Quand je cesse de me centrer sur le nombril du présent et que je me tourne vers l’histoire, je me sens plus proche maintenant de cette énorme quantité d’êtres humains qui nous ont précédés dans l’expérience d’avoir traversé des situations collectives dans lesquelles la vie quotidienne leur échappait. Des centaines… des milliers de guerres, de persécutions, de fléaux, de catastrophes naturelles, commencent à me révéler leurs contours plus définis alors que je perçois aujourd’hui le passé derrière ces empreintes, les empreintes du mal.
Le fil de la vulnérabilité est douloureusement et apparemment inévitablement tissé dans la grande trame de l’histoire humaine, du déluge à nos jours. L’ange de l’histoire, dit Walter Benjamin, regarde le passé avec des ailes ouvertes et des yeux écarquillés : « Je voudrais arrêter, réveiller les morts et reconstituer ce qui a été déchiré. Mais une tempête descend du Paradis et tourbillonne dans ses ailes et est si forte que l’ange ne peut pas les plier. Cette tempête l’entraîne irrésistiblement vers l’avenir, auquel il tourne le dos, tandis que le tas de ruines s’élève devant lui jusqu’au ciel. » [1]Walter Benjamin, « Tesis de filosofía de la historia » dans Para una crítica de la violencia, Méjico : La nave de los locos, Premia, 1982, p. 113-11
Ainsi, chers amis contemporains, il semble que maintenant les cloches ont sonné pour nous aussi et il devient inévitable que cette tempête n’entraîne pas quelques-unes de ses ruines dans le tourbillon. Et bien que ce soit un événement singulièrement nouveau car il nous met au diapason de presque tous les habitants de la planète terre du fait de la mondialisation de la peste, chacun le vit depuis son environnement réduit, son foyer, sa situation familiale, son travail, depuis son petit monde quotidien, son monde. Depuis son « je ». Et cela a toujours été le cas, car il n’y a pas d’autre manière. Il m’est arrivé, entre autres choses, de rassembler dans la toile de ma mémoire vitale deux enseignements que j’ai appris de grands hommes.
Liberté
Que faire ? Je crois que l’expérience de Viktor Frankl, qui dans une circonstance historique existentielle bien plus terrible que celle à laquelle nous sommes confrontés, a su reconnaître et retenir pour lui-même des ressources latentes dans la condition humaine, peut nous servir aujourd’hui malgré les distances.
Lorsqu’il semble que nous ayons perdu toutes nos libertés, la réalité nous contredit néanmoins, nous accule un peu plus et nous met devant le miroir pour que nous puissions au moins décider d’une chose qui est fondamentale pour nous : À quel genre de personne voulons-nous être ou permettrons-nous à la situation que nous vivons de donner naissance dans notre cas. Cela implique un degré inhabituel de lucidité et d’énergie qui correspond au caractère inhabituel de la situation.
Frankl nous parle de son expérience dans les camps de concentration et d’extermination. Mutatis mutandi – et avec un immense respect – nous pourrions tirer quelques leçons qui pourraient être utiles pour cette période :
« Après cette tentative de présenter les caractéristiques psychologiques typiques d’un détenu de camp de concentration, on pourrait avoir l’impression que l’être humain est une personne complètement et inévitablement influencée par son environnement. Dans ce cas, l’environnement est compris comme la structure singulière du camp de concentration, qui a obligé le prisonnier à adapter son comportement à un certain ensemble de directives. Mais qu’en est-il de la liberté humaine ? N’y a-t-il pas une liberté spirituelle en ce qui concerne le comportement et la réaction à un environnement donné ? Est-elle vraie la théorie qui nous enseigne que l’homme n’est rien d’autre que le produit de nombreux facteurs de l’environnement, qu’ils soient de nature biologique, psychologique ou sociologique ? L’homme n’est-il qu’un produit accidentel de ces facteurs ? Et, plus important encore, les réactions des prisonniers face au monde unique d’un camp de concentration prouvent-elles que l’homme ne peut échapper à l’influence de ce qui l’entoure ? N’a-t-il pas le choix face à de telles circonstances ? »
Nous pouvons répondre à toutes ces questions sur la base de l’expérience et aussi sur la base de principes. Les expériences de la vie dans un camp montrent que l’homme a la capacité de prendre des décisions. Ces exemples, nombreux, certains héroïques, prouvent qu’il est possible de surmonter l’apathie et d’éliminer l’irritabilité. L’homme peut conserver un vestige de liberté spirituelle, d’indépendance mentale, même dans les circonstances les plus terribles de tension psychique et physique.
Ceux d’entre nous qui étaient dans les camps de concentration se souviennent des hommes qui allaient de baraque en baraque pour réconforter les autres, leur donnant le dernier morceau de pain qui leur restait. Ils étaient peut-être peu nombreux, mais ils ont apporté les preuves suffisantes que tout peut être enlevé à l’homme, sauf une chose : la dernière des libertés humaines, le choix de l’attitude personnelle face à un ensemble de circonstances afin de décider de son propre chemin.
Et là, il y avait toujours des occasions de choisir. Chaque jour, à tout moment, la possibilité de prendre une décision était offerte, décision qui déterminait si l’on allait se soumettre ou non aux forces qui menaçaient de nous enlever notre moi le plus intime, la liberté intérieure ; qui déterminait si l’on allait être ou non le jouet des circonstances, renonçant à la liberté et à la dignité, pour se laisser modeler en un prisonnier typique.
Vu sous cet angle, les réactions mentales des détenus dans un camp de concentration doivent nous sembler être la simple expression de certaines conditions physiques et sociologiques. Même si des conditions telles que le manque de sommeil, une alimentation insuffisante et diverses tensions mentales peuvent laisser penser que les détenus ont été contraints de réagir d’une certaine manière, il ressort clairement d’une analyse ultime que le type de personne qu’un prisonnier devenait était le résultat d’une décision intime et non pas seulement le produit de l’influence du camp. Fondamentalement, donc, tout homme pourrait, même dans de telles circonstances, décider de ce qu’il deviendrait, mentalement et spirituellement, car même dans un camp de concentration, il peut conserver sa dignité humaine. Dostoïevski a dit dans une occasion : « Je ne crains qu’une chose : ne pas être digne de mes souffrances. » Et ces mots me sont revenus à l’esprit à maintes reprises lorsque j’ai rencontré ces martyrs dont la conduite dans le camp, la souffrance et la mort, ont témoigné du fait que la liberté intime n’est jamais perdue. On peut dire qu’ils étaient dignes de leurs souffrances et que la façon dont ils les ont endurées était un véritable accomplissement intérieur. « C’est cette liberté spirituelle, qui ne peut nous être enlevée, qui donne un sens et un but à la vie » [2]Viktor Frankl, découvrir un sens à sa vie
En comblant la différence abyssale qui nous sépare de l’énorme situation à laquelle étaient confrontés Viktor Frankl et Dostoïevski à leur époque, ce qu’il nous indique, et je crois que c’est l’un des trésors de leur héritage spirituel, c’est que même lorsque les règles du jeu dans lesquelles nous sommes poussés à vivre ne sont pas entre nos mains, ce qui est encore en notre pouvoir, c’est la décision sur l’attitude que nous allons adopter face aux différentes alternatives que nous présente la vie quotidienne. Nous pouvons en effet ajouter ou soustraire, dans le combat quotidien pour la Vie dans ses nuances multiples et infinies qui ne se limitent en aucune façon, je crois, à l’objectif de la survie. Des additions ou des soustractions qui s’étendent généralement comme des ondes concentriques de notre petit environnement à l’infini. Après tout, l’onde de choc du message de Viktor Frankl nous est parvenue, et l’image de ces héros qui sont passés de baraque en baraque nous met aujourd’hui au défi de ne pas négliger tous ceux qui sont dans un état de dénuement matériel ou spirituel désespéré. Même si nous ne pouvons pas voir leurs visages. Ils sont là, partout.
La force
Un autre motif de réflexion me vient de Josef Pieper. Dans son cas également, c’est pendant la Seconde Guerre mondiale qu’il a consacré un effort particulier de compréhension à la vertu de la force. Ce fut le point de départ qui allait conclure son célèbre travail sur les vertus fondamentales. Mais le premier élément déclencheur dans son contexte historique a été de clarifier les notions fondamentales sur la vertu de force.
« La vertu de force suppose la vulnérabilité (…) Si l’homme peut être fort, c’est parce qu’il est essentiellement vulnérable. Par blessure, nous entendons ici toute agression, contre la volonté, que l’intégrité naturelle peut subir, toute blessure de l’être qui repose en lui-même, tout ce qui se passe en nous et avec nous, se passe contre notre volonté. En bref : tout ce qui est d’une certaine manière négatif, lorsqu’il cause blessures et douleur, tout ce qui inquiète et opprime » [3]Josef Pieper, Le quadrige ; prudence, justice, force, tempérance
La vertu de force nous dispose à supporter l’adversité sans succomber, sans nous abandonner, sans cesser de nous soucier de ce que nous considérons comme important, de ce que nous aimons et de ce qui donne un sens à notre vie. Cette vertu, dit Pieper, a deux mouvements fondamentaux dans sa lutte contre les difficultés : attaquer et résister. Cependant,
« L’acte le plus propre de la vertu de force, su actus principalior, n’est pas d’attaquer, mais de résister. La résistance implique une activité énergétique de l’âme, un fortissime inhaerere bono ou un acte très courageux de persévérance dans l’adhésion au bien » La patience est quelque chose de radicalement différent de l’acceptation irréfléchie de toutes sortes de maux : « Le patient n’est pas celui qui ne fuit pas le mal, mais celui qui ne se laisse pas entraîner par sa présence dans un état désordonné de tristesse. ». Etre patient, c’est ne pas se laisser arracher à la sérénité et à la clairvoyance de l’âme par les blessures que l’on reçoit. La vertu de patience n’est pas incompatible avec une activité qui adhère énergiquement au bien, mais juste, manifeste et seulement avec la tristesse et le trouble du cœur. La patience préserve l’homme du danger que son esprit soit brisé par la tristesse et perde sa grandeur.
La patience est, comme le dit Hildegaard de Bingen, « la colonne qui ne plie devant rien » [4]Scivias III, 22 Et Thomas, s’appuyant sur la Sainte Écriture (Lc 21, 19), résume l’essentiel avec l’infaillibilité de son but extraordinaire : « C’est par la patience que l’homme est maintenu en possession de son âme » [5]Josef Pieper, Le quadrige ; prudence, justice, force, tempérance
Pour Pieper, il est également décisif de comprendre que « la force ne doit se fier en elle-même » [6]Josef Pieper, Le quadrige ; prudence, justice, force, tempérance Parce que l’énergie qui maintient une personne entière et solide ne vient pas d’elle-même mais de la conscience de l’importance de ce pour quoi on vit.
La personne est capable d’être forte parce qu’elle fait l’expérience de la valeur de ce qui la lie à la vie, et donc elle est déterminée à concentrer ses énergies et à combattre, attaquer ou résister à ce qui menace de lui nuire. Le fort réalise un mouvement centrifuge. Il est fort parce qu’il sait céder la priorité à quelque chose de différent de lui-même mais qui est ce qui lui donne son identité et son poids. Il regarde hors de sa coquille que ses peurs l’ont incité à construire. La tristesse progresse lorsque nous sommes incapables de détourner notre regard de notre propre reflet. Josef Pieper nous encourage à surmonter cette incapacité pour nous abandonner, qui, ni pour un seul instant, ne cesse d’être le centre de notre propre regard ; bref, cette sorte d’amour de la vie qui conduit à la perte de la vie elle-même : « Le risque auquel le moi s’expose est d’autant plus grave que la préoccupation avec laquelle on cherche sa protection est grande. » [7]Fritz Künkel, Neurastheniz und Hysterie ; Handbuch der Individualpsychologie
D’une certaine manière, Viktor Frankl et Josef Pieper sont au diapason. Frankl nous appelle à être attentifs, à éviter que la situation ne nous pousse à abandonner notre liberté intérieure, nous rappelle que nous pouvons prendre nos propres décisions, tout en continuant d’être sujets ; Pieper, pour sa part, nous appelle à nous interroger sur ce qui donne un sens à notre vie, sur les réalités que nous voulons préserver, protéger, quelles sont les batailles que nous désirons livrer et pourquoi, et comment.
Les deux penseurs, d’après leur expérience personnelle, exigent de la clarté pour l’être humain. Clarté pour la liberté et clarté pour la remise de son propre temps et de son énergie vitale, sur ce qui doit être sauvé au milieu de la tempête. De ce point de vue donc, la pandémie nous encourage à une sorte d’ascèse personnelle imprévue, à un élagage des intérêts, des attentes, à la gestion du temps et des ressources selon des intentions claires.
Justement à nous ! Éduqués dans un monde qui semblait s’enfoncer de plus en plus dans une situation de dispersion, de flou des coordonnées et de report des définitions personnelles, habitués à la fluidité, à l’excès et à l’évanescence. Aujourd’hui, les vieilles questions de la philosophie me sont de plus en plus familières. Je regarde le passé immédiat et ensuite ce qui se passe maintenant, et les questions à la première personne du singulier et du pluriel, individuelles et collectives résonnent encore et encore. Qui sommes-nous ? Que faisons-nous ici ? Que voulons-nous ? Dans quelles réalités voulons-nous engager notre liberté ? Quelles sont les batailles que nous sommes prêts à livrer ? Pourquoi ?
Initialement, ce texte a été écrit comme réponse à une demande de la commission organisatrice d’événements culturels de l’école Goethe de San Isidro (Buenos Aires –Argentine) au mois d’avril dans sa Newsletter 2/2020. Il a été substantiellement modifié dans sa forme. Traduit de l’espagnol par F.B
Tableaux : Oswaldo Guayasamin. Source : Internet
References
↑1 | Walter Benjamin, « Tesis de filosofía de la historia » dans Para una crítica de la violencia, Méjico : La nave de los locos, Premia, 1982, p. 113-11 |
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↑2 | Viktor Frankl, découvrir un sens à sa vie |
↑3, ↑5, ↑6 | Josef Pieper, Le quadrige ; prudence, justice, force, tempérance |
↑4 | Scivias III, 22 |
↑7 | Fritz Künkel, Neurastheniz und Hysterie ; Handbuch der Individualpsychologie |