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En catalan, la Vierge est appelée Mare de Déu, la traduction du grec Theotokos, la Mère de Dieu. Il s’agit de la plus ancienne invocation mariale connue, présente sous forme de graffiti dès le IIIe siècle dans la basilique primitive de Nazareth. Suivre l’histoire du dogme de la Maternité Divine coïnciderait avec l’histoire de tout le christianisme. Un titre qui unit l’Église orthodoxe et l’Église catholique, une invocation qui résonne dans l’Angélus, le Magnificat, la prière de la Liturgie des Heures. Les saints et les mystiques de toutes les traditions invoquaient Sub tuum praesidium, la protection de l’archange Michel et de la Mère de Dieu face aux adversités de la vie.

 

 

Antoni Gaudí, architecte de la Sagrada Família, priait la Vierge Marie avec cette invocation. Pendant la construction du temple expiatoire dédié à la Sainte Famille de Nazareth, il aimait répéter que tout dans la Sagrada Família était providentiel. Par le mot providentiel, il entendait que le déroulement du projet n’était pas entièrement entre ses mains, mais qu’il dépendait d’une intervention surnaturelle qui, à son tour, obéissait à un projet positif, même si mystérieux.

Le 8 décembre 2021, la tour de Marie de la Basilique de la Sagrada Família à Barcelone, la tour de la Mère de Dieu, sera inaugurée, « providentiellement » dans l’ère la plus compliquée de l’histoire contemporaine, avec la pandémie qui continue de se propager dans le monde, avec ses très graves conséquences économiques et sociales. La crise a également entraîné l’arrêt des travaux, ce qui est sans précédent puisque la construction de la « cathédrale de l’Europe » ne s’est pas arrêtée, même lors des crises les plus graves du passé. La seule exception a été la guerre civile espagnole.

 

 

Le mouvement des grues, qui, à différentes hauteurs, remplissaient le ciel au-dessus du site de la Sagrada Família, indiquait non seulement l’avancement des travaux, mais aussi la vitalité de la ville et l’enthousiasme des visiteurs venus des quatre coins du monde pour voir cette merveille en cours de construction. Tout cela a été réduit à une seule grue. Aussi unique que l’objet de construction auquel il est destiné : la tour de la Mère de Dieu. Une tour de 138 mètres qui se caractérise, à première vue, par sa hauteur : elle sera la deuxième plus haute après la tour de Jésus, qui est encore en construction. Malgré sa taille majestueuse, pendant la journée, elle ne fait de l’ombre à aucune autre partie du temple. En effet, elle est située à l’extrémité nord du bâtiment, et lors de son passage, le soleil projette un cône d’ombre à l’extérieur, comme un manteau protecteur sur la ville, mais qui n’obscurcit aucune autre tour : un phénomène qui parle d’humilité et de pureté, une sorte de transparence qui rappelle le titre « Immaculée ».

 

 

Positionnée comme la couronne du presbytère, la tour de Marie est définie par une structure de pleins et de vides, alternant entre la pierre et le verre. Elle est vide à l’intérieur et inondée de soleil toute la journée. C’est la seule tour, sur les 18 prévues, qui relie l’extérieur de l’église à l’intérieur, éclairant l’autel par un faisceau vertical de lumière naturelle. Toutes les tours sont baignées par la lumière du soleil, mais seule la Tour de Marie est capable de devenir un instrument optique pour une meilleure compréhension de l’événement qui définit la raison de la construction : la célébration de l’Eucharistie. En effet, c’est Marie, la Mère de Dieu, qui nous permet de reconnaître son fils en enveloppant de lumière l’espace liturgique. Toute la tour semble dire : « Faites tout ce qu’il vous dira » [1]Jean 2,5 , faisant de nous, dans chaque Eucharistie, des participants aux noces de Cana.

La tour de Marie sera couronnée d’une étoile, image de l’étoile brillante du matin [2]Apocalypse 22,16 . Comme l’étoile polaire qui indique le nord aux marins, immobile dans le ciel, l’étoile de la Sagrada Família dans le ciel de Barcelone sera le point sûr où nous pourrons la regarder et la rencontrer, toujours brillante. Elle repose sur un axe coloré par le bleu du ciel. La Vierge Marie, et en particulier l’Immaculée Conception, est traditionnellement liée au ciel, Reine du Ciel, Porte du Ciel, Étoile du Matin.

À la base du pinacle se dressent douze étoiles, qui la couronnent, comme dans le symbolisme apocalyptique, « une femme revêtue du soleil, avec la lune sous ses pieds et une couronne de douze étoiles sur sa tête ». Les douze étoiles parlent de l’histoire du salut, de l’Ancien au Nouveau Testament : Marie est celle en qui culminent les douze tribus d’Israël, les douze apôtres, les douze portes de la Jérusalem céleste. Cette image a également inspiré Arsène Heitz, l’artiste de Salzbourg qui a conçu le drapeau européen. Nous retrouvons ainsi un peu d’Europe chaque fois que la Vierge Marie est représentée avec ses étoiles et la Vierge Marie chaque fois qu’elle brandit le drapeau européen, tout en nous rappelant que la Sagrada Família est la cathédrale de l’Europe.

À la base de l’étoile, sur le pinacle, la technique du trencadís est utilisée pour introduire le bleu du ciel. Il s’agit d’une variante de la mosaïque qui caractérise les œuvres de Gaudí et qui est définie par l’utilisation de fragments de céramique colorés, provenant de faïences mises au rebut, comme de la vaisselle cassée, au lieu des traditionnelles tesselles de pierre taillées avec une grande précision pour créer des images conçues dans les moindres détails. Avec le trencadís, vous ne pouvez pas faire des figures parfaites. Une technique qui est à son tour un rappel de l’humanité blessée qui reconnaît la Vierge Marie comme sa mère à travers la prière de l’Ave Maria, « priez pour nous, pécheurs ». Une humanité faite de morceaux brisés. Gaudí ne prétend pas les réparer, mais les introduit dans un design entièrement nouveau, trouve une place pour les fragments colorés, changeant ainsi leur destin. Il les utilise pour recouvrir ses œuvres et les rendre belles, car le trencadís, dans son imperfection, peut recouvrir, contrairement à la mosaïque, des surfaces courbes, une image des difficultés de la vie et de la beauté de la création. Une technique qui hérite de la mosaïque, l’art de la lumière, la méthode de travail dans laquelle les mains de plusieurs artistes peuvent travailler ensemble, comme un chœur.

 

 

Déjà dans le parc Güell, Gaudí avait rendu explicite cette relation entre Marie et l’humanité par l’utilisation des trencadís. Sur les bancs caractéristiques recouverts de fragments de céramiques colorées, un œil attentif peut reconnaître des gravures cryptiques difficiles à lire car elles sont placées à l’envers, c’est-à-dire à lire depuis le ciel. Les inscriptions sont adressées à la Madone et sont des invocations comme celles d’un enfant ou d’un amoureux : « Oh Marie », « tes petits yeux », « tes petites mains », « Ave Maria ». Ils rappellent les graffitis des catacombes ou le premier graffiti de Nazareth, « le Seigneur est avec toi ».

Avec les trencadís, dans le parc, le ciel est aussi dessiné. Et si l’écriture ressemble à celle d’un enfant, le ciel est représenté selon les découvertes scientifiques les plus avancées contemporaines de Gaudí : la lune et le soleil sont flanqués de la description exacte de nébuleuses, qui s’avéreront plus tard être des galaxies. Gaudí montre également son amour pour Marie dans la Casa Milà, connue sous le nom de La Pedrera, la dernière construction civile de Gaudí, qui est un hymne à la Vierge Marie. Sur sa façade court l’Ave Maria en latin et à l’intérieur, sur les plafonds en plâtre blanc, on peut lire des poèmes : « Marie, ne te désole pas d’être petite, petites sont aussi les fleurs et les étoiles ». Les fleurs et les étoiles que l’on trouve sur la tour qui lui est dédiée dans la Sagrada Família.

Gaudí a conçu dans la certitude et la liberté de se savoir fils, une filiation dont la Sagrada Família est le portrait et qui se révèle dans toute sa façade nord, encore en construction, au pied de la nouvelle tour. L’abside, sur laquelle se détache la tour de la Mère de Dieu, comporte à ses pieds trois bâtiments réunis par le cloître : deux sacristies et la chapelle dédiée à l’Assomption de Marie. On peut considérer qu’il s’agit d’une façade au caractère nettement marial : les sacristies accueillent les prêtres, fils préférés de Marie, et la chapelle révèle un caractère maternel marqué. L’édicule, malgré sa petite taille, sera caractérisé par deux portes permettant d’accéder à l’intérieur de l’église et de la basilique. Sur les trois autres façades, l’entrée sera réglée en fonction des horaires d’ouverture de l’église, tandis que la chapelle de l’Assomption restera ouverte jour et nuit pour être consacrée à l’adoration perpétuelle, image de Marie accueillant inconditionnellement ses enfants.

Une étoile toujours allumée et des portes toujours ouvertes sont le signe qui distingue le séjour à l’ombre de la tour de Marie, mère des vivants « non pas parce que tous viennent d’elle, de génération en génération, mais parce que son amour maternel embrasse à la fois la tête et tout le corps mystique. », explique Edith Stein.

La Torre de la Mère de Dieu est une immense masse de pierre qui transforme le skyline de Barcelone, mais elle nous fait surtout attendre la tour de Jésus, une croix qui sera aussi un phare pour la ville. Cette dynamique est différente de la prétention de l’homme à pouvoir toucher le ciel grâce à la technologie, et exprime le désir de Dieu d’être avec l’humanité par la lumière.

Comme l’explique le Père Marko Rupnik dans l’introduction de son livre à paraître, The Cathedral of Light [3]Triangle Books : Gaudí « a mis sa vie et son art au service de la vérité, de la lumière, car il a puisé dans la lumière sans la fixer. Grâce à cette lumière, la Sagrada Família est habitée par la vie, ce que l’on ne peut nier. La question essentielle est celle de la vie. Si nous sommes habités par la vie de Dieu, Dieu lui-même se communique aux autres comme la lumière qui éclaire. La Sagrada Família ne grandit pas en attendant d’être achevée, mais grandit précisément parce qu’elle est vivante, image de la relation qui a donné naissance au temps : ”le Seigneur est avec toi.” »

 

References

References
1 Jean 2,5
2 Apocalypse 22,16
3 Triangle Books