Bien que deux fois mort, je dois apprendre à vivre…
Et la ville délire de bonne fièvre sous la pluie :
Qu’elle est belle et joyeuse avec ses grosses joues !
Et que la terre grasse est douce sous le soc !
Et dans les bras d’avril, comme la steppe est endormie !
Et le ciel… Le ciel… c’est un Buonarroti !
Ossip Mandelstam
Ossip Mandelstam, photos d’arrestation et de déportation 1934-1938
Lorsqu’il écrivait ce poème en avril 1935, Ossip Mandelstam (1891-1938), se trouvait en exil à cause d’une Épigramme contre Staline. « La poésie vous réveille en plein milieu du mot », écrivait-il dans ses entretiens sur Dante la même année, en 1933. Mais cette fois, c’était le « mangeur d’homme » qu’il venait de tirer du sommeil ! Arrestation, perquisition, confiscation de tous les manuscrits…
Le 25 juin 1934, Ossip et son épouse Nadejda arrivent à Voronej. Le poète fragilisé à l’extrême, incapable d’écrire, vit dans la peur constante d’une exécution. Il confie alors à ses amis Akhmatova et Pasternak (ceux qui étaient intervenus pour lui éviter la peine capitale et adoucir son exil) : « Je suppose que je ne devrais pas me plaindre. J’ai la chance de vivre dans un pays où la poésie compte. On tue des gens parce qu’ils en lisent, parce qu’ils en écrivent. » Son épouse sauvera les poèmes des Cahiers de Voronej (1935-1938) en les apprenant par cœur.
À l’image du sillon noir du tchernoziom, ce labour fertile des plaines de Russie où Madelstam entend résonner l’accent ukrainien, le poème est à la fois ombre portée sur « l’instant présent » et signe d’une vie qui germe dans les ténèbres. La traduction originale ici présentée tient compte du caractère dynamique et concret de la langue russe. Par la rime répétée trois fois, elle évoque sans la rendre tout à fait, la forme versifiée de l’orignal.
Note sur les photographies : La première ligne de photographies exposées ci-dessus datent de son arrestation en 1933, la deuxième de sa nouvelle déportation en Sibérie en 1938 au cours de laquelle il trouvera la mort. Le profil du haut semble marqué par une grande lassitude, tendis que le visage légèrement incliné vers l’avant et les bras croisés indiquent une posture assurée de désapprobation altière, peut-être même de défis. Sur la seconde série en revanche, c’est l’inverse, le visage, rentré dans les épaules, est tendu vers le haut, comme s’il cherchait à mieux respirer. Les traits sont marqués, sans doute par des années de promiscuité et d’angoisse. Mais le profil, menton levé, rictus visible, dégage une grande puissance, comme s’il était encré pour toujours dans une certitude intérieure qui lui donnerait la force de sourire devant l’absurdité d’un monde à la dérive.
Merci à vous pour ce magnifique partage,
Je vais lire de ce pas Ossip Mandelstam dont vous proposez également un poème…
En échange aujourd’hui, regardez « L’Aube » de Vladimir Holan.