La question de Pilate à Jésus résonne encore dans notre monde. Elle n’a certainement jamais perdu sa pertinence, et pourtant, à l’époque où nous vivons, le doute sur la vérité est encore plus présent. Qu’est-ce que la vérité, comment l’atteindre ? Dans la question de Pilate, cela résonne presque comme un renoncement à la possibilité humaine de l’approcher. Et qu’est-ce que la vérité…
Nous avons un profond déficit de vérité. Le problème du relativisme pointé par Benoît XVI s’est emparé de la culture générale : constater qu’aujourd’hui la question de la vérité n’est pas une affaire de ce qui est exact et de ce qui est faux, de ce qui est vrai ou de ce qui est un mensonge, mais que la question de la vérité aujourd’hui réside dans la prise de conscience généralisée que le concept même de vérité n’existe pas. La vérité n’existe pas. Il n’y a que la perception subjective, que l’émotion individuelle. Seulement des récits, des interprétations, des compréhensions qui aboutissent aux mêmes faits. Chacun a sa propre vérité, chacun cherche sa propre vérité, chacun ressent sa propre vérité. Il n’y a pas de vérité, par conséquent il n’y a pas de mensonge. Les fake news, la post-vérité, l’infoxication comme brouillard constant qui défigure la réalité par accumulation, ne sont que l’écho de la considération qu’il n’y a ni vérité ni mensonge. L’auto-assistance sentimentale, l’émotivité de l’idéologie comme argumentaire, la paresse de la rationalité, le pluralisme égalitaire comme tamis pour mesurer les opinions, sont autant d’instruments de cette négation de l’existence même de la vérité.
Towers © Anne Gallot
Comme image parfaite, nous avons la politique, et l’absence de toute honte ou de gêne à vouloir changer de critères, à maintenir des choses différentes et opposées. Même en affirmant le contraire de ce qui se passe, bref, en niant ce qui est réel.
Et la clé de la vérité dans ces dimensions nous conduit à nier la réalité elle-même. Biologiquement, mais sans doute aussi socialement. On nie les faits eux-mêmes en les interprétant et en les racontant en fonction de ses propres intérêts. La réalité est niée pour être transformée en une concaténation d’interprétations, de versions et de récits qui défigurent l’existant afin de le présenter selon une vision intéressée, individuelle ou idéologique. Le réel n’existe pas car il n’y a aucun moyen de le saisir communément. C’est l’atomisation et l’individualisme du libéralisme élevé au rang d’épistémologie. C’est Ockham, Descartes et Kant qui dépassent la nature elle-même, la réalité elle-même, les faits eux-mêmes. Rien n’est vrai et rien n’est un mensonge, tout dépend de la couleur du verre à travers lequel une personne le regarde. Ou ce que chacun pense. Ou ce que chacun veut qu’il soit.
Dans ces conditions, cela n’a aucun sens de lever l’épée pour avoir dit que l’herbe était verte. Il n’y a pas d’hommes et de femmes mais plutôt des choses plurielles racontées à partir d’une émotivité subjective, personnelle et changeante. Il n’y a pas de faits, seulement des mots qui les racontent et les interprètent. Seuls les sentiments traduisent ce que l’on pense savoir et deviennent le critère de jugement de tout. Affirmer cela suppose aussi que celui qui vit, saisit et comprend émotionnellement ne sait pas distinguer – lorsqu’on affirme que la vérité existe et qu’elle peut ne pas être ce que l’on pense ou ressent – que l’on ne va pas contre lui-même personnellement. Les personnes vexées, les accusations de totalitarisme et d’extrémisme. Pour avoir dit que l’herbe était verte ou que les hommes et les femmes existaient, ou qu’une sculpture invisible est une fraude. Et pourtant, tout a besoin de nuances. Après l’analyse apocalyptique, l’antithèse du bon sens. C’est-à-dire, la soif face… au contraire.
Avec la vérité, nous rencontrons la difficulté qu’elle n’est pas là déposée dans une urne sacrée et brute, répondant objectivement à toute réalité. Il existe des perceptions diverses, des réalités imposées, une fragmentation des connaissances ou des informations qui nous rendent incapables de saisir la vérité telle qu’elle est exprimée en elle-même et pleinement développée. Le monde est devenu plus complexe et il n’est pas possible pour un Isidore, un Albert ou un Thomas d’avoir une vision complète de la réalité. Il est nécessaire d’interpréter et de comprendre. Il faut aussi tenir compte des circonstances et des conditions du monde et, bien que l’on ne soit pas un grand croyant de l’idée du progrès comme moteur de changement anthropologique – l’être humain est ce qu’il est, toujours – on comprend que l’histoire conditionne, et que le contexte de l’homme l’adapte.
Douces Vérités
Aujourd’hui, pour aborder l’idée de vérité, nous ne pouvons pas perdre de vue que la spécialisation qui nous domine exige l’interdisciplinarité ; que la subjectivité est une condition humaine pour saisir ce qui nous entoure ; que le relativisme du selon et du comment, des degrés et des conséquences, n’est pas toujours faux et a souvent beaucoup à dire ; que les mots sont des moyens d’accéder à la réalité, mais aussi des barrières impossibles à franchir parce que, dans une certaine mesure, ils nous séparent de « ce qui est tel qu’il est », même si nous n’avons d’autre choix que d’y recourir.
Et pourtant, renoncer à l’idée de vérité, c’est renoncer à la possibilité de se comprendre en tant qu’êtres humains. Si nous devions accepter qu’il existe autant de vérités que de personnes dans leurs subjectivités émotionnelles, la coexistence serait impossible. Il n’y aurait pas de réalité commune à partager, nous finirions dans la polarisation et la confrontation sur tous les sujets, étant donné que tout serait lu, interprété, compris à partir de son propre point de vue. C’est presque là où nous mène le progressisme d’aujourd’hui.
Habermas vise à surmonter ce problème évident en revenant à l’idée du contrat social moderne avec la théorie du dialogue pur fondé sur le respect et la reconnaissance de la dignité et de la bonne volonté de l’autre, où nous nous accorderions sur quelques » vérités douces » qui nous permettraient de vivre en société en acceptant de vivre ensemble. Le problème de ces approches est double. L’une de nature théorique – les conditions idéales sont impossibles à remplir, et il y a toujours quelqu’un d’assez malin pour les contourner afin de gagner la discussion en utilisant la bonne volonté de l’autre – et l’autre de nature pratique : on renonce à la réalité, c’est-à-dire qu’on construit la coexistence, mais en marge de la réalité.
La réalité existe. Peu importe à quel point l’ingénierie sociale essaie de s’y opposer, elle existe. Les choses existent. Et elles sont comme elles sont, pas comme nous voudrions qu’elles soient. L’herbe est verte, il y a le jour et la nuit, les hommes et les femmes. Il y a la féminité et la masculinité. Il existe une loi naturelle, un ordre donné. La condition humaine est ce qu’elle est, et malgré le transhumanisme, la psychologie, la publicité et les neurosciences, les êtres humains sont ce qu’ils sont. Et ce n’est en aucun cas un manque de respect ou de dignité pour ceux qui disent le contraire.
Le point du jour © Anne Gallot
Et n’oubliez pas que la crise de la vérité n’est pas exclusivement culturelle. Ou plus exactement, elle est culturelle parce qu’elle est d’abord une crise personnelle. Le social est toujours une construction et un tout du personnel – même si le tout est plus que le rassemblement de ses parties. La vérité avec soi-même, avec sa propre identité, avec sa propre image est la première crise de vérité. Les déceptions liées à l’émotivisme, au psychologisme et au manque de rationalité partent toujours du fait que l’homme d’aujourd’hui semble incapable de s’accepter tel qu’il est. Avec ses limites, ses faiblesses et ses déficiences. Aussi avec ses potentiels et ses richesses. Incapable – dans un écho révolutionnaire et moderne – d’accepter la culture reçue, ce qui a été hérité, avec tous les besoins de changement que cela comporte, qui ne sont pas peu nombreux. Ce n’est pas accepter cet homme déjà postmoderne ou transmoderne, incapable de se faire tel qu’il voudrait être idéalement – sous les messages marketing de ce qu’est réellement cet idéal pour le marché et la consommation…
Il y a dans tout cela un écho biblique qui nous conduit à l’idolâtrie de l’égoïsme, à l’idolâtrie d’un moi qui n’accepte pas l’idée d’être une créature, de ne pas être maître de soi. Comme l’a dit Donoso Cortés, nous ne pouvons pas perdre de vue qu’au cœur de tout débat social se trouve une question théologique. Et avec la question de la vérité plus que toute autre.
Article publié par Vicente Niño le 27 juin 2021 sur El Debate de Hoy
Traduit de l’espagnol par CM