Lorsqu’on fait l’état du cinéma contemporain, deux grandes catégories semblent incontournables : Hollywood et le cinéma commercial d’une part, le cinéma indépendant, ou “cinéma d’auteur”, de l’autre. Si cette distinction est souvent justifiée, elle admet cependant des exceptions : ces auteurs qui parviennent à travailler dans le cadre institutionnel de la première catégorie sans pour autant compromettre le caractère personnel et la liberté créatrice de la seconde. Christopher Nolan est de ce nombre.
Christopher Nolan
Il faut dire qu’il est entré à Hollywood par la porte étroite. Tel Indiana Jones échappant grâce à un invincible bouclier d’enfants chahuteurs à la revanche de son ennemi et compétiteur, l’élégant et machiavélique Bloch, dans Les Aventuriers de l’Arche Perdue, Nolan a fait son entrée à Hollywood contre l’avis négatif des critiques et de l’industrie mais grâce à la nuée d’admirateurs qui, très tôt, a entouré et comme protégé son œuvre en lui garantissant une liberté créatrice accordée à peu de réalisateurs.
Nous sommes en 2000. Nolan est encore un réalisateur inconnu (il n’a alors qu’un seul film, relativement obscur, à son actif : Following, 1998) lorsqu’il s’efforce de vendre son second long métrage, Memento, aux grandes compagnies de distribution. Celles-ci le refusent unanimement. Il faut dire que le film est loin d’être conventionnel. Retournant sur lui-même l’idée du “film noir”, Memento suit à la trace un amnésique, Léonard Shelby (Guy Pearce) enquêtant sur le meurtre de sa femme. Son amnésie est de celles — condition réelle, quoiqu’extrêmement rare — qui laissent indemnes les souvenirs précédant l’accident, mais qui rendent le patient incapable de créer de nouvelles mémoires. Tels ces mots tracés sur le sable humide d’une plage, la réalité ne laisse sur Léonard qu’une impression évanescente qui glisse rapidement dans l’oubli. Pour suivre la piste du meurtrier, Léonard se fait tatouer sur le corps, au fur et à mesure de son enquête, toutes les certitudes qu’il acquiert en chemin. Le drame de Léonard, explique Nolan, c’est la confiance : son handicap l’oblige à faire confiance à ceux qui lui proposent de l’aide tout en lui retirant la mémoire qui seule permet de distinguer les amis des ennemis. Pour nous faire entrer dans cette désorientation de son personnage, Nolan exécute un tour de force : il nous raconte l’histoire à reculons, inversant l’ordre chronologique des scènes, de sorte que le film s’ouvre sur la scène finale et remonte vers le commencement, vers le “pourquoi” de son mal et de sa quête désespérée.
Jugé trop original, boudé par les distributeurs, Memento ne sort que dans quelques salles de cinéma. Le bouche à oreille fonctionnant, l’audience du film gonfle de semaine en semaine, et les salles de cinéma se multiplient, s’arrachent les copies du film, sous le regard repenti des distributeurs qui réalisent leur erreur. Le phénomène Christopher Nolan venait de commencer.
Leonard Shelby (Guy Pearce) et Nathalie (Carrie-Anne Moss) dans Memento (2000)
Aujourd’hui, neuf films plus tard, il n’a toujours pas faibli. Depuis Memento, le réalisateur britannique, qui travaille toujours en collaboration avec son épouse Emma Thomas et son frère Jonathan, a signé Insomnie (2002), Batman begins (2005), Le prestige (2006), The Dark Knight (2008), Inception (2010), The Dark Knight Rises (2012), Interstellar (2014), Dunkirk (2017) et Tenet (2020).
Christopher Nolan est un des rares réalisateurs qui peut entrer chez un distributeur avec une idée originale (et non une suite, un nouveau chapitre d’une franchise, ou une adaptation d’une œuvre littéraire) et sortir du bureau avec les 200 millions nécessaires à sa réalisation. Son œuvre, qui a plus d’une fois défié les prédictions de l’industrie, a gagné la confiance du public qui semble prêt à le suivre jusque dans ses voyages mêmes les plus difficiles et déroutants. Il y a quelque chose chez Christopher Nolan qui fascine. C’est qu’il est lui-même, avant même d’être un réalisateur, un homme “fasciné” — un verbe qui revient sans cesse dans ses entretiens.
Qu’est-ce qui fascine Christopher Nolan ? Bien des choses. Ses entretiens avec Tom Shone [1]Tom Shone, The Nolan Variations: The Movies, Mysteries, and Marvels of Christopher Nolan, Éditions Knopf, 2020 révèlent un homme avec une capacité d’admiration sans borne : pour l’histoire du cinéma (Fritz Lang, Hitchcock, John Ford, Kubrick…), pour l’architecture (les cathédrales, la géométrie absurde de M.C. Escher, Chicago…), La littérature (Jorge Luis Borges, T. S. Eliot, les romans policiers de Raymond Chandler…), les lois de la nature (la gravité, les trous noirs, la théorie de la relativité…). Mais ceux qui sont familiers avec ses films ne manqueront pas de remarquer une fascination de fond qui traverse toute son œuvre, et qu’il approfondit de film en film : le temps.
Cooper (Matthew McConaughey) perdu dans le trou-noir de Interstellar (2014)
Christopher Nolan est fasciné par le temps, dans toutes ses dimensions : physique, psychologique, mais aussi et surtout, morale. Dans Memento, le temps est l’ennemi (ou le complice), c’est la réalité qui fuit, qui nous échappe, qui glisse entre nos mains. Dans Insomnia, histoire d’un détective pris en étau entre le meurtrier qu’il poursuit et les accusations de sa propre conscience, il explore la dimension morale du temps qui peut corrompre ou sauver. Dans Interstellar, film de science-fiction où les espaces infinis côtoient la réalité domestique la plus intime, Nolan s’aventure dans la dimension sociale du temps qui fait et défait les relations. Dans Dunkirk, qui relate le sauvetage improbable de 300.000 hommes encerclés sur une plage normande au cours de la Seconde Guerre Mondiale, le temps est cet impitoyable contre-la-montre — ou “contre-la-mort” — où la vie de chacun se joue entre survie et sacrifice.
Les films de Nolan sont comme des labyrinthes : il est aisé d’y entrer, beaucoup moins d’en sortir (ce n’est pas pour rien qu’un labyrinthe orne le logo de sa maison de production, Syncopy). La route qui conduit à la liberté n’est jamais droite : elle est faite de bifurcations soudaines, d’impasses, de demi-tour… Ses personnages cherchent une issue, et le temps qui passe donne à leur quête une dimension d’urgence. Ces labyrinthes où les personnages de Nolan — et nous avec eux — se perdent si facilement, prennent des formes diverses : une enquête policière particulièrement alambiquée dans Insomnia, la géométrie variable des rêves dans Inception, le trou noir dans Interstellar, ou encore les souterrains obscurs de Gotham City. Métaphores spatiales d’une arène intime et mystérieuse, ces labyrinthes ancrent les histoires de Nolan dans les méandres du cœur humain, tortueux et imprévisible.
Une chose qui fascine Nolan, ce sont les paradoxes du cœur humain, cette tension des pôles opposés qui tantôt se repoussent, tantôt s’attirent, s’entrelacent, s’affrontent parfois violemment, défiant tout effort de simplification, toute tentative de “comprendre” une fois pour toutes les tenants et aboutissants de la liberté (Nolan se montre plus que sceptique envers les prétentions de la psychologie ou de la technologie de percer le mystère humain).
Dans Memento, l’homme est à la fois irrémédiablement seul et dépendant des autres. Dans Insomnia, il est à la fois innocent et coupable. Dans The Dark Knight il marche à la lisière de l’ordre et du chaos. Dans Inception, il est suspendu entre rêve et réalité. Dans Interstellar, il se trouve devant l’impossible choix entre l’amour de l’humanité et celui de la personne aimée. Arbitre incorruptible de cette lutte dont l’écho se répercute du plus intime de la conscience aux espaces infinis du cosmos, le temps en épouse les tensions, les soubresauts, les retournements.
Cobb (Leonardo DiCaprio) est suspendu entre rêve et réalité dans Inception (2010)
Le cinéma est le langage que Christopher Nolan emploie pour approcher l’objet de sa fascination et nous communiquer ses découvertes. Nolan est un vrai cinéaste, un homme qui aime le septième art, avec goût, avec passion, mais sans snobisme (il ne cache pas son amour des comédies). C’est un vrai “lettré” du cinéma, un homme qui en connaît bien l’histoire mais aussi la “grammaire”, et qui sait en déployer la “syntaxe” et le “vocabulaire” pour raconter les histoires qu’il porte en lui. Rien n’échappe à son attention : l’écriture, le cadrage, la position de la caméra, l’ombre et la lumière, les mouvements des acteurs, le rythme du découpage, la musique et les sons, le rôle et l’improvisation… Il faut dire que c’est un “langage” particulièrement adapté à l’objet qu’il s’efforce de connaître. Andrei Tarkovsky avait déjà défini le cinéma comme l’art du temps, ou plus exactement, l’art de “sculpter le temps”.
Le cinéma, qui nous rend contemporains de regards et de paroles qui se sont évanouis depuis longtemps, est sans doute l’invention qui se rapproche le plus d’une machine à voyager dans le temps. S’il ne méprise pas la dimension du divertissement et du dépaysement qu’un tel voyage peut procurer, Christopher Nolan espère cependant aller plus loin. À la fin du Prestige, Hugh Jackman, qui incarne Angier, un prestidigitateur ambitieux et tourmenté, explique que le but de la magie est de créer l’illusion du mystère pour distraire l’audience et lui faire oublier que “le monde est misérable, solide de part en part”. Et Nolan commente : “C’est une manière sinistre de voir le rôle de la fiction. Je préfère l’explication de Werner Herzog, qui parle de ‘vérité extatique’”… “Le cinéma nous aide à faire des liens, à découvrir une part de vérité, alors même que nous vivons et naviguons notre réalité de tous les jours.”
References
↑1 | Tom Shone, The Nolan Variations: The Movies, Mysteries, and Marvels of Christopher Nolan, Éditions Knopf, 2020 |
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