J’ai découvert Channa Malkin en écoutant son dernier album This is not a lullaby. Channa explique que devenir maman a été un bouleversement qui a soudain transformé sa vie et une part d’elle-même. Mais elle ne se contente pas de dire que l’enfant prend une part de la vie de l’artiste qui n’a plus l’esprit au projet, le temps pour le travail, l’énergie pour la création. Channa voit plus loin et constate que ce nouvel amour donne des ailes à la création artistique. C’est en substance ce qui donne à This is not a lullaby ce réalisme si vivant et jeune. La voix soprano de Channa étonne par son authenticité. Loin d’être la seule exécution d’un livret qui lui serait extérieur, sa musique naît de sa vie. Après avoir lu et écouté d’elle tout ce que j’ai pu trouver, j’ai voulu en savoir davantage… et je l’ai rencontrée.
Channa, comment avez-vous commencé à chanter ? À quel moment vous êtes-vous dit « je serai une chanteuse d’opéra » ? Quel a été votre parcours professionnel ?
J’ai grandi dans une famille de musiciens classiques, mais je n’étais pas très portée sur la musique classique, comme on pourrait s’y attendre. J’étais toujours en train de dessiner et de peindre, d’écrire des histoires et de chanter et danser sur les Spice Girls dans le salon… À 9 ans, j’ai écrit une chanson intitulée Top of the Sky, que j’ai envoyée à un concours pour jeunes compositeurs pour le concert annuel du Nouvel An dans la grande salle du Concertgebouw à Amsterdam. Ma chanson a été choisie et je l’ai interprétée en direct à la télévision nationale et devant un Concertgebouw plein à craquer. C’est alors qu’est née ma passion pour la scène : cette joyeuse anticipation, l’énergie de la performance, la connexion avec le public… C’était la chose la plus incroyable que j’aie jamais vécue. Peu après, j’ai rejoint le National Children’s Choir, où nous avons chanté avec les meilleurs orchestres du monde et réalisé des programmes a cappella d’une difficulté diabolique. Pourtant, je n’avais pas l’intention de devenir une musicienne professionnelle. Je me destinais plutôt à devenir architecte ou avocat.
Tout a changé lorsque j’ai commencé à prendre des cours de chant classique à 16 ans avec la célèbre soprano néerlandaise Charlotte Margiono, qui m’a signalé une audition pour le rôle de Barbarina dans Le Nozze di Figaro à l’Opéra national des Pays-Bas. Ils recherchaient une très jeune soprano, et j’ai décidé de tenter ma chance. À ma grande surprise, j’ai remporté l’audition. Tout à coup, je me suis retrouvée sur scène avec les meilleurs chanteurs du monde, comme Luca Pisaroni et Danielle de Niese. Se plonger dans les opéras de Mozart a été comme un bain chaud. J’ai ressenti une connexion instantanée avec la musique, les histoires, la combinaison de drame et d’humour spirituel. À partir de là, j’ai commencé à découvrir de plus en plus le répertoire d’opéra, et j’en suis tombée tellement amoureuse qu’il n’y avait pas de retour en arrière possible.
Dans vos albums plein de vie, on perçoit l’importance d’un patrimoine qui n’évacue pas la souffrance. (Je pense à votre album Songs of love and exile avec Izhar Elias mais aussi aux grandes figures résistantes comme Anna Akhmatova, Mieczylaw Weinberg, Gabriela Mistral, Ilya Selvinsky, Boris Ryzky…) Pouvez-vous nous éclairer sur ces choix ?
L’histoire de ma famille est un voyage compliqué de migration et de fuite à travers l’Europe de l’Est et l’ancienne Union soviétique. Mes grands-parents ont fui la guerre et les persécutions et se sont finalement installés en Ukraine et en Géorgie, où mes parents ont grandi. Je suis née à Amsterdam et je me sens très chanceuse d’avoir grandi dans un environnement calme et sûr. En même temps, ce sentiment de racines m’a toujours manqué, et c’est peut-être pour cela que je suis fascinée par les histoires qui ont une certaine ressemblance avec celles de mes ancêtres. Mon album Songs of Love and Exile contient des chansons séfarades pleines de désir et de nostalgie. Sur This is not a lullaby, nous avons une collection de compositeurs et de poètes qui ont été témoins des horreurs de Staline, des deux guerres mondiales, de la Pérestroïka et, dans le cas de Gabriela Mistral, de la situation désastreuse de nombreuses femmes et enfants au Chili et dans le monde entier au début et au milieu du 20ème siècle. Et pourtant, la musique et les poèmes ne sont pas seulement sombres et moroses. Il y a de l’espoir, de l’amour et même de l’humour. Ces artistes nous enseignent que même face à la souffrance, il y a de la beauté, de l’inspiration et de la bonté. C’est pourquoi il est important de continuer à raconter ces histoires.
Votre père, Josef Malkin, est le compositeur des Cinq chants russes présents sur votre album This is not a lullaby. Vous dites également qu’il a commencé à composer pour votre voix. Quelle influence a-t-il sur votre travail ?
Bien sûr, étant l’enfant de deux musiciens professionnels, mes parents ont eu une énorme influence sur ma perception de la musique et mon sens artistique. En plus d’être compositeur, mon père a été violoniste au Royal Concertgebouw Orchestra pendant de nombreuses années. Ma mère est pianiste. Ils m’ont tous deux activement encadrée pendant mes études et au cours des premières années de ma carrière. J’essayais de nouveaux répertoires pour eux et, aujourd’hui encore, leurs commentaires sont très précieux pour moi. En tant que violoniste, mon père accorde toujours une attention particulière à l’intonation. L’une des choses les plus précieuses que j’ai apprises de lui est sa phrase « l’intonation est une émotion« . Il ne s’agit pas seulement de chanter juste ou faux, mais d’entoner à partir de l’émotion du morceau. De cette façon, vous créez des micro-variations dans l’intonation qui peuvent changer complètement le caractère émotionnel d’une phrase. Mais la chose la plus importante que mes parents m’aient donnée sur le plan musical est peut-être la confiance en mes propres instincts musicaux. Oser chanter d’une manière qui corresponde à mon sens artistique inné, prendre des libertés et des risques parce que c’est là que la magie musicale se produit.
Pour moi, c’est incroyablement spécial d’interpréter les chansons de mon père. À 18 ans, j’ai chanté son cycle de chansons Fleurs noires avec un orchestre en Bulgarie et aux États-Unis. J’ai eu la chance d’interpréter la plupart de ses chansons et je suis toujours impressionnée par la façon dont les gens sont touchés par son style non sentimental mais poignant. J’espère pouvoir continuer à partager sa musique avec le monde entier pendant de nombreuses années.
Frédéric Eymeri, Channa Malkin’s voice, Huile sur toile de lin, 54x65cm (Source)
Le point de départ de votre album This is not a lullaby est une confrontation authentique et intelligente avec une expérience personnelle : la maternité. Vous avez ainsi voulu rompre avec les stéréotypes de la musique classique. Dans quelle mesure est-il important pour vous de partir d’une expérience personnelle ?
Pour beaucoup de gens, la musique classique peut sembler dépassée, ou sans rapport avec leur vie. Les gens pensent qu’il faut être un expert ou du moins en savoir beaucoup sur la musique pour l’apprécier, comme s’il s’agissait d’une sorte d’effort intellectuel. Mais pour moi, la musique est un moyen d’exprimer des expériences et des émotions humaines d’une manière qui va au-delà des mots. Devenir une mère, ou un père d’ailleurs, est une expérience très profonde et transformatrice. C’est intense et peut être difficile à bien des égards : le manque de sommeil, la responsabilité soudaine, le fait de voir sa vie soudainement bouleversée. En même temps, elle apporte tant de joie et un amour qui va beaucoup plus loin que tout ce que l’on a jamais connu. Pour moi, devenir mère a été une énorme source d’inspiration et a fait de moi une artiste plus forte et plus libre.
L’image idéalisée de la maternité que l’on trouve dans l’art et la musique (une mère berçant paisiblement son bébé comme si c’était le seul travail qu’elle était censée faire) ne rend pas vraiment justice à cette expérience aux multiples facettes. C’est pourquoi j’ai voulu partager mon histoire personnelle sur la maternité à travers la musique, afin de rompre avec ce stéréotype parfait et de connecter le public avec cette musique incroyable d’une manière plus profonde et plus personnelle.
Depuis la sortie de This is not a lullaby, j’ai reçu de nombreux messages touchants de personnes du monde entier qui ont vécu des expériences similaires en tant que nouveaux parents. Des gens qui ne connaissaient pas du tout la musique classique, mais qui ont commencé à l’écouter à cause de l’histoire qui se cachait derrière et qui sont tombés amoureux de la musique. Pour moi, c’est ça l’essentiel.
Vous parlez de votre approche musicale comme d’une mission. Quel sens donnez-vous au mot « mission » ? Comment décririez-vous votre mission ?
Je crois fermement qu’il y a des millions de personnes qui aiment la musique classique, mais qui ne le savent pas encore. Cela m’a toujours dérangée qu’il y ait si peu de personnes de ma propre génération dans les salles de concert. Bien sûr, il est merveilleux de se produire devant un public plus âgé, mais pour que la musique classique reste vivante pour les générations à venir, nous devons trouver un moyen de séduire les jeunes de 20, 30 ou 40 ans. J’ai toujours eu l’impression que le problème venait moins de la musique classique elle-même que de la façon dont elle était présentée. C’est ce que je voulais étudier : comment présenter la musique classique et l’opéra de manière accessible tout en restant fidèle à l’authenticité de la musique ?
Il y a quelques années, la violoniste Anastasia Kozlova et moi-même avons imaginé Handel goes Tinder, un opéra multimédia basé sur la musique de Händel mais qui se déroule aujourd’hui sur Tinder. Nous avons donné plus de 30 représentations à guichets fermés dans des théâtres et des festivals aux Pays-Bas. La plupart des spectateurs avaient moins de 40 ans, et beaucoup avaient même une vingtaine d’années. C’était une expérience tellement exaltante et cela a confirmé mes soupçons que les jeunes pouvaient effectivement apprécier la musique classique, même quelque chose d’aussi spécifique et inconnu que l’opéra baroque. Depuis lors, c’est devenu un objectif important pour moi d’entrer en contact avec beaucoup plus de jeunes publics de diverses manières : par des spectacles, par mes albums, mais aussi par des médias sociaux comme Instagram. Il y a tellement d’excellentes façons d’établir une connexion authentique avec de nouveaux fans, et c’est l’une des parties de mon travail que je préfère. Je suis si heureuse de contribuer à une scène de musique classique animée, amusante et prospère pour les années à venir !
Chère Channa, un grand merci pour la simplicité et la gentillesse avec lesquelles vous nous parlez de vous et votre musique. Nous vous souhaitons beaucoup de succès dans vos entreprises.
Propos recueillis par Frédéric Eymeri
Photos: © Brendon Heinst