Jusqu’au 8 Janvier 2022, à Paris, à la galerie Lelong sont exposées les derniers chefs-d’œuvre de Fabienne Verdier. Un beau moment de grâce.
Eléments biographiques
Fabienne Verdier est née le 3 Mars 1962 à Paris. Après avoir étudié à l’école des Beaux-Arts à Toulouse, en 1983, à l’âge de vingt-deux ans, elle part étudier en Chine, au Sichuan Fine Arts Institut, à Chongqing (dans la province du Sichuan), ville surnommée « la ville-montagne ». Elle a écrit un très beau livre sur cette expérience, qui s’appelle « Passagère du silence ». Là-bas, Maître Huang, un maitre en calligraphie chinoise, un des derniers grands peintres chinois ayant survécu à la révolution culturelle, a accepté de lui transmettre son art en profondeur, malgré les multiples interdictions.
Dans son expérience, il y a une grande plongée culturelle, une véritable inculturation. Elle était la seule étrangère à une époque où la Chine était encore très fermée. Elle a dû entrer dans un nouveau monde, où voir et sentir devait être réappris. L’expérience que son maitre lui a transmise est très belle. Dès le début de l’apprentissage, après pas mal de résistances, maitre Huang a accepté de l’enseigner mais à condition que cela dure 10 ans.
Traitée comme une étrangère de marque, elle vit très seule, sans contact avec les autres élèves : « Je suis bien accueillie par les autorités de cette école d’art mais très vite isolée, avec interdiction d’avoir des relations avec le milieu étudiant. (…) Ma chambre d’études était dans un bureau du parti, sous haute surveillance, avec des barreaux aux fenêtres ».
Elle apprend le dialecte du Sichuan, la culture chinoise, et surtout à peindre le pinceau à la verticale et non sur un chevalet, ce qui lui fait découvrir des techniques nouvelles et notamment l’écoulement de l’encre : « J’étais fascinée par cette possible écriture d’une expression plus vitaliste par l’écoulement de l’encre. (…) C’est le vieux Huang qui m’a poussée à cultiver cet art de la calligraphie ».
Durant toute cette période où elle réussit à devenir l’élève du vieux Maître Huang, il lui apprend notamment l’art de peindre dans l’énergie spontanée.
Le vieux Huang m’a dit : « Je vois qu’il serait bon de te transmettre nos connaissances mais sache que ça va être long et difficile. Je veux bien prendre ce risque et demander des autorisations officielles mais il te faudra accepter de me suivre pendant ces dix années ou je préfère ne pas me lancer ».
Elle est la première étrangère à recevoir un diplôme supérieur en art de cette université. Elle commence alors à développer sa propre peinture abstraite . Fabienne Verdier rentre en France en 1992, après 10 ans en Chine. Elle a ensuite toujours continué à explorer et approfondir son art. On peut noter autour de 2009, une nouvelle période de recherche et de peinture. Fascinée par la force des primitifs flamands du xve siècle, mais aussi par l’énergie émanant de l’apparente immobilité qui habite leurs tableaux, elle crée un ensemble d’esquisses et de peintures, inspiré par six œuvres majeures : [La Vierge au chanoine Van der Paele (1436) et Portrait de Margaret van Eyck (1439) de Jan Van Eyck ; La Mort de la Vierge (c. 1481) de Hugo van der Goes le Triptyque Moreel de Hans Memling (1484) ; et le diptyque de Simon Marmion Vierge de douleur et Christ de Pitié (c. 1460)]
Etonnantes œuvres où elle a comme ressorti comme l’énergie de ces peintures, l’éclat, … En 2018, Fabienne Verdier explore une autre dimension : la lumière. Avec un verrier, l’artiste réalise les trois vitraux du chœur de l’église saint Laurent à Nogent-sur-Seine. En 2013, Fabienne Verdier découvre qu’elle peut prolonger son geste en remplaçant ses pinceaux par une réserve de matière qui lui permet de moduler le débit de l’encre ; cela la conduit à mettre au point une nouvelle technique qu’elle nomme « Walking Painting ». Ses dernières recherches l’ont conduite vers les liens entre musique et peinture. Elle a résidé plusieurs mois à la Juilliard School de New York et travaillé avec certains professeurs et étudiants.
Ce qui est particulièrement beau dans sa peinture à contempler, c’est qu’elle semble capturer l’énergie, la partie invisible de l’évènement, c’est un art très spirituel parce cela demande de le ressentir d’une certaine manière pour pouvoir le transmettre. C’est beaucoup plus qu’une simple technique mais si de fait, elle a acquis une excellente technique.
Les estampes de l’exposition « Arias » sont nés en écoutant, dans son atelier, quelques-unes des plus célèbres arias de Mozart, l’artiste a laissé son corps répondre par le geste approprié. Elle a ainsi retrouvé spontanément la figure du Vortex, cette dynamique tourbillonnaire présente dans un grand nombre de phénomènes naturels. Il en résulte cette série de quinze estampes crées par l’artiste pendant le confinement.
Ecoutons parler d’une manière un peu nouvelle de Mozart, parce qu’en dit une mystique suisse qui s’appelle Adrienne Von Speyr puis par les mots de Balthasar, le célèbre théologien du 20eme siècle.
Musique – Mozart
[sur Mozart] « Par rapport à Dieu, il est comme un enfant qui apporte tout à son père : les pierres de la rue, les bâtons particuliers, les petites plantes et même une fois une coccinelle ; et avec lui, toutes ces choses sont des mélodies, des mélodies qu’il apporte à Dieu, des mélodies qu’il connaît soudainement lorsqu’il est en prière. Et quand il a fini de prier, qu’il n’est plus à genoux et qu’il n’a plus les mains croisées, alors il s’assied au piano, ou il chante avec une infantilité incroyable, et ce faisant, il ne sait plus s’il joue quelque chose pour Dieu ou si c’est Dieu qui l’utilise pour jouer quelque chose à la fois pour Lui et pour Mozart. Il y a une grande conversation entre Mozart et Dieu qui est la prière la plus pure, et toute cette conversation n’est que musique. » [1] Adrienne von Speyr, Livre de tous les saints,1966 .
Dans toutes ces estampes, et son processus de création, et dans toute l’œuvre de Mozart s’exprime un cœur d’enfant. Qu’est-ce que ce cœur d’enfant ? Nous allons le voir avec Fabienne, et avec Balthasar.
« Pour la peinture, ma nécessaire conviction, c’est cet abandon pour laisser advenir. Retrouver ce cœur pur, naturel, celui de l’enfant. Abattre les frontières entre le soi et le vivant de toutes choses. Et alors, un échange incessant s’engage, extérieur-intérieur, un cycle naturel de revitalisation, d’auto-régénérescence incroyable. Cette conscience est silence actif. Elle permet d’entretenir une jeunesse vitale. » [2]Entretiens avec Fabienne Verdier, p.42
Balthasar [3]dans la Gloire et la Croix nous dit que le Christ qui est appelé à la mission la plus difficile [ramener le monde en sa totalité à Dieu] est celui qui a gardé tous les traits de l’enfant de Dieu. Il décrit ce cœur par l’étonnement, la gratitude, la confiance et qui habite le temps dans la sérénité.
Étonnement
« L’enfant Jésus s’étonne certainement de tout : de l’existence de sa mère aimante en passant à sa propre existence, et de ces deux existences à toutes les figures du monde qui l’entourent, de la fleur la plus infime au ciel immense. Mais cet étonnement a sa source dans l’étonnement infiniment plus profond de l’enfant éternel : dans l’Esprit absolu de l’amour, il s’étonne devant l’Amour même, qui traverse et surpasse toute chose. Vous aurez surement remarqué que Conserver l’étonnement dans le monde des hommes n’est pas chose facile, car tant d’aspects de l’éducation visent l’apprentissage de l’habitué, du dominé, de ce qui fonctionne automatiquement. [4]Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix
Fabienne nous parle d’étonnement, beaucoup devant la nature, elle nous parle de contemplation, elle nous parle de vie intérieure, de joie et même d’exultation.
Dans ces vortex qu’elle a peint en écoutant quelques arias de Mozart, voyons ce qu’elle nous dit du lien entre peinture et musique :
« Plus j’avance dans l’exercice de mon art, plus je me rends compte que peinture et musique sont sœurs de ‘qi’. Une peinture vivante a un éclat singulier, un rythme, une allure, une vigueur sous-jacente, une tonalité résonnante. D’où vient la nature du souffle qui l’habite ? Comment le transmettre par la voie du pinceau s’il ne se passe rien en moi ?[…]Pour vocaliser comme pour peindre, le plus important c’est la respiration. J’opère alors en écoutant la voix du plus bel aria de la Passion selon Saint Matthieu de Bach, ou le sublime duetto allegro Inflammatus et accentus du Stabat Mater de Pergolèse. Je me mets ainsi en condition intérieure. Avec appétit, je m’abandonne au recueillement, à l’écoute, à la concentration […] En épousant l’œuvre musicale, j’assiste à un débordement de l’âme, à une effusion, à une exaltation, sans limites. J’aspire à ce ravissement, cet état de grâce. Habitée par une faculté inconnue, la musique m’aide à éveiller les énergies dormantes. Toutes les puissances de l‘être sont ici à l’œuvre, je deviens chef d’orchestre d’une mue profonde. Le chant se réalise au centre de moi-même, il m’élève à la pure intériorité, une liberté me traverse et me procure une joie intense. Je trouve là une source vive pour la peinture. » [5]Entretiens avec Fabienne Verdier, p.63-64
On voit toute cette dimension d’être habité, en état de grâce, de réveiller les énergies,…
Gratitude
Dans tout cela, il nait une immense gratitude. « L’enfant humain est toujours et en toutes choses dépendant de libres prodigalités ; chez lui, la demande et la reconnaissance restent encore indivisiblement unes. Parce qu’il est en situation de demander, il est aussi – avant même toute résolution libre et éthique – originellement en situation de gratitude.» [6]Hans Urs Von Balthasar, La Gloire et la Croix
Mais pour nous, y a-t-il aussi une voie pour retrouver ce chemin ?
« J’ai pu ainsi remarquer qu’il y a une autre façon de retrouver la voie des souffles… C’est de ressentir dans son cœur un heureux évènement, d’éprouve run sentiment fort pour un ami que l’on aime, ou bien fêter l’arrivée du printemps qui vous irradie et suscite en vous une efficace impulsion. Vous êtes transporté dans une bienheureuse élévation avec à nouveau « jaillissement et débordement » de gratitude. Si l’on prend son pinceau à ces moments-là, l’encre trouvera seule son destin ». [7]Entretiens avec Fabienne Verdier, p.66
« Mais pour celui qui est ouvert à l’absolu, il y a aussi un étonnement face à la nature et à ses apparences extérieures : assurément la semence lève, le printemps revient, on connaît la diversité des espèces animales, mais ne faut-il pas continuer à s’étonner de ce que tout cela soit ? » [8]Hans Urs Von Balthasar, La Gloire et la Croix .
Aria 12
Ti ricorda… (La clemenza di Tito) Rappelle toi notre premier amour
Cœur qui habite le temps dans la sérénité
« Pour aider à la concentration, je me suis retirée du monde. Plus j’avance, plus je recherche une banalité de vie au quotidien qui m’offre une solitude joyeuse. Cette quête de simplicité éveille en moi une profonde réceptivité aux manifestations du vivant, et de ses lectures même infimes. C’est seulement dans cet état de sérénité qu’on peut capter la source de son cœur. Cette ascèse, j’ai mis du temps à la saisir, à la pratiquer vraiment. Entre la théorie et l’éveil réel au mystère de la vie, l’apprentissage est si long qu’on a peine à y croire. 20 années m’auront été nécessaires pour que la pensée de mon vieux maitre ne se décante d’elle-même. » [9]Fabienne Verdier, Passagère du Silence
« Un quatrième et dernier point. L’enfant a le temps, un temps sans calcul, non dérobé égoïstement, un temps reçu dans la sérénité ». Un temps pour jouer. Il ne sait rien des échéances qui font que chaque instant est d’avance l’objet d’un marchandage. « Quand Paul nous avertit de ‘tirer parti du temps’ [10]Col 4, 5 ; Ep 5, 16 , il veut probablement dire l’inverse, c’est-à-dire de ne pas dilapider les jours et les heures comme des objets sans valeur, mais de vivre à plein le temps offert : non pas d’en « jouir » ni d’en « profiter », mais uniquement de l’accueillir plein de gratitude comme un verre plein qu’on vous tend ». L’instant est plein car c’est le temps en sa totalité qui se rassemble pour ainsi dire sans peine en lui. Le souvenir de ce qui de toujours a été reçu se mêle, en lui, autant que l’espérance d’avoir désormais du temps. C’est pourquoi l’enfant ne s’effraie nullement de l’éphémère dans l’instant, un éphémère dont la perception empêcherait de l’accueillir à plein, de le « savourer ». C’est seulement en ce temps de la vie que le jeu est possible, de même qu’il est possible alors de s’abandonner sans défense au sommeil. Et c’est seulement en ce temps qu’il est possible au chrétien de trouver Dieu en toute chose, de même que le Christ a trouvé le Père en toute chose. « L’homme pressé (c’est-à-dire pressuré) remet le rendez-vous avec Dieu à un « moment libre » – sans cesse ajourné –, à un « temps de prière » qu’il arrache péniblement à sa vie quotidienne surchargée. L’enfant qui connaît Dieu peut le trouver à tout instant, car tout instant confine au fondement du temps, il repose pour ainsi dire sur l’éternité. Et cette éternité continue inchangée sa marche à travers le temps qui s’écoule. « Je suis qui je suis » ainsi se définit Dieu, ce qui veut dire aussi : Je suis tel qu’en tout instant du devenir je serai toujours présent. » [11]Hans Urs Von Balthasar, La Gloire et la Croix
Son œuvre peut être contemplé dans la gratuité qu’elle offre d’un cœur d’enfant qui a écouté un autre cœur d’enfant, d’une prière qui parle à une autre prière.
References
↑1 | Adrienne von Speyr, Livre de tous les saints,1966 |
---|---|
↑2 | Entretiens avec Fabienne Verdier, p.42 |
↑3 | dans la Gloire et la Croix |
↑4 | Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix |
↑5 | Entretiens avec Fabienne Verdier, p.63-64 |
↑6, ↑8, ↑11 | Hans Urs Von Balthasar, La Gloire et la Croix |
↑7 | Entretiens avec Fabienne Verdier, p.66 |
↑9 | Fabienne Verdier, Passagère du Silence |
↑10 | Col 4, 5 ; Ep 5, 16 |