Le slogan Chile despierta, « Le Chili s’est réveillé » devenu le cri de ralliement emblématique de l’actuel mouvement social, a fait revenir à ma mémoire la figure du tranchant et lucide penseur chilien Jorge Millas. Pour Millas, la tâche essentielle de l’intellectuel est d’être le « taon » qui aide les individus à se réveiller d’une « existence de somnambule ».
Photo : Source (Facebook)
Ce fut Héraclite qui, à l’aube de la pensée grecque, décrivait ainsi les somnambules, les endormis (katheudontes) : « sans intelligence, ils ressemblent à des sourds : présents, ils sont absents ». Ceux qui ne sont pas de ces « présents / absents » sont « ces hommes qui vivent en sachant qui ils sont, qui connaissent leur propre essence ». La pensée, pour Millas, est ce qui nous permet d’aller au-delà de la simple survie, qui nous permet d’être attentifs, en premier lieu à notre propre vie. Nous sommes « présents / absents » quand nous cessons de nous intéresser aux choses, quand nous perdons la capacité de nous étonner, origine de toute mouvement de la pensée. Et c’est un des dangers de notre société de masse, car, pour Millas, en elle, « tend à devenir banal précisément ce qui requiert la conscience la plus haute et la vigilance : l’homme lui-même ». L’insupportable légèreté de l’être dirait Kundera.
Notre pays, anesthésié des décennies de croissance économique, a vécu en un certain sens « une existence de somnambule », propre d’une société qui réduit dangereusement la valeur de l’existence et la définition de l’identité propre à la consommation. Ce qui nous a fait nous sentir puissants pour un temps (« le Jaguar de l’Amérique latine »), par la suite, avec le ralentissement de la croissance économique, nous a fait nous sentir vulnérables. Une crise comme celle-ci est positive car elle nous sort de nos certitudes, nous oblige à penser, à être plus vigilants, à réaliser que nous ne sommes pas des îles, qu’à côté d’un « je » un « nous » est tout aussi fondamental.
Cela signifie-t-il que nous nous sommes réveillés de manière définitive ? Non. L’autocomplaisance est un danger pour le véritable réveil. Se réveiller exige un travail intérieur très profond, il faut beaucoup étudier, lire, dialoguer, ne pas se laisser entrainer, par exemple par l’infantilisme pathétique, l’hystérie ou le mensonge des réseaux sociaux. Il faut élaborer ses propres points de vue. Et il faut faire très attention à ne pas remplacer un type d’autocomplaisance ou de somnambulisme existentiel par un autre. J’entends beaucoup de discours et d’appels intolérants, chargés d’éternels ressentiments, qui justifient la violence avec des théories et qui tentent de prendre le contrôle du mouvement citoyen. L’authentique et nécessaire désir d’un « nous » perdu est distordu, remplacé par l’inacceptables exigences d’unanimité, nous mettant face à un nouveau danger qui exige notre plus grande vigilance. Le « nous » de la plus importante de toutes les manifestations n’est pas un « nous » homogène de la pensée unique, qui obéit à une seule consigne. Attention à ne pas remplacer le consommateur aliéné dans sa zone de confort (le « dernier homme » de Nietzsche) par le militant aliéné, qui bien souvent avance à visage couvert et derrière lequel se cache un futur « commissaire politique ». Ce mouvement, ou bien avancera à visage découvert, les mains pures de toute violence, intolérance et nihilisme destructeur, ou bien nous serons victimes d’une autre des formes d’aliénation de la société de masse : la terreur révolutionnaire, mise à nue elle aussi par des intellectuels comme Albert Camus en France ou Jorge Millas au Chili.
Le consommateur aliéné et le fanatique violent se ressemblent en ce que tous deux renoncent au discernement éthique, se laissant porter par leurs pulsions basiques et abandonnant la recherche d’une opinion qui valorise et réfléchit. D’une aliénation individualiste (dans laquelle nous avons vécu ces dernières années au Chili) nous pouvons passer à une aliénation collectiviste qui manipule le désir d’un « nous », et qui est tout aussi néfaste voire pire que la première. Pour cette raison, ne nous endormons pas sur nos lauriers. Chili: ne cesse pas de te réveiller!
Article traduit de l’Espagnol, paru le 7 novembre 2019. Source