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L’Enfer de Dante dans l’art (1/3)

Dès le début, l’Enfer de Dante a sollicité de manière particulière la créativité des artistes du Moyen-Âge jusqu’à nos jours. La figure dramatique des personnages et les lieux stupéfiants de l’Enfer décrits par Dante sont représentés avec réalisme ou, le plus souvent, sont déformés et démesurés. Les êtres infernaux deviennent ainsi des figures grotesques et monstrueuses, expression de la perversion de leur péché et de la cruauté de la punition à laquelle ils sont soumis. Dans trois articles consécutifs, nous présenterons les œuvres de trois peintres qui se sont penchés sur la représentation de l’Enfer au XIVème et au XVIème siècles : Giotto, contemporain de Dante, Sandro Botticelli (1444-1510) et Federico Zuccari (1540-1609).

Dante et Giotto

Né à Florence en 1266, Giotto est contemporain, concitoyen et, selon la tradition, ami de Dante. Ils ont voyagé dans les mêmes villes de l’Italie septentrionale : pendant son exil, Dante a vécu à Padoue, Vérone, Rimini et Ravenne ; dans ces mêmes villes, Giotto a travaillé. Certainement, ils connaissaient leur renommée mutuelle. Les deux artistes ont participé à l’extraordinaire renouveau de l’art au XIII ème siècle et sont considérés comme les fondateurs du langage moderne, Dante dans la littérature et Giotto dans la peinture monumentale. Tous les deux conçoivent leur œuvre comme le parcours que l’homme doit suivre pour parvenir au salut et à la contemplation de Dieu.
Toutefois, leur personnalité et leur idéal artistique divergent profondément en ce qui concerne la conception du monde. L’œuvre de Dante se fonde sur une structure doctrinale et théologique qui reflète la pensée thomiste, tandis que le système idéal de Giotto présente une structure éthique inspirée de la spiritualité de saint François d’Assise.

Hommage à Giotto

Dans la Divine Comédie, Dante rend hommage à Giotto ; il le mentionne dans le premier niveau du Purgatoire, celui des orgueilleux dont la renommée n’est pas durable et, un jour ou l’autre, sera surpassée par celle d’autres personnes. C’est le cas de Giotto et de son maître, Cimabue, dont la gloire – la fama – a été surpassée par celle de son élève.
Dans ce même Purgatoire, Dante rencontre les poètes Guido Guinizzelli et Guido Cavalcanti auxquels il a dérobé la gloire. Dante et Giotto sont ainsi associés : chacun dans son domaine a obscurci la renommée de ses prédécesseurs et de ses maîtres. Comme un souffle de vent, la célébrité – le mondan rumore – est éphémère et toujours soumise à la loi de la futilité. Ainsi, la gloire de Giotto a surpassé celle de Cimabue, mais à son tour elle sera emportée par de nouveaux artistes qui sauront interpréter le changement des modes et des goûts du public.

« Credette Cimabue ne la pittura
tener lo campo, e ora ha Giotto il grido,
sì che la fama di colui è scura :
così ha tolto l’uno a l’altro Guido
la gloria de la lingua; e forse è nato
chi l’uno e l’altro caccerà del nido.
Non è il mondan romore altro ch’un fiato
di vento, ch’or vien quinci e or vien quindi,
e muta nome perché muta lato ».

« Cimabue crut, dans la peinture, être maître du champ ;
et aujourd’hui Giotto a pour lui la clameur publique,
en sorte que la renommée de celui-là est obscurcie.
Ainsi l’un des Guido a ravi à l’autre
la gloire de la langue, et peut-être est né
celui qui tous deux les chassera du nid.
N’est autre chose la mondaine rumeur qu’un souffle de vent
qui vient ores d’ici, ores de là,
et change de nom en changeant de côté ». 

(Purgatoire XI, 94-102)

 

Hommage à Dante

A son tour, Giotto rend hommage à la poésie de Dante. Après la mort de ce dernier, il le représente dans le cycle des fresques de la chapelle du Palais du Bargello, siège du Conseil du Podestà de Florence. Dante avait fréquenté ce palais en 1296 quand il faisait partie du Conseil des Cents et, du 5 juin au 14 août 1300, lorsqu’il était prieur de la ville ; ici, en 1302, il avait été condamné à l’exil. Vers 1340, Giotto réalise la fresque de la chapelle où les condamnés à mort se recueillaient avant d’avancer vers l’échafaud. Sur le mur d’entrée il peint l’Enfer et, sur le mur du fond, le Paradis ; parmi les élus, il y a aussi Dante, habillé en rouge et avec le livre de la Comédie à la main. Ce portrait du poète, mis au jour en 1840, est probablement le plus proche de sa physionomie réelle.

 

Dante, habillé en rouge et avec le livre de la Divine Comédie à la main.

 

La Chapelle Scrovegni à Padoue

Avant les fresques du Palais du Bargello, Giotto rend hommage à Dante de son vivant. En 1306, Giotto complète la décoration de la Chapelle Scrovegni à Padoue, avec la grande fresque du Jugement dernier. Cette œuvre est dominée par le Christ en majesté avec les apôtres ; en bas, deux anges tiennent une grande croix qui sépare le Bien et le Mal : à gauche le Paradis avec les élus et à droite l’Enfer avec les damnés.

 

 

Dans la représentation de Giotto, l’Enfer a sa propre extension spatiale ; il est placé dans une grotte profonde, avec des roches énormes, des vallées obscures, des collines et des ravins qui correspondent aux différents cercles de l’Enfer. Entourés par les flammes, les damnés ont des dimensions différentes, selon le lieu où ils sont placés ; ceci permet au peintre de multiplier les épisodes qui sont illustrés, avec une narration riche et dynamique.

A côté de la croix, un groupe de figurines est poussé par des démons noirs vers le centre de l’Enfer. La plupart des damnés garde certains traits de leur activité sur terre ; l’un des quatre fleuves infernaux emporte les usuriers avec au cou leur petit sac blanc rempli d’argent sale, tandis que les marchants portent tous leurs biens sur les épaules. D’autres figures complètement nues sont pendues : les vains par les cheveux, les gloutons par la langue, les luxurieux par les organes génitaux. Après s’être pendu, Judas Iscariote est éventré. D’autres figures sont représentées dans des poses obscènes, ayant perdu toute dignité de leur corps. Les troupes simiesques des diables tourmentent et torturent les damnés en les mordant et piquant incessamment ; ils traînent leurs victimes par les cheveux ou par les pieds et les poussent dans des trous pleins de poix. Cette humanité diminuée, aux proportions réduites et à l’aspect comique est exposée à la moquerie et à la dérision ; elle est déshabillée, violée, suspendue, ridiculisée et torturée. Ces figures infernales expriment combien l’Enfer est inhumain et représentent l’abrutissement de la nature humaine ; ils sont des êtres dépravés, des bêtes au service de Satan, qui est placé en bas. Avec des griffes bestiales et son gros ventre, il est assis sur le trône du Léviathan et un gros serpent sort de ses oreilles en lui traversant la tête.

Dans la fresque de Giotto, à l’incroyable chaos de l’enfer s’oppose l’ordre et l’harmonie du Paradis, où la procession solennelle des élus monte vers le Christ accompagnée par les anges. Et ici, parmi les hommes qui ont sanctifié leur vie, Giotto aurait réalisé son autoportrait. De plus, derrière lui, il a peint un poète avec la couronne de laurier qui, selon la tradition, serait Dante lui-même. Dans la Chapelle des Scrovegni, Dante et Giotto sont ainsi placés dans la rangée des élus, modèles de la perfection de l’art poétique pour le premier et de l’art figuratif pour le deuxième.

Le portrait d’Assise

Dernièrement, un autre portrait de Dante peint par Giotto a été mis au jour dans le cycle des fresques de la basilique Saint François à Assise, structurée en deux églises superposées. Le fidèle ou le spectateur qui entre dans la majestueuse église supérieure, reste fasciné et troublé par les monumentales fresques de Giotto, exemple extraordinaire de Biblia pauperum, la Bible des pauvres, qui traduit en images le sublime message du salut pour les illettrés. Dans la basilique inférieure, cœur de la spiritualité franciscaine, Giotto aurait peint l’image de Dante sur les voiles au-dessus de l’autel. Au pieds de l’allégorie de la Chasteté, nous retrouvons saint François qui tend sa main vers une clarisse, un frère mineur et un tertiaire franciscain ; ces trois personnages représentent les trois ordres – masculin, féminin et séculier – institués par le saint lui-même.

 

 

Selon la tradition, le tertiaire franciscain aurait le visage de Dante car ce dernier appartenait à la grande famille franciscaine et avait été consacré comme tertiaire. Inspiré par la spiritualité franciscaine, Dante conduit par la main l’homme dans son voyage de l’Enfer au Paradis, sur les chemins de la vie de tous les jours, les mêmes chemins parcourus pieds nus par saint François, le poverello d’Assisi.