La vie n’a aucun sens. Mais en tant qu’êtres humains nous avons besoin de croire en quelque chose pour continuer à vivre. C’est la raison pour laquelle nous avons donné au monde des significations très diverses de la même manière qu’auparavant nous avions inventé le langage (ce qui, soit dit en passant, nous permet de penser le monde comme un tout cohérent).
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Pendant des millénaires, cette signification du monde était essentiellement religieuse. Puis la politique, l’art et la science sont apparus comme d’autres grandes sources de sens. Cette histoire du sens du monde nous a amenés jusqu’aux dernières décennies du XXe siècle, lorsque deux événements se sont produits qui changèrent radicalement notre façon de voir le monde : la fin de l’idéal révolutionnaire – après la chute du mur de Berlin en 1989 – et la diffusion massive du monde virtuel depuis l’apparition de l’Internet au milieu des années 90. Jusque-là, comme êtres humains nous croyions aux histoires et à leurs contenus : l’existence des dieux, la recherche de la justice, l’expérience de la beauté ou de l’amour étaient les sens qui nous animaient. Depuis lors, les croyances qui cherchent à donner un sens à la vie humaine ont perdu tout contact avec la matière : ce n’est plus l’histoire qui nous anime, sinon le moyen ; ce n’est plus le contenu, sinon la forme.
Aujourd’hui, le monde virtuel est notre monde. Mais ce monde virtuel a de nouvelles logiques. Non seulement il ne nous permet plus de croire vraiment aux récits prenant en compte la totalité du reel (comme les religions du passé ou les idées politiques révolutionnaires, qui agissaient comme des religions séculières), mais nous ne pouvons ni nous centrer ni nous concentrer sur quoi que ce soit. La vie virtuelle est une succession infinie d’instants dispersés et la connexion perpétuelle de fragments divers. La procrastination (cette capacité de toujours reporter ce que nous devrions faire) n’est pas une anomalie. C’est l’essence même de la nouvelle vie. Seule la connexion a du sens. Être en réseau, c’est la façon actuelle de se sentir vivant. C’est pourquoi il est intolérable que la connexion à Internet s’arrête, qu’on n’ait pas le Wi-Fi ou que le téléphone portable ne trouve pas une connexion 3G qui nous permette de rester en ligne.
Aucun dieu, aucune beauté, aucune justice, pas même l’amour ne permettent aujourd’hui de donner au monde tout son sens. La vie contemporaine se définit comme la vibration du téléphone cellulaire qui nous prévient qu’un message est arrivé : une forme de réponse à une question que nous envoyons. Sans objet clair, sans sens apparent, mais avec la seule et même force qui dans le passé provoquait la faim ou la pulsion sexuelle la plus désespérée, aujourd’hui c’est le lien à la vie virtuelle qui donne sens. Dans ce désarroi, il y a de l’espoir. Désormais, le sens des choses est vide. Il ne s’agit pas d’atteindre un ciel que nous connaissons déjà à l’avance. Ce vide nous permettra d’inventer de nouveaux mondes : éphémères et dispersés (comme l’est notre vie en ce moment). Bien qu’il ne connaisse pas cette expérience, personne mieux que Fernando Pessoa n’a perçu avec autant de désespérante lucidité la vie virtuelle comme il l’écrivit dans ces vers, au début de son extraordinaire poème La Tabaquería :
« Je ne suis rien,
Je ne serai jamais rien,
Je ne veux rien être,
A part cela, je possède en moi tous les rêves du monde ».