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Le cas Jägerstätter vu par deux cinéastes

L’histoire de Franz Jägerstätter, agriculteur du village de Sankt Radegund en Haute-Autriche, marié et père de famille, guillotiné en août 1943 pour son refus de servir le régime nazi, nous a été racontée par Axel Corti en 1971 dans son téléfilm documentaire Der Fall Jägerstätter (« Le Cas Jägerstätter »). Quelque 38 ans plus tard, dans Une Vie cachée (A Hidden Life, 2019), le cinéaste et philosophe américain Terrence Malick fait à son tour le récit de cette histoire et l’incorpore dans la dimension de l’être. 

 

Photo : Source

 

Là où la caméra de Corti concentre le récit aux niveaux du temps, de l’espace, du mouvement, de la composition des plans et de la lumière, celle de Terrence Malick adopte une démarche contraire en ordonnant le récit à la dimension de l’être. Franz Jägerstätter (August Diehl) vit en effet l’épreuve du sacrifice volontaire de sa vie depuis la beauté de l’être. Cela lui permet de rester fidèle à sa conviction et ne pas céder à la pression des gens du village qui le somment avec une insistance méprisante d’« être raisonnable, penser à sa famille et accomplir son devoir envers sa patrie ». Dans des cadrages larges Terrence Malick nous donne à voir une nature grandiose, pure et intacte, de majestueuses montagnes dont la sérénité et l’immuabilité inspirent à l’absolu. Franz Jägerstätter et son épouse Franziska (Valerie Pachner) sont un couple uni et vivent une vie de famille comblée ; les couleurs utilisées, bien assorties les unes aux autres, disent l’harmonie qui règne entre eux, la lumière douce et jamais criarde suggère le bonheur et l’espérance de leur vie belle par sa proximité à la nature et aux autres. Le rythme plutôt lent crée une temporalité étirée, qui remonte jusqu’au jour de la rencontre du couple et fait mention de toutes les étapes importantes de leurs années vécues ensemble. 

Une Vie cachée est un film caractérisé par la fluidité du mouvement : Franz Jägerstätter est un pèlerin sur terre dont la vie est en devenir constant. C’est une âme qui vit et qui vibre. À aucun moment il n’est figé par la peur (même si la souffrance marque son visage et son corps), il avance jour après jour vers le but de sa destinée : la délivrance, le ciel. C’est un chemin difficile car, avec Franziska, il est seul et incompris face au reste du monde, ce que rendent bien les angles de prises de vue inhabituels et dysharmonieux. Le rapport entre Franz Jägerstätter et l’être qui l’entoure est un rapport dynamique. Notre regard est dirigé par un mouvement à la fois horizontal et vertical pour atteindre à la substance de l’existence terrestre et élever notre âme. La vie de Jägerstätter ne peut se comprendre autrement qu’en relation avec son environnement (souvenons-nous qu’il a été amené à la foi par Franziska ; c’est à travers elle qu’il a découvert un sens nouveau à la vie). Parce qu’il est absorbé dans l’être, il est porté par l’espérance que lui offre sa foi et qui lui permet de renoncer librement à sa vie terrestre. Tout compromis, toute participation à la cause nazie, même au nom de la fidélité à la patrie, serait une souillure de l’être et reniement de la vérité. Terrence Malick filme le rapport vital à l’être que vit Franz Jägerstätter à une époque où l’humanité risque de perdre le sens de toute existence. 

 

Une Vie cachée – Bande annonce

 

Au contraire, pour exprimer l’essence de son personnage, Axel Corti adopte une démarche toute autre, caractérisée par l’immobilité, la concentration et l’enfermement. L’un des traits distinctifs du film est, en effet, la représentation du corps et du visage de Franz (Kurt Weinzierl) vus de face, les plans étant composés avec une frappante économie de détails. Son corps plutôt trapu et l’expression saisissante de son visage qui ne laisse transparaître aucune peur ni hésitation, suggèrent l’immuabilité d’une conviction qui est devenue chair (on peut voir dans ces choix esthétiques un écho de l’activité de résistant d’Emil Corti, le père du réalisateur). La caméra est fixe et peu nombreux sont les déplacements des personnages. Pendant son procès Franz Jägerstätter est vu de face et à même hauteur que la caméra, en gros plan ou en plan rapproché : il fixe du regard le spectateur et ses accusateurs pour les confronter. Tout est concentré sur son regard interrogateur qui remet puissamment en question l’attitude faussement soumise des hommes à la tyrannie de l’occupant. Ce regard remet face à soi et dénonce tout compromis de la conscience. C’est précisément sur sa façon de voir que portent les accusations portées contre lui : on lui fait le grief d’avoir « un regard déformé sur les choses », de « négliger ses responsabilités » et d’ « être en plein délire religieux ». À ces accusations il répond qu’il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes et que « voir la vérité est une grâce ». 

 

 

À l’exception de la scène de l’enterrement dans les premières minutes du film de Corti, Franz Jägerstätter est filmé uniquement dans des décors intérieurs : dès lors que commence son procès il perd sa liberté, seul face à l’ennemi, enfermé dans le pénitentiaire berlinois (mais libre dans son être intérieur et inébranlable par la force de sa conviction). Ce qui composait sa vie – sa femme, ses enfants, la ferme, le village – lui a été ôté, il a pour uniques repères sa lutte solitaire, son engagement pour la vérité et sa foi dans le Créateur, dont il sait qu’il obtiendra bientôt la félicité éternelle. Le rythme des évènements et des séquences chez Corti est rapide, parfois lapidaire et passe certains évènements ou étapes sous silence. Le Franz Jägerstätter d’Axel Corti n’est pas plongé dans l’être de la même manière que celui de Terrence Malick. Le repos dans la vérité et dans le Créateur (évoqué par le faible contraste entre le noir et le blanc), Jägerstätter le vit sur terre parce que son existence et son choix ne sont pas concevables autrement que dans son engagement pour la vérité. Le parallèle entre la scène d’ouverture, où nous voyons Jägerstätter en plongée depuis le haut de l’escalier du pénitentiaire (il est en bas, nous sommes en haut, le verdict qui va être rendu approche) et la scène finale où nous le voyons en contre-plongée terminant la montée de l’escalier, décrit l’aboutissement : Jägerstätter est au seuil de sa délivrance.

 

 

Corti envisage son film comme un témoignage de vérité simple et nue, sans détails superflus : la vérité est l’armature de l’existence ; elle est reconnue par la raison (« die Vernunft ») que purifie la foi. La dimension documentaire du film est nourrie par le témoignage de plusieurs personnes qui ont côtoyé le vrai Franz Jägerstätter. Le témoignage de Franziska âgée est d’une surprenante brièveté. La caméra de Corti concentre le récit sur l’essentiel. Il nous fait voir le chemin de l’être intérieur de Jägerstätter, tandis que Malick ouvre vers l’immensité de l’être dans lequel l’homme se fond. Axel Corti crée le sens en dépouillant l’image ; Terrence Malick le crée à partir de la relation au tout. Alors que l’épreuve chez Corti s’exprime dans la confrontation sèche et dure de la vérité et du mensonge, elle est vécue chez Malick dans la beauté de l’être. Deux réalisateurs d’époques, de pays et de cultures différents, deux démarches esthétiques et deux représentations distinctes de Franz Jägerstätter, mais une seule histoire avec le même message, et pour nous le même défi : découvrir la grandeur et la simplicité de l’être et vivre nos épreuves dans sa beauté.

 

The refusal, version sous-titrée en anglais

 

Regarder ici un article déjà publié sur Franz Jägerstätter par Marie-Isabelle Schallenberg, le 22 mai 2018, sur Terre de Compassion
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