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Attendre la Muse, ou courir à sa perte?

Je cherche une symbolique qui soit si simple qu’un enfant de trois ans pourrait l’assimiler. Une symbolique qui nourrisse la raison de façon organique, une image qui s’assimile naturellement, qui provoque une onde de choc silencieuse et pourtant incontournable. Je cherche à atteindre une symbolique qui soit invisible à l’esprit, qui passe inaperçue. Une résolution plastique qui va chercher l’objet si près de sa source que son expression en soit comme naturelle. Cela ne veut pas dire qu’il faille évacuer toute symbolique et signification, (et comment cela pourrait-il se faire puisque le monde est symbole, signe vrai ?), mais que le symbole soit si proche du point d’unité qui le lie par participation à sa source qu’il en devienne comme invisible. Je cherche un espace peint ou rien ne soit à résoudre, à trouver parce que tout serait déjà résolu, tout serait déjà présent. Il ne s’agit pas de « dire autrement », encore moins dire « autre chose », il s’agit de dire vrai, d’imprimer la marque juste, le signe agissant, adéquate à exprimer la réalité de l’être. Une telle image provoquerait un étonnement silencieux comme le souffle discret d’une puissance atomique. Ce qui est le plus intimement, profondément et naturellement désiré serait présent, simultanément « un impossible réalisé » et « la chose la plus naturelle qu’il soit ».
J’ai conscience que l’on avance vers un tel signe seulement pas à pas, lentement, et d’une certaine manière, en reculant. Le chemin qui va là me semble ne pouvoir être qu’un étrange et douloureux divorce. [1]Aragon. Du poème « Il n’y a pas d’amour heureux » https://www.youtube.com/watch?v=UrYBl2ZfePU

 

Tableau à l’huile de Frédéric Eymeri – ABSENCE – 35 x 27 cm

 

L’image porteuse d’un tel sens serait peut-être comme une chose vue parmi tant d’autres, peut-être même une chose discrète et que l’on quitte facilement, mais qui nous reviendrait le soir en mémoire et qui ne s’effacerait pas. Une profondeur exprimée d’une manière organique naturelle, non complexe, agirait peut-être ainsi. Une plastique que ni les idées ni la psychologie ne viendraient approcher, une forme en laquelle l’être pourrait s’affirmer sans détour, une once de matière claire que notre esprit ne pourrait pas rendre opaque aurait aussi la qualité de ne pas lasser. Après quelques heures, quelques jours, un tel objet reviendrait à l’esprit, toujours aussi discret et toujours aussi neuf, avec cette étonnante force de rejoindre si profondément qui l’a croisé qu’il ne puisse douter qu’une part essentielle de sa personne a été, dans cette rencontre, nouvellement affirmée. Et cela est arrivé qu’une œuvre d’art rende meilleur, et cela arrive qu’elle empêche d’aller plus loin vers le mal, qu’elle dise à qui l’accueille : « tu te trompes, tu vaux davantage que cela ». Et cela arrivera encore qu’une œuvre d’art aide les hommes à avancer plus loin, qu’elle dise à qui a besoin de l’entendre : « ne t’arrête pas là, poursuis ton chemin cela en vaut la peine, avance encore, soit davantage »… Cela arrivera encore qu’elle dise cela dans le secret du cœur de celui qui l’entend, et que simultanément elle lui donne la force de le faire, elle lui donne cette force qu’il n’avait plus, dont il manquait, et qui l’inclinait à abandonner son destin. Cela arrive tous les jours, que des hommes reprennent la route alors qu’ils allaient sombrer. Ils allaient lâcher prise, introduire en eux-mêmes le mensonge, non pas qu’ils le désiraient, qu’ils voulaient le faire, non, ils ne le voulaient pas, ils luttaient même, ils luttaient pour se maintenir à bord, à bord de la vie, du bateau de leur vie, ils luttaient mais n’avaient plus de courage, ils étaient épuisés, ils avaient usé leurs forces et leur courage et tristement, péniblement, en pensant à leurs enfants peut-être, contraints ils allaient renoncer. C’est cela qu’ils allaient faire, avec peine, juste avant qu’ils ne croisent cette étrange beauté qui blesse et pénètre et de douceur déchire l’intime du cœur. Cela arrive chaque jour et arrivera encore que de tels hommes se relèvent avec le courage revenu, et la vision claire de ce qu’il faut faire, et la force de l’accomplir. Cela se produit, le plus souvent peut être sans même que ce soit perceptible, sans éclat, sans intrusion consciente, sans que l’on puisse dire c’est ceci, c’est à ce moment précis. Cela se produit discrètement, humblement, comme une mère de famille cuisine et sert le repas sans que l’on puisse dire merci, non que l’on soit ingrat, mais parce que l’on n’a pas vu, on a pas senti, on a pas su l’action qu’a eu sur nous la nourriture et quel amour l’a adapté à notre besoin, à notre goût.

Le premier amour marque la volonté de façon indolore, et je ne crois pas qu’il s’agisse d’extorquer la sensation par quelque subterfuge que ce soit. Je ne veux pas chercher une chose qui s’impose par le choc qu’elle provoque. C’est même le contraire, il faudrait une image si humble que le signal qu’elle envoie à l’esprit ne vienne pas masquer le message dont il est porteur. Cette humilité doit compenser par sa force le choc séducteur qu’elle se refuse à porter. La force vient de la profondeur, de la vérité de l’objet puisée au plus proche de ce qui le tient en une unité. C’est là qu’il faut viser…
Il est un point insondable qui tient les circonstances et qui tient l’instant, il tient la matière, et l’ordre dans la matière, et le sens de la matière, et sa bonté ; et il tient aussi le point – il faut bien des mots- le point où l’être dit « matière », et elle EST! Elle est ici et maintenant et encore, comme la source qui coule et reste source, elle subsiste jaillissant de ce point qui n’a de cesse de la dire !

Une telle image ne peut naître au monde sans qu’une sorte de miracle ne lui permette. Il me semble que ne pas désirer jusque-là, jusqu’à cet impossible, coupe à la racine la possibilité même de créer une quelconque œuvre d’art. Ce miracle attendu, cette « Muse », ce que les Grecs nommaient aussi l’idéa, convainc par la puissance d’étonnement qu’elle dégage, elle surgit de je ne sais où, lors même que toutes les portes sont closes, elle éveille l’enthousiasme, attire à elle toutes les énergies du créateur, ordonne et oriente ses choix vers un seul but : réaliser une œuvre autonome qui, sans trahir les traits encore flous qui miroitent dans l’esprit de l’artiste, parvienne à en dire la substance. Le coup reçu doit devenir un coup porté… Sous l’influence de cette inspiration, l’artiste reçoit la charge de mettre au monde, sous forme concrète, ce qui n’est encore qu’un fuyant aperçu. Il reçoit la charge d’être le maître d’œuvre de ce mystérieux processus d’incarnation. Comme un humble traducteur, il s’efforce que rien ne se perde de ce qui a été perçu. Il faut alors agir vite et bien, afin que rien d’essentiel ne s’évapore au cours de ce passage qui offre aux sens de tout ce qui a jailli à l’esprit d’un seul.

 

Tableau à l’huile de Frédéric Eymeri – NOCTURNE – 35 x 27 cm

 

Je cherche, en tant qu’artiste, cet absolu et pourtant, je ne peux m’empêcher de penser que même à l’art, une limite est imposée. Ce qui est de l’ordre du fini n’est pas de l’infini, ce qui est de l’ordre du complexe n’est pas simple, ce qui procède d’un cheminement n’est pas immédiat ; de manière plus essentielle, dans l’ordre des choses créées , l’essence n’est pas l’existence. Qu’ils sont troublants les mots du philosophe Jacques Maritain lorsqu’à la fin de sa vie il affirme : « (…) Quand on est très vieux, on aime la beauté plus que jamais, et cependant, on a aucune envie de voir ou entendre des œuvres belles parce que ça vous fait mal, comme un atroce coup de lance, de sentir dans l’instant où elles vous touchent le cœur, qu’elles sont une duperie par laquelle l’homme, et à quel prix, s’efforce en vain de sortir de sa misère et de son néant et de se tromper soi-même. »

Balthus, dans une interview qu’il donne devant son chalet en Suisse, également à la fin de sa vie, alors que le journaliste le qualifie d’artiste, rectifie : « Moi je ne suis pas un artiste, je suis un artisan. Les artistes ont tué la peinture à force de prétention… »

Terribles dénonciations !

Peut-on accuser ces grands personnages d’avoir renoncer à l’absolu qui a dirigé toute leur vie ? Je ne le crois pas… Il me semble plutôt qu’ils défendent ce dernier face au danger qui voudrait projeter l’art dans l’illusion mensongère d’avoir atteint au but et peut-être même, à l’orgueil démesuré de se croire être ce but. Entre la célèbre affirmation de Fiodor Dostoïevski « La beauté sauvera le monde » et l’affirmation que l’art a un pouvoir salvifique, il n’y a qu’un pas. Les deux grands amoureux du beau, cités plus haut nous rappellent que Picasso n’est pas Jésus Christ, que les tournesols de Van Gogh ne sont pas l’Eucharistie et que le grand orchestre de l’art contemporain n’est pas l’Église…

En dernière analyse, peut-être est-il possible d’affirmer que créer est en sa source attendre un miracle, espérer qu’un impossible dévoilement se réalise ? Attendre en refusant d’affirmer l’illusion, même magnifique, d’être soi-même la mesure. Attendre calmement, sereinement, attendre avec confiance lors même que rien ne se passe dedans, que tout s’agite dehors et semble être précipité hâtivement dans une ruine sans retour.

 

Tableau à l’huile de Frédéric Eymeri – DÉVOILEMENT (HOMMAGE À PAUL CELAN) – 46 x 38 cm

 

Imaginons un monde clos, ennuyeux, bien fait à certains égards, mais lassant parce que sans surprise. Les causes entraînent des effets qui eux-mêmes deviennent cause et entraînent des effets qui etc, etc. Rien de nouveau qu’il ne soit possible de provoquer de quelque manière que ce soit. Les essais les plus fructueux réussissent à agir sur des causes qui, pour un temps, produisent d’autres effets. Cela éveille un sentiment d’espoir qui retombe bien vite car le cycle continu, avec ces effets fabriqués qui entraînent à leur tour des causes qui toujours leur ressemblent. Sur les murs de cette prison dorée il est bien quelques graffitis, quelques signes qui témoignent de la recherche de quelque chose de nouveau, d’une correspondance plus grande avec les aspirations de chacun. Ils témoignent d’une attente, mais jamais ne la comblent. Les graffitis deviennent eux aussi, après un temps, tristes et vains… Ils demeurent sur les murs de cette prison dorée comme le magnifique élan de plusieurs générations vers un absolu jamais totalement atteint ; et la soif demeure. Beaucoup, de plus en plus, affirment maintenant que la soif est un leurre et qu’il faut la taire. D’autres, un petit nombre, pensent qu’il faut essayer encore de l’atteindre, par n’importe quel moyen qui n’a pas encore été essayé. Cependant, lassé, le plus grand nombre détourne son regard des images. La quantité devient la qualité, et au fur et à mesure que la soif des hommes s’éteint, le monde devient un monde qui n’attend plus rien. Imaginez ce monde-là, ce monde vieillissant et pris dans d’étranges convulsions. Les enfants qui y naissent développent tous une confusion grandissante qui les empêche de se déterminer. Le chaos grandit sans que personne n’y puisse rien faire. La soif d’absolu devient de plus en plus impossible à affirmer et ceux qui s’y risquent sont frappés tacitement d’une étrange indignité. Les causes entraînent des effets toujours plus sombres sans qu’il soit possible de rétablir le contrôle de cela. Imaginez les hommes vivant dans ce monde-là, des hommes devenus incapables de savoir qu’ils ont soif. Des hommes incapables de contrôle sur les éléments dont ils dépendent dans ce monde clos. Imaginez cette obscurité descendue depuis maintenant si longtemps. Descendue inexorablement, dans une croissance imperceptible, si bien que personne, dans ce monde, ne puisse savoir qu’il fait nuit maintenant. Imaginez maintenant que la possibilité d’un bonheur soit introduite sous une forme concrète qui ne puisse être niée. Soudain, un absolu saisissable est présent. Non plus quelques graffitis qui attestent de la soif d’un monde autre. Pas même l’ouverture d’une sorte de passage enfin dévoilé vers ce monde inconnu. À la faveur de je ne sais quel symbole vrai, d’un signe en acte de sa propre signification, le dévoilement affirme soudain que les murs n’en sont pas. Ils sont là, toujours là comme ils l’étaient hier et les jours d’avant, ils sont là, mais leur nature enfermante laisse maintenant apparaître une source, un lieu de contact avec un océan sans limite ; et l’océan ne se répète jamais. Ce qui était haï, décoré, banalisé, oublié, toutes ces choses qui sont la limite, qui circonscrivent le monde, peuvent maintenant être aimées, aimées de cet amour qui accroît la liberté à sa mesure.

Si la beauté doit sauver le monde, c’est ainsi qu’elle le fera : immédiatement et sans discussion ! Du geste soudain de la beauté naît la conscience immédiate d’une libération, l’engouffrement irrémédiable de l’illimité dans la limite, le toucher irréfutable d’un bonheur total présent. Tout ce qui n’atteint pas là n’atteint pas !

Regarder ici la Galerie complète de Frédéric Eymeri

References

References
1 Aragon. Du poème « Il n’y a pas d’amour heureux » https://www.youtube.com/watch?v=UrYBl2ZfePU
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3 Commentaires

  1. Denis Cardinaux

    Oh cher Frédéric ! Quel texte et quel titre extraordinaire :! Merci de continuer à tenir le feu de cette lampe pour nous, sans en diminuer ni la limite, ni la promesse. Cette lampe à la chaleur de laquelle nous nous réchauffons. Car il ne s’agit pas que de voir… Il s’agit de aussi de communion. Après un tel texte, je voudrais inviter les lecteurs à transmettre une oeuvre ou ou un texte qui ont eu le rôle d’aide et d’encouragement sur ce chemin. Sans commentaire, sans explications… Voici un texte extraordinaire du Poète Yves Bonnefoy (dans son cas, poète s’écrit avec une majuscule);

    DANS LE LEURRE DES MOTS II
    Yves Bonnefoy, Les planches courbes, Mercure de France, 2001, p. 77 à 80.

    Et je pourrais
    Tout à l’ heure, au sursaut du réveil brusque,
    Dire ou tenter de dire le tumulte
    Des griffes et des rires qui se heurtent
    Avec l’avidité sans joie des vies primaires
    Au rebord disloqué de la parole.
    Je pourrais m’écrier que partout sur terre
    Injustice et malheur ravagent le sens
    Que l’esprit a rêvé de donner au monde
    En somme, me souvenir de ce qui est,
    N ‘ être que la lucidité qui désespère
    Et , bien que soit retorse
    Aux branches du jardin d’Armide la chimère
    Qui leurre autant la raison que le rêve,
    Abandonner les mots à qui rature,
    Prose , par évidence de la matière,
    L’offre de la beauté dans la vérité,
    ________________________________________
    Mais il me semble aussi que n’est réelle
    Que la voix qui espère , serait-elle
    Inconsciente des lois qui la dénient.
    Réel , seul , le frémissement de la main qui touche
    La promesse d’une autre, réelles, seules,
    Ces barrières qu’on pousse dans la pénombre ,
    Le soir venant , d’un chemin de retour.
    Je sais tout ce qu’il faut rayer du livre,
    Un mot pourtant reste à brûler mes lèvres.
    ________________________________________
    Ô poésie,
    Je ne puis m’empêcher de te nommer
    Par ton nom que l’on n’aime plus parmi ceux qui errent
    Aujourd’hui dans les ruines de la parole.
    Je prends le risque de m’adresser à toi, directement,
    Comme dans l’éloquence des époques
    Où l’on plaçait, la veille des jours de fête,
    Au plus haut des colonnes des grandes salles,
    Des guirlandes de feuilles et de fruits.
    ________________________________________
    Je le fais, confiant que la mémoire,
    Enseignant ses mots simples à ceux qui cherchent
    À faire être le sens malgré l’énigme,
    Leur fera déchiffrer, sur ses grandes pages,
    Ton nom un et multiple, où brûleront
    En silence, un feu clair,
    Les sarments de leurs doutes et de leurs peurs.
    « Regardez , dira-t-elle, dans le seul livre
    Qui s’écrive à travers les siècles, voyez croître
    Les signes dans les images. Et les montagnes
    Bleuir au loin, pour vous être une terre .
    Écoutez la musique qui élucide
    De sa flûte savante au faîte des choses
    Le son de la couleur dans ce qui est . »
    ________________________________________
    Ô poésie ,
    Je sais qu’on te méprise et te dénie .
    Qu’on t’estime un théâtre, voire un mensonge,
    Qu’on t’accable des fautes de langage,
    Qu’on dit mauvaise l’eau que tu apportes
    À ceux qui tout de même désirent boire
    Et déçus se détournent, vers la mort .
    ________________________________________
    Et c’est vrai que la nuit enfle les mots,
    Des vents tournent leurs pages, des feux rabattent
    Leurs bêtes effrayées jusque sous nos pas.
    Avons-nous cru que nous mènerait loin
    Le chemin qui se perd dans l’évidence,
    Non , les images se heurtent à l’eau qui monte,
    Leur syntaxe est incohérente, de la cendre,
    Et bientôt même il n’y plus d’images,
    Plus de livres, plus de grands corps chaleureux du monde
    À étreindre des bras de notre désir.
    ________________________________________
    Mais je sais tout autant qu’il n’est d’autre étoile
    à bouger , mystérieusement, auguralement,
    Dans le ciel illusoire des astres fixes,
    Que ta barque toujours obscure, mais où des ombres
    Se groupent à l’avant , et même chantent
    Comme autrefois les arrivants, quand grandissait
    Devant eux , à la fin du long voyage,
    La terre dans l’écume, et brillait le phare.
    ________________________________________
    Et si demeure
    Autre chose qu’un vent, un récif, une mer,
    Je sais que tu seras, même de nuit,
    L’ancre jetée, les pas titubant sur le sable,
    Et le bois qu’on rassemble, et l’étincelle
    Sous les branches mouillées, et, dans l’inquiète
    Attente de la flamme qui hésite,
    La première parole après le long silence,
    Le premier feu à prendre au bas du monde mort.