Olivier Risser, professeur de collège en Bretagne, rend hommage à Etty Hillesum, jeune femme juive morte en déportation à l’âge de 29ans. Son livre « Etty Hillesum, un chant de vie par-delà les barbelés » parle tout particulièrement à notre monde aujourd’hui, proposant la figure d’Etty affrontant le mal par le don de soi. Olivier Risser répond à nos questions.
Olivier Risser
Quelle a été votre découverte Etty Hillesum ? [1]Toutes les citations de l’interview sont tirées du livre d’Olivier Risser, « Etty Hillesum, un chant de vie par-delà les barbelés »
La lecture du Journal et des Lettres d’Etty Hillesum m’a bouleversé. Rencontre inattendue à la faveur d’un livre qu’on m’avait prêté et à un moment de ma vie qui correspondait à une véritable quête intérieure. J’ai puisé à la source de cette jeune femme de quoi nourrir ma réflexion et ma méditation sur la vie et l’amour. Cette jeune femme de vingt-sept ans, déportée puis assassinée à Auschwitz, nous a transmis un trésor par son exemple de don de soi et de confiance en Dieu. Etty Hillesum est pour moi cette aînée exigeante qui me murmure, dès que j’en ai besoin, de ces belles pensées qui sont tant à partager, une grande sœur en humanité.
« Ce qui me plaît tant chez elle, c’est sa profonde sincérité, son humilité, sa modestie, son inaltérable exigence de vérité. Le souffle d’une âme s’entend qui se met en chemin, et fait silence, qui se cherche et part en quête de Dieu. L’élan prudent tout autant que déterminé de cette jeunesse éprise de vie danse sur chaque ligne. Cette fraîcheur d’avril d’un cœur qui vibre embaume chaque page ».
Pourquoi avoir choisi de faire dialoguer dans votre livre ces deux femmes, Etty Hillesum et Simone Weil ?
Lors d’un voyage pédagogique avec des élèves de troisième au centre du Résistant déporté (ancien camp du Struthof), j’ai été frappé de plein fouet par la vision du mal absolu au cœur de ce camp de déportation et de travail forcé. Je lisais alors La Pesanteur et la Grâce. Les profondes réflexions sur la question du mal qu’y développe la philosophe Simone Weil me réconfortaient et me faisaient appréhender le monde avec une certaine légèreté de cœur. La visite du camp m’a comme anéanti pour un temps et, menant un certain compagnonnage avec Etty Hillesum, l’idée m’est alors venue de présenter le cheminement spirituel de cette dernière et la façon dont elle a œuvré pour les autres en lien avec la pensée weilienne. C’est ainsi qu’est né mon projet d’écriture.
« Ce jour-là, nous emmenions, deux de mes collègues et moi-même, ces collégiens au centre européen du Résistant déporté, ancien camp du Struthof . En cette fin d’après-midi de mars, la température affichait à peine trois degrés. Tombait du ciel une neige qui se transformait presque aussitôt en pluie. Le vent glacial était de la partie. J’avais emporté ‘La Pesanteur et la Grâce’ pour profiter de quelques moments de lecture pendant le trajet. J’aimais à relire ce passage que je n’avais sans doute pas assez compris ni pris le temps de méditer : « l’inflexible nécessité, la misère, la détresse, le poids écrasant du besoin et du travail qui épuise, la cruauté, les tortures, la mort violente, la contrainte, la terreur, les maladies – tout cela, c’est l’amour divin. C’est Dieu qui par amour se retire afin que nous puissions l’aimer ». J’y voyais un implacable raisonnement (théo)logique -auquel, du reste, je suis toujours sensible – à savoir que sans le Mal, on ne pourrait (re)connaître ni savourer le Bien. Ma foi, ma joie de vivre, ma confiance en l’humanité, tout cela se renforçait tranquillement alors que je tournais les pages du livre dans le confort douillet du véhicule dont les menus sons mesurés, les chuchotements veloutés, venaient caresser mon oreille délicate. J’étais pareil au marin en sa sereine cabine ; son bateau à quai, une boussole dans une main, une tasse dans l’autre, il se penche en sifflotant pour étudier sa carte maritime. Pour lui, la tempête qui se déchaîne derrière la jetée n’est qu’une abstraction.
Deux heures plus tard, après la visite du camp, l’apprenti penseur que je demeure remontait dans le car ayant reçu le Mal en pleine face sans le bouclier d’aucun livre. ‘‘Anéanti’’. Il me semblait entendre les cris de supplication des détenus sur le chevalet de bastonnade, le craquement des roches que des marteaux, plus lourds que les hommes qui les portaient, cassaient, le souffle froid d’un vent d’hiver, dévalant les montagnes, filant entre les baraques et pénétrant les corps en partance, le son mat de la corde qui se tend au milieu de la place, le roulement démoniaque du four crématoire qu’on met en marche, les hurlements tout le long de ce couloir aux supplices. Tout un fracas épouvantable ».
Etty Hillesum. Photo (internet)
Tout cela nous renvoie donc à la question du mal sur laquelle s’ouvre votre livre. Est-ce le sujet essentiel de l’ouvrage ?
Mon livre ne fait qu’amorcer une réflexion sur le mal et n’a ni les moyens ni la prétention de faire le tour de la question qui demeure, pour bonne part, un mystère. J’ai plutôt voulu présenter la façon dont Etty Hillesum, malgré sa mort prématurée, est parvenue à devenir une lumière placée dans la nuit que ses amis et codétenus ont été forcés de traverser et dans laquelle ils ont péri. Animée, habitée par l’amour de Dieu, par la confiance en la vie, et le travail d’espérance, elle désirait, disait-elle, être « un baume versé sur tant de plaies ». Et de fait, de très nombreux témoignages concordent pour dire qu’elle fut une personnalité lumineuse. Par cette fidélité à l’amour reçu qu’elle offre ensuite aux autres, par ce combat incessant contre le découragement et en vue du don de soi, elle nous offre un exemple stimulant pour notre temps trouble et troublé.
« Etty Hillesum, forcée de se rendre au camp de transit de Westerbork (Pays-Bas) pour y travailler avant d’y être détenue, est face au mal absolu. Elle a compris très vite la situation, le péril, la shoah (« anéantissement », « cataclysme » en hébreu) et pourtant elle ne semble pas avoir été ébranlée dans sa foi naissante. Ce mal tentaculaire qui se dresse, qui s’avance vers elle et l’encercle, qui l’emprisonne et la kidnappe, se manifeste pourtant de façon très concrète ; il est de ceux capables de faire vaciller la foi. Un passage comme ‘Dieu n’a pas à nous rendre de compte pour les folies que nous commettons. C’est à nous de rendre des comptes’ vaut donc largement qu’on s’y arrête et nous le retrouverons pour en tirer plus ample profit. Ce Dieu d’amour est fragile et faible, Il ne prend que la place qu’on lui accorde. A nous, dit Etty, de l’aider à exister. Dieu n’est pas un magicien devant les tours duquel nous nous éberluerions, comme fascinés et tout autant passifs. Il appelle notre concours».
Quant à Simone Weil, elle a dénoncé le mal à l’œuvre dès 1932 au sein même des usines françaises. Jeune professeure agrégée de philosophie, elle demande une année de disponibilité pour partager le sort des ouvriers. De cette expérience éreintante pour la jeune femme, verront le jour des textes politiques essentiels dans lesquels l’auteure fait un lien entre les totalitarismes et les fonctionnements des usines. Elle s’est faite porte-parole des syndicalistes et des ouvriers, elle est venue en aide aux plus pauvres et elle a toujours souhaité s’engager physiquement autant qu’intellectuellement.
« Dans L’Enracinement, elle nous met en garde sur un plan politique et civilisationnel : « qui est déraciné déracinera » et voilà pourquoi « le déracinement est de loin la plus dangereuse maladie des sociétés humaines, car il se multiplie lui-même »
En quoi Weil et Hillesum parlent-elles particulièrement à notre temps ?
Ces deux femmes ont parfaitement compris que le mal est d’abord celui causé par les systèmes et qu’il agit comme en cascade. Autrement dit, qu’il nous faut comprendre la chaîne de causalité pour parvenir à l’enrayer. Comprendre tout d’abord que nous portons toutes et tous une partie de ce mal. Tandis qu’Etty Hillesum écrit que « la saloperie des autres est aussi en nous », Simone Weil évoque, quant à elle, l’idée de « mécanique humaine » où l’on sent bien la pesanteur et sa chaîne de causalités. « Quiconque souffre cherche à communiquer sa souffrance – soit en maltraitant, soit en provoquant la pitié – afin de la diminuer » [2]La pesanteur et la grâce .
Etty exprime exactement cette idée mais, si j’ose dire en miroir, à propos du bien et de la paix : « notre unique obligation morale, c’est de déchiffrer en nous-mêmes de vastes clairières de paix et de les étendre de proche en proche, jusqu’à ce que la paix irradie vers les autres. Et plus il y aura de paix dans les êtres, plus il y en aura aussi dans ce monde en ébullition ».
Ces deux femmes toutes deux d’origine juive, élevées dans des familles agnostiques, ont entendu la voix de Dieu et ont trouvé au silence un trésor d’amour qu’elles nous invitent à partager.
Ce qu’elles nous laissent, si je puis dire, en héritage, c’est une disposition à l’ouverture, à la foi, à la liberté, à l’écoute. En cela, elles sont modernes et semblent même nos contemporaines à plus d’un titre.
Pour penser le mal, faute de temps, faute de certitude, il peut être bon tout simplement de le panser. Et c’est là une réponse en pratique qui révèle la présence du bien et qui nous aide à remplir une mission d’amour. « Penser, panser » : Cette homonymie est bienvenue tant elle nous invite à l’action. Ou plus exactement à articuler pensée et action. Etty Hillesum et Simone Weil ont manifesté ce don d’exercice.
« Dès lors, à la question ‘‘comment penser le mal ? ’’ Etty nous apporte une possible réponse, sans doute la meilleure, une réponse si courageuse : panser le mal. Weil répond-elle autrement ? Non. Toute sa pensée est tournée vers l’action, toute sa vie se partage entre la réflexion sur les causes du mal et l’action pour chercher à lutter contre. A bien lire sa biographie, on ne peut être que frappé par cette constante volonté qu’elle ne cessera d’exprimer dans ses correspondances et plus encore dans ses actes, de vouloir, à sa mesure, panser le mal. »
Est-ce le sens de l’expression du titre de votre ouvrage, « un chant de vie par-delà les barbelés » ?
Ces deux femmes qui furent, rappelons-le, au cœur du désastre de la Seconde Guerre mondiale, toutes deux durement touchées par le mal, nous aident à trouver le chemin de l’espérance. Elles ont vécu la tourmente dans leur chair et cela ne les a pas empêchées d’offrir au monde la tendresse, l’amour et l’entraide.
Trouver sa propre source en son intériorité et faire de ces moments de prière et de recueillement une force pour agir en faveur des autres malgré ses propres peines et ses doutes, voilà qui nous indique bien un chemin de vie. Etty voulait être « un cœur pensant », un cœur tourné vers les autres, dans l’amour et la pensée. Elle le fut.
Voici ce que ce cheminement avec Etty Hillesum et Simone Weil nous a enseigné : quand on a l’amour chevillé à l’âme et que l’on pétrit l’espérance comme un potier son amphore, on peut trouver une réponse au mal et il arrive qu’on puisse chanter un chant de vie au cœur de la tourmente et du mal pour dire et redire combien ce monde est beau et combien il est bon d’aimer et de prendre soin.
Derrière les barbelés, les emprisonnements, les haines, les combats, toujours, les fleurs redisent le printemps. Ce présent, c’est un cadeau. Elles disent aux malheureux qu’il demeure une beauté à contempler. Ni devant, ni derrière mais par-delà les barbelés, il devient enfin possible d’entamer un beau et long chant de vie quand le regard trouve la beauté dans les interstices.