Le « Dante Historiato » de Federico Zuccari
Entre 1585 et 1588, le peintre Florentin Federico Zuccari se trouve en Espagne, à la cour de Philippe II, pour réaliser le retablo mayor de l’église du monastère royal de Saint-Laurent-de-l ’Escurial et les fresques du cloître majeur. Malheureusement, ces œuvres sont accueillies de manière très négative par la cour espagnole. Déçu par son expérience à Madrid et éloigné de sa patrie natale de même que Dante lors de son exil, Federico Zuccari conçoit un vaste cycle historié inspiré de la Divine Comédie. Le peintre réalise 88 dessins qui devaient accompagner les vers du poème et qu’il gardera avec lui durant toute sa vie. Par la suite, les dessins ont été reliés en volume et, en août 1738, ont été acquis par la Galerie des Offices à Florence où ils sont à présent conservés.
Les 28 dessins de l’Enfer
Federico Zuccari réalise 28 dessins consacrés à l’illustration de l’Enfer, dont il veut représenter la valeur et la signification morale. Ces dessins sont réalisés en utilisant la pierre rouge et la pierre noire, une technique graphique qui permet au peintre de mettre en relief les figures sur l’arrière-plan et, en même temps, de traduire les contrastes violents entre la lumière et l’ombre dominant les terribles paysages infernaux. Les liens très complexes entre les mots du poème et les images sont de plus explicités par des cartouches placés à l’intérieur des dessins, indiquant les personnages, quelques détails et certains passages narratifs.
Aux portes de l’Enfer : le nocher Caron sur le fleuve Achéron. Au chant III de l’Enfer, Dante et Virgile arrivent sur le bord de l’Achéron, l’un des quatre fleuves infernaux que les damnés doivent traverser pour atteindre le cercle qui leur est destiné. Le passeur du fleuve est le démon Caron, le nocher qui avec sa rame bat et pousse violemment les âmes en-dehors du bateau
Le modèle duquel Federico Zuccari s’inspire pour cette illustration est le bateau peint par Michel-Ange quelques décennies plus tôt dans le Jugement dernier de la Chapelle Sixtine au Vatican (1535-1541).
« Caron dimonio, con occhi di bragia
loro accennando, tutte le raccoglie ;
batte col remo qualunque s’adagia ».
« Pendant ce temps, Caron, le diable aux yeux de braise,
rassemble leur troupeau, les range avec des signes,
frappant de l’aviron ceux qui semblent trop lents ».
(Enfer III, 109-111)
Le deuxième cercle de l’Enfer : les luxurieux
Après avoir traversé les limbes aux marges de l’Enfer avec Virgile, Dante parvient au deuxième cercle de l’Enfer où il aperçoit le gardien Minos. Dans la mythologie grecque, Minos est célébré comme le souverain juste et bon de Crête qui, après sa mort, devient le juge des Enfers. Dans l’Enfer de Dante, il est le juge infernal qui pèse les crimes des hommes et décide dans quel cercle du gouffre infernal orienter leur âme.
Federico Zuccari représente Minos sous l’aspect d’un démon nu, avec les ailes ouvertes et des cornes sur la tête ; assis sur un rocher au-dessus de la foule désespérée des damnés, il garde néanmoins son attitude royale de juge suprême.
« Stavvi Minòs orribilmente, e ringhia :
essamina le colpe ne l’intrata ;
giudica e manda secondo ch’avvinghia.
Dico che quando l’anima mal nata
li vien dinanzi, tutta si confessa ;
e quel conoscitor de le peccata
vede qual loco d’inferno è da essa ;
cignesi con la coda tante volte
quantunque gradi vuol che giù sia messa.
Sempre dinanzi a lui ne stanno molte :
vanno a vicenda ciascuna al giudizio,
dicono e odono e poi son giù volte ».
« Là siège Minos, horrible d’aspect et grinçant des dents :
il examine les fautes à l’entrée,
juge et envoie au lieu qu’il désigne en se ceignant.
Je veux dire que quand l’âme mal née
vient en sa présence, elle se confesse pleinement ;
et ce juge des péchés voit quel lieu lui est destiné :
il se ceint de sa queue autant de fois
qu’il veut qu’elle descende de degrés.
Il en est toujours beaucoup devant lui :
chacune à son tour va au jugement :
elles parlent, elles écoutent, puis sont poussées en bas ».
(Enfer V, 4-15)
Au deuxième cercle de l’Enfer sont placées les âmes des luxurieux, des impudiques et de ceux qui sont morts par amour ; comme dans la vie ils ont été entièrement dominés par la passion amoureuse, ici ils sont emportés par une tornade violente qui les pousse constamment contre les bords escarpés de l’abîme.
Dante aperçoit, à l’écart des autres, les âmes de Paolo Malatesta et de Francesca Da Polenta, sa belle-sœur ; ils sont étroitement liés l’un à l’autre, comme dans la vie ils ont été liés par un amour indissoluble. Paolo et Francesca sont placés dans le cercle des luxurieux car ils sont coupables d’avoir cédé à une passion irréfrénable, sans aucun respect pour le lien familial et les règles de coexistence sociale. A droite sur le tableau de Federico Zuccari, le spectateur reconnaît aisément Paolo et Francesca, serrés dans les bras l’un de l’autre ; ils sont entourés d’âmes souffrantes, peintes dans des postures disgracieuses et dont on peut presque apercevoir les cris de douleur. Ainsi Francesca décrit à Dante la nature de sa passion amoureuse pour Paolo, à laquelle ils n’ont pas pu résister :
« Amor, ch’al cor gentil ratto s’apprende,
prese costui de la bella persona
che mi fu tolta ; e ‘l modo ancor m’offende.
Amor, ch’a nullo amato amar perdona,
mi prese del costui piacer sì forte,
che, come vedi, ancor non m’abbandona.
Amor condusse noi ad una morte.
Caina attende chi a vita ci spense. »
Queste parole da lor ci fuor porte.
« L’amour qui si vite s’empare d’un cœur tendre,
éprit celui-ci du beau corps qui m’a été enlevé ;
souvenir qui m’est encore pénible.
L’amour qui ne permet point à l’aimé de ne pas aimer,
m’éprit pour celui-ci d’une passion si forte
que maintenant même, comme tu le vois, elle ne m’abandonne point.
L’amour nous conduisit à une même mort :
Caïna attend celui qui éteignit notre vie. »
Telles furent leurs paroles.
(Enfer V, 100-107)
Le quatrième cercle de l’Enfer : les avares et les prodigues
Dans le quatrième cercle de l’Enfer, le démon Ploutos surveille les âmes des avares et des prodigues : ceux qui dans la vie ont eu une soif démesurée pour la richesse en l’accumulant à l’excès ou, au contraire, en la dissipant sans mesure. Dans l’Enfer, ces damnés sont condamnés à pousser d’énormes rochers en s’injuriant mutuellement ; ils sont partagés en deux rangées qui avancent en direction opposée, entrent en collision et inversent leur chemin, dans un mouvement circulaire sans fin.
« Qui vid’i’ gente più ch’altrove troppa,
e d’una parte e d’altra, con grand’urli,
voltando pesi per forza di poppa.
Percotëansi ’ncontro ; e poscia pur lì
si rivolgea ciascun, voltando a retro,
gridando : « Perché tieni ? » e « Perché burli ? ».
« J’ai vu là plus de gens que nulle part ailleurs,
hurlant terriblement, divisés en deux bandes
et poussant devant eux des fardeaux inouïs.
À la fin de leur course ils se heurtaient entre eux,
reprenant aussitôt leur pénible travail ;
les uns criaient : « Radin ! » les autres : « Gaspilleur ! »
(Enfer VII, 25-30)
Le septième cercle de l’Enfer : les violents
Lorsqu’il arrive au troisième giron du septième cercle de l’Enfer, Dante aperçoit les âmes des ceux qui ont agi violemment contre Dieu, c’est-à-dire les blasphémateurs, les intellectuels dévoyés et les sodomites. Ces âmes se trouvent dans une terre vaine à l’aspect d’un désert ardent ; certaines sont couchées sur le sable, d’autres sont assises, toutes recroquevillées, d’autres encore marchent ou courent sans jamais s’arrêter. Toutes sont frappées par une pluie brûlante qui tombe sans cesse.
Au milieu du giron, Dante voit l’imposant Capanée, fier et arrogant envers les dieux ; en raison de sa force démesurée, il a osé se placer en dessus d’eux et pour cela a été puni et tué par Jupiter.
Parmi les sodomites courant sous la pluie de feu, Dante reconnaît son maître Brunetto Latini, notaire, homme politique et poète ; Federico Zuccari le représente sur la droite, parlant avec Dante et lui prédisant son exil.
« D’anime nude vidi molte gregge
che piangean tutte assai miseramente,
e parea posta lor diversa legge.
Supin giacea in terra alcuna gente,
alcuna si sedea tutta raccolta,
e altra andava continüamente.
Quella che giva ’ntorno era più molta,
e quella men che giacëa al tormento,
ma più al duolo avea la lingua sciolta.
Sovra tutto ’l sabbion, d’un cader lento,
piovean di foco dilatate falde,
come di neve in alpe sanza vento.»
« Je vis de grands troupeaux d’esprits tout à fait nus,
qui se lamentaient tous bien misérablement
et paraissaient soumis à des lois différentes.
Certains de ces esprits gisaient couchés par terre,
d’autres restaient assis, ramassés sur eux-mêmes,
et puis d’autres encore ne cessaient de marcher.
Ceux qui rôdaient ainsi formaient le plus grand nombre ;
et quoique les couchés fussent les moins nombreux,
leurs lamentations paraissaient les plus fortes.
Sur cette mer de sable il pleuvait lentement
de grands flocons de feu qui tombaient sans arrêt,
comme les jours sans vent il neige à la montagne.»
(Enfer, XIV, 19-30)
Lucifer dans les dessins de Federico Zuccari
Le cycle des dessins inspiré de l’Enfer se termine avec la représentation de Lucifer, le démon coincé dans la glace du Cocyte. Pour ce dessin, Federico Zuccari utilise des traits de plume et de l’encre brune sur des traces de pierre rouge, ce qui donne à l’œuvre un aspect inachevé.
Le déplacement de Dante et Virgile au fond du gouffre infernal est traduit par une séquence dynamique de gauche à droite. Après avoir dessiné les deux poètes qui avancent en s’accrochant au corps de Lucifer pour sortir de l’Enfer, le peintre renverse la perspective le long de l’axe médian du feuillet et il les représente sur le côté opposé : ils remontent l’hémisphère austral et sortent enfin « a riveder le stelle », comme Dante écrit au tout dernier vers de l’Enfer.
« Lo duca e io per quel cammino ascoso
intrammo a ritornar nel chiaro mondo ;
e sanza cura aver d’alcun riposo,
salimmo sù, el primo e io secondo,
tanto ch’i’ vidi de le cose belle
che porta ’l ciel, per un pertugio tondo.
E quindi uscimmo a riveder le stelle.»
« Le Guide et moi nous suivîmes ce chemin obscur
pour retourner dans le monde lumineux ;
et sans avoir souci d’aucun repos,
nous montâmes, lui le premier, moi le second,
tant qu’enfin, par un trou rond,
j’aperçus les belles choses que le ciel porte,
et de là sortant, nous revîmes les étoiles.»
(Enfer XXXIV, 133-139)
Les étoiles sont la destination ultime de Dante ; pour cette raison ce mot revient à la fin du vers final de chaque Cantique de la Divine Comédie :
E quindi uscimmo a riveder le stelle (Enfer XXXIV, 139)
Puro e disposto a salire a le stelle (Purgatoire XXXIII, 145)
L’amor che move il sole e l’altre stelle (Paradis XXXIII, 145)
Les étoiles – le stelle – deviennent ainsi l’expression du motif idéal qui parcourt le poème entier et qui élève constamment le poète vers le but ultime de son voyage : la contemplation de Dieu