Home > Dossier Antoni Gaudí > De la justice à la miséricorde

À la fin du XIXe siècle, une volonté de justice sociale s’introduit dans la société européenne, générant de nombreuses œuvres. L’une d’entre elles est située dans la banlieue de Barcelone. Il s’agit d’un grand hôpital psychiatrique, un asile, fondé en 1854, où l’intention était de mettre en pratique toutes les nouvelles découvertes en psychiatrie qui avaient été étudiées en France depuis la fin du XVIIIe siècle. Ces nouvelles théories ont introduit la psychiatrie dans le domaine médical. Un pionnier dans ce domaine fut le Dr Pujadas, qui a acheté un monastère capucin abandonné et l’a adapté à une activité curative. En quelques années, les activités de l’asile se sont développées, et des terrains adjacents ont été achetés dans le but de créer une colonie agricole où les patients pourraient travailler. À cela s’ajoutèrent des thérapies combinant promenades, jeux, concerts et artisanat. C’était une institution privée qui se développa en quelques années. Le bien qu’elle apporta à la société suggèra la possibilité d’accueillir non seulement les patients ayant des moyens financiers, mais aussi les pauvres.

 

 

En effet, il existe une relation étroite entre le désir de justice et la miséricorde. Et grâce à des conférences avec diverses institutions, arrivent aussi des patients sans moyens. Leur nombre est élevé et des rénovations à grande échelle sont entreprises pour les accueillir. Mais cette œuvre n’est pas un processus à sens unique du donneur au receveur, c’est un processus à double sens, et donc cette bonne initiative qui partait d’un vrai désir de justice, cause en réalité une énorme perte de patients privés.

Puis, une épidémie de choléra, de nouvelles dépenses et l’absence de contributions privées entraînent la faillite financière du centre en 1895. La même année, Saint Benito Menni, un frère milanais appelé à restaurer l’Ordre de Saint Jean de Dieu en Espagne, rachète l’hôpital en faillite pour son ordre hospitalier dont la mission est la santé mentale, et y introduit les Sœurs Hospitalières du Sacré Cœur de Jésus, dont il est le fondateur.

 

 

Il n’a pas modifié la structure de l’hôpital, qui comptait parmi les centres de traitement les plus modernes d’Europe. Il n’a pas renoncé à accueillir les patients pauvres, mais a plutôt mis en place de nouvelles installations pour des thérapies telles que l’hydrothérapie, l’électrothérapie et la médicalisation, et a introduit des chalets pour les familles et des zones de transition pour réintégrer les patients dans la société.

Pour ce faire, il achète de nouvelles terres. Il construit l’enceinte pour ses moines. En 1897, le père Benito Menni signe un nouveau règlement qui abolit tous les règlements précédents et introduit la miséricorde comme principe premier de toutes les actions. Jean-Paul II, dans le document Dives in Misericordia, définit la miséricorde comme celle qui extrait le bien de toutes les formes de mal existantes, étant ainsi la preuve créative de l’amour qui ne se laisse pas vaincre par le mal, mais qui vainc, avec le bien, le mal.

 

 

L’hôpital psychiatrique de Saint-Boi est passé du statut d’hôpital juste à celui d’hôpital miséricordieux. La justice qui se manifestait comme un acte unilatéral envers les malades, un arbitre distributeur de bien objectif, avec l’entrée de Père Benito Menni, se transforme en miséricorde, introduit un visage, une relation humaine, un amour de la dignité, un rapport d’égalité entre celui qui fait le bien et celui qui le reçoit, unissant les personnes dans la certitude du bien qu’est l’homme. Il y a eu jusqu’à 1974 malades mentaux hospitalisés.

La « preuve créative de l’amour » ne se limite pas à cela, mais les photographies de l’époque renseignent amplement d’une beauté inespérée dans un asile. Les grands espaces extérieurs sont transformés en jardins luxuriants, en grandes places avec des bancs colorés, en reproductions de montagnes se reflétant dans des lacs artificiels. Toutes les photos sont prises devant ces artefacts en mosaïque colorés et ces formes évocatrices.

Un peu plus loin, à deux kilomètres, Antoni Gaudí construit la crypte de la Colonia Guell, répétition générale du temple expiatoire de la Sagrada Familia. Gaudí visitait le chantier de la Colonia Güell à cheval ou en calèche, longeant les murs de l’asile sur la route entre la ville de Barcelone et la Colonia. La hauteur à cheval aurait permis de regarder à l’intérieur. En raison d’une infection dans l’eau de l’asile, les patients furent transportés vers ladite Colonia. Est-ce que Gaudí les aurait vus ?

En tout cas, des constructions aux formes fantastiques commencent à apparaître dans l’asile. Ils sont l’œuvre de patients qui, pour se réhabiliter, apprennent à être maçons. Aucun document ne les mentionne, ni ne dit qui les guide. En fait, la miséricorde ne se vante pas. Seul un document mentionne un hiver particulièrement froid au cours duquel les travaux ont dû être interrompus. Mais ce sont de belles œuvres et donc tout le monde, les patients comme les moines, sont là, en arrière-plan des photographies qui illustrent cette histoire de miséricorde. Quelques années plus tard, les mêmes formes, techniques et couleurs apparaissent dans les œuvres de Gaudí. Et surtout dans le parc Güell et la Sagrada Familia.

 

 

Les années passent, l’asile poursuit son travail et ces ateliers pour apprentis maçons se dégradent, certains sont démolis, d’autres sont oubliés. Personne ne se demande qui a dirigé ces travaux, alors que ces mêmes formes se matérialisent entre-temps, à une échelle bien plus grande, dans le temple expiatoire de la Sagrada Familia, à quelques kilomètres de là. Les années passent, il reste une grotte et une construction qui pourrait être une pergola surélevée. Les malades s’y cachent, c’est presque un problème. Certaines personnes se souviennent qu’à une époque, il servait de zoo, il y avait un hippopotame.

Il y a deux bâtiments qui donnent sur un lac artificiel. Une observation attentive révèle que le lac a une forme qui rappelle celle de la Méditerranée. La construction la plus haute repose sur sept structures en forme d’hyperboles, la figure géométrique que Gaudí préférait pour son architecture sacrée. L’autre construction est une grotte, mais elle ressemble à un dragon avec sa bouche ouverte. S’il y avait de l’eau, elle semblerait sortir de sa bouche. Puis un pont qui relie les deux rives.

S’il s’agissait de la Méditerranée, la montagne, formée par les sept formes en hyperbole et le temple au sommet se trouverait à la hauteur de Jérusalem, rappel des sept églises ? La forme en hyperbole les fait ressembler à sept trompettes. Et la grotte est à la hauteur de Rome, le pont à la hauteur de Patmos.

Ainsi commence une enquête qui découvre que le récit apocalyptique est le fil conducteur de cette construction à taille d’enfant. Des photographies d’époque montrent que, dans un jardin paradisiaque, luxuriant et rempli de plantes de toutes espèces, la grotte est couverte de mousse car l’eau sort réellement de la gueule du dragon. À l’intérieur, une statue blanche de Notre-Dame de Lourdes est couronnée d’étoiles. Devant la grotte, la petite Bernadette Soubirous est agenouillée, elle aussi très blanche. Le temple sur la montagne ressemble à une description apocalyptique de Sion.

Une grande partie des premiers travaux de Gaudí ont été réalisés dans le nord de la péninsule ibérique où, à la fin du VIIe siècle, des manuscrits ont été produits pour l’abbé Beatus, commentant le livre de l’Apocalypse. Ces textes sont des œuvres d’art qui ont voyagé dans toute l’Espagne et qui, ces années-là, ont été retrouvées à Gérone, la ville où Gaudí s’est souvent inspiré pour son travail. Dans les miniatures de Beatus, le symbolisme apocalyptique est synthétisé par des images chargées de sens.

 

 

Devant le petit lac avec la chapelle de Notre-Dame de la Guérison se trouve une place avec des bancs sur lesquels, en utilisant la technique du trencadís utilisée par Gaudí dans le parc Guell, sont dessinés les sceaux et les symboles des miniatures. Il semble que chaque tuile contienne un symbole, comme si elle avait été découpée en écoutant la lecture de l’Apocalypse elle-même ou guidée par un catéchiste expert.

Le soleil se lève et nous découvrons que le premier rayon pénètre dans la grotte : elle est orientée vers l’est comme pour souligner qu’il s’agit d’un temple chrétien. L’Apocalypse : la victoire des vierges et de ceux qui ont souffert. Dans cette périphérie existentielle et géographique, un paradis se présente pour ces vainqueurs.

L’étymologie hébraïque du mot miséricorde se réfère aux entrailles, au sein du Seigneur, touchant le composant secret et mystérieux de ce qui va naître ensuite. Durant l’année sainte de la Miséricorde proclamée par le Pape François, cette œuvre, Apocalypse pour les enfants malades, a été restaurée. La miséricorde qui se fonde sur ce rapport d’amour patient et bienveillant, même dans la disproportion entre celui qui donne et celui qui reçoit, est rappelée sur le visage de la Vierge, comme la certitude qu’un bien peut toujours être tiré du mal.

 

 

Photos: Ces images de Saint Boi font partie de la recherche du Docteur David Agulló.

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