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Etty Hillesum, témoin de la bonté de la vie

Suite à un précédent entretien qu’elle a accordé à Terre de Compassion, la comédienne et metteuse en scène Héléna Delannoy propose de nous partager ses réflexions : Etty pourrait-elle nous enseigner quelque chose d’inspirant, pour nous accompagner à travers l’épreuve de ces jours étranges de confinement que nous vivons actuellement ?

 

 

Faut-il encore présenter Etty Hillesum ? Certainement vous connaissez déjà le destin hors du commun de cette jeune femme d’origine juive, née en janvier 1914 dans une petite ville des Pays-Pays, morte en déportation (comme ses parents et ses deux frères), en l’occurrence à Auschwitz, en novembre 1943, deux mois avant son trentième anniversaire. On a déjà tant dit, tant écrit sur Etty. Mais si nous contemplions la sagesse de cette jeune femme à travers l’éclairage de cette situation inédite de confinement vécue actuellement par un milliard d’êtres humains ? La manière dont elle a vécu les deux dernières années de sa vie peut-elle inspirer notre façon de vivre ce moment unique ?

En cette année 2020 où nous commémorons les soixante-quinze ans de la libération des camps de concentration et d’extermination nazis [1]http://www.memorialdelashoah.org/evenements-expositions/voyages-de-memoire/75e-anniversaire-de-la-liberation-des-camps-de-concentration.html comment ne pas songer à ces millions de vies précipitées hors de leur cours, ces millions d’êtres battus, affamés, épuisés, numérotés, humiliés, et niés dans leur existence par la cruauté de leurs bourreaux ? Etty a côtoyé ce déchaînement de barbarisme. Le contexte dans lequel elle a vécu et le nôtre ne sont pas comparables : depuis plus d’un mois que nous sommes confinés, aucun bombardement n’est venu détruire notre rue, personne n’est venu nous arracher de chez nous, nous ne sommes pas retenus en otages dans nos propres maisons. Nous avons de l’eau, nous avons de l’électricité, nous avons du réseau. Et pourtant, même si des gestapistes sanguinaires ne nous attendent pas à notre porte pour nous arracher à nos foyers, nous vivons malgré tout une certaine forme d’oppression. Nombreux sommes-nous à désirer être « après », en comptant les jours qui nous séparent du 11 mai. L’enjeu de cette période ne réside-t-il pas dans l’équilibre délicat entre choisir et subir ? Lâcher prise en acceptant d’être pris dans une situation qui nous dépasse ? Ou encore adhérer à cette intuition exprimée par Etty : « Ce n’est plus moi en particulier qui veux ou dois faire telle ou telle chose : la vie est grande, bonne, passionnante, éternelle, et à s’accorder tant d’importance à soi-même, à s’agiter et à se débattre, on passe à côté de ce grand, de ce puissant et éternel courant qu’est la vie[2]Hillesum E., Une vie bouleversée suivi de Lettres de Westerbork, traduction française Philippe Noble, Éditions du Seuil/Éditions Points

 

Photo prise à Auschwitz. © Simon Delannoy

 

Les juifs n’étaient pas confinés chez eux en 1942, mais ils subissaient de drastiques restrictions de mouvement. Amsterdam était durement occupée par l’armée allemande, avec les mesures coercitives que l’on connait : tickets de rationnement, mesures d’exclusion, couvre-feu, interdiction d’utiliser tout moyen de transport public et de circuler dans les parcs, etc. Puisque la mort s’insinue dès à présent par mille privations et vexations imposées aux juifs, Etty va d’ores et déjà s’acclimater au détachement en s’abstenant de certains biens. À une amie scandalisée d’être privée du contact avec la nature, elle recommande : « Tâche de vivre avec les trois arbres qui sont en face de chez toi comme si c’était une forêt.” [3]Ibid

En ce qui nous concerne, nous sommes cantonnés à rester parqués dans un rayon d’un kilomètre autour de chez nous. L’accès aux forêts et aux jardins publics n’est pas autorisé, interdiction sanctionnée non par une déportation ou une balle dans la tête, mais tout de même par une amende de 135€. En dépit de toutes les frustrations et sensations d’oppression que cela entraîne, nous pouvons peut-être prendre exemple sur la capacité exceptionnelle d’Etty à saisir et faire fructifier tout ce qui, dans son environnement, peut rendre la vie belle et riche de sens.

 

Photo prise à Auschwitz. © Simon Delannoy

 

Sa perception toute sensible des choses lui permet d’être attentive à ce qui autour d’elle est porteur de beauté. « Au-dessus de ce bout de route qui nous reste ouvert, le ciel s’étale tout entier. » [4]Ibid Il faut bien des ressources en soi pour trouver la force de ne pas se rabougrir en butant obstinément contre ce qui nous résiste, mais au contraire de s’attacher à ce qui ouvre des espaces en soi. Etty porte son regard non pas sur ce qui la limite, mais sur ce qui peut élargir sa propre vie. Et il semble que plus on la prive de liberté de mouvement, plus elle fait grandir en elle-même un espace de liberté. Ce ciel qu’elle contemple au-dessus de sa tête, elle l’accueille aussi dans son intériorité : « En moi, des cieux se déploient, aussi vastes que le firmament. » [5]Ibid

Avec un recul et une lucidité extraordinaire, Etty parvient à s’extraire de la situation dans laquelle elle est plongée, et à penser son monde qui s’effondre. Son bureau, où elle écrit jour après jour les huit cents pages de son journal, est comme un radeau sur lequel elle se raccroche à sa pensée, l’empêchant de se noyer dans le courant de son siècle. A contre-courant de l’attitude de la plupart de ses contemporains, Etty embrasse son époque en fixant « sur [son] dos, comme un baluchon, […] ce petit fragment du destin de masse [qu’elle est] à même de porter. » [6]Ibid Elle prend à bras-le-corps le destin de son peuple, jusqu’à donner sa vie pour lui. Cet héroïsme se révèle lorsque le Conseil juif décide de détacher une partie de son personnel au camp de Westerbork pour y assurer un service d’« aide sociale aux populations en transit » : comprenant qu’elle pourra par là porter secours à ses compagnons d’infortune, Etty se porte aussitôt volontaire et demande son transfert.

 

 

L’on est tenté alors de présager que l’édifice qu’elle a patiemment construit au cours de sa vie de citadine amstellodamoise, se retrouve n’être qu’un château de carte tout prêt à s’effondrer au contact de la dureté des conditions de vie des prisonniers des camps. Pourtant, non, même internée à Westerbork elle continue de soutenir que « la vie est belle et pleine de sens dans son absurdité, pour peu que l’on sache y ménager une place pour tout et la porter tout entière en soi dans son unité. » [7]Ibid Etty porte en elle le jasmin qu’elle contemple depuis sa véranda, le pan de ciel bleu derrière sa fenêtre, le soleil qui lui caresse le visage, et aussi toutes les atrocités et les persécutions dont sont victimes ses semblables. Rien n’est à retrancher de cette totalité, comme l’explicite la suite de la citation précédente : « […] ; alors la vie, d’une manière ou d’une autre, forme un ensemble parfait. Dès qu’on refuse ou veut éliminer certains éléments, dès que l’on suit son bon plaisir et son caprice pour admettre tel aspect de la vie et en rejeter tel autre, alors la vie devient en effet absurde : dès lors que l’ensemble est perdu, tout devient arbitraire. » [8]Ibid Manger avec délectation une tartine de miel tout comme se rendre à la Gestapo [9]« Cellule centrale d’émigration juive » pour un contrôle fait partie d’un ensemble indivisible dont elle perçoit la logique. 

L’exemple d’Etty nous aide à appréhender la cohérence de notre vie morcelée entre le dénombrement quotidien des nouvelles victimes du virus, l’incertitude vis-à-vis de la crise économique et sociale qui s’annonce, l’odeur de la brioche qui dore dans le four et celle de la glycine qui fleurit sur le balcon… Il nous est donné l’occasion de faire une place pour chaque chose dans notre sentiment de la vie, même pour les épreuves les plus douloureuses, sans que celle-ci en soit amoindrie pour autant.

Etty s’est rendue volontairement au camp pour prendre soin de son peuple, sachant que cette décision causerait immanquablement sa perte. Personne n’a applaudi à vingt heures sur son balcon pour rendre hommage à son courage et celui de tous ceux et celles qui, comme elle, sont allés au bout du sacrifice de soi pour leurs frères en humanité (le Frère Maximilien Kolbe ou la Sœur Thérèse-Bénédicte de la Croix comptent parmi les plus notoires.) Leur façon de mourir en donnant leur vie a manifesté leur héroïsme, comme tous ces médecins et personnels soignants qui actuellement sont emportés par le virus qu’ils tentaient de soigner chez leurs patients…

 

Photo prise à Auschwitz. © Simon Delannoy

 

Le témoin est debout, les pieds plantés dans la terre, dans la boue, les yeux levés vers le ciel, et il tient une parole. Etty a tenu celle de célébration de la bonté de la vie, envers et contre tout. Même dans le dénuement total et les ténèbres de la vie concentrationnaire, elle continue de l’affirmer : « […] et pourtant, cette vie, dans sa profondeur insaisissable, est étonnamment bonne, j’y reviens toujours. » 

References

References
1 http://www.memorialdelashoah.org/evenements-expositions/voyages-de-memoire/75e-anniversaire-de-la-liberation-des-camps-de-concentration.html
2 Hillesum E., Une vie bouleversée suivi de Lettres de Westerbork, traduction française Philippe Noble, Éditions du Seuil/Éditions Points
3, 4, 5, 6, 7, 8 Ibid
9 « Cellule centrale d’émigration juive »
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