apparaître le « vieil homme » au sens péjoratif du mot, c’est à dire celui qui ne veut pas vieillir. Celui-ci est tenté, soit de jouer au jeune, soit de s’accrocher à ce qui lui reste avec amertume et dans un matérialisme sénile. De nouveau la vie exige lors de ce passage un « oui » : la fin doit être acceptée sans rancœur ni amertume, sans jalousie pour ce qui est jeune, sans joie mauvaise pour la nouveauté qui échoue. C’est alors qu’apparaît un ensemble de comportements et de qualités morales très élevés et très importants pour la totalité de la vie : discernement, courage, calme, respect de soi, volonté d’assurer la pérennité de ce qui a été vécu, de l’œuvre réalisée et de la signification profonde de l’existence vécue.

Cette crise surmontée, apparaît l’homme sage, caractérisé par un le calme et la sérénité. Comme Saint Charles Borromée, le vieil homme est celui qui s’il devait mourir dans une heure, s’appliquerait à faire le mieux possible ce qu’il est en train de faire. C’est à ce moment là qu’apparaît un sens très fort de l’éternel, non pas un Plus quantitatif, fut-il d’une durée incommensurable, mais un Autre qualitativement libre et absolu. Lorsque le vieil homme perçoit que le sens de la vie dépasse la vie, il devient peu à peu transparent à l’absolu. En le regardant, on comprend ce que veut dire le mot « sagesse », comme une lumière de cet absolu qui tombe sur toute la vie et permet de percer le sens profond des choses. Le vieil homme, nous dit Guardini, n’est plus actif, il rayonne.

Le grand drame de notre monde actuel est que la vieillesse n’est regardée que comme une privation de jeunesse sans valeur à part entière, il n’y a donc pas de place pour la vieillesse. Mais, d’ajouter Guardini, moins on regarde la vieillesse, moins on l’admet, moins on connaît la véritable enfance. De fait, la plupart des enfants sont des adultes en miniature. Il est important de notrer le lien entre ces deux âges de la vie que le monde a tendance à occulter ou à ne pas regarder en vérité, alors qu’ils sont les deux âges où l’on peut le mieux percevoir l’unité de la vie.

Guardini conclue son exposé en mentionnant la prochaine « crise », à savoir la mort, qui sera traitée à un autre moment [2]Cf. Les fins dernières , mais dont l’ignorance ou la négation de beaucoup de nos contemporains, rajoute à l’incompréhension croissante de notre monde sur ce mystère de la vie.

Ces réflexions sur les âges de la vie proposent un regard précieux et revigorant à une époque où la psychologie souvent déterministe a souvent le dernier mot. A chaque âge et à chaque crise qui le conclue, nous voyons émerger la possibilité d’une sortie « par le haut », c’est à dire par un acte de liberté, de responsabilité, un choix de la vérité, un « oui » à la vie, qui permet à l’homme d’accéder à sa pleine stature. En réponse aux philosophies de l’histoire qui ne s’intéressent au temps que pour le point d’arrivée, il est bon et apaisant d’approfondir le sens de la vie à travers la valeur du chemin. Chaque étape est porteuse d’un défi et d’une promesse pour que l’homme devienne toujours un peu plus lui-même. Car c’est bien un homme en qui se succèdent tous ces âges, c’est de sa vie qu’il s’agit et ce continu ne peut être interrompu, même intellectuellement, au risque de perdre cohérence et consistance.

References

References
1 Cette expression a fait l’objet d’une longue méditation dans un autre ouvrage : Liberté, grâce, destinée
2 Cf. Les fins dernières
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1 Commentaire

  1. Tandonnet

    Bonjour ,
    Je vous remercie d’avoir choisi de nous résumer ce livre de Guardini qui a l’air passionnant. Et merci aussi pour vos commentaires éclairants.
    Juste une petite remarque : en tant que professeur de français à la retraite, je vous propose, si vous le souhaitez, de relire vos textes pour en corriger les coquilles.
    Amicalement