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Celui qui dit que ce n’est que du foot passe à côté

En Argentine, le football est bien plus qu’un sport, il est une passion, quelque chose qui touche à la religiosité. Les cinq millions de supporters venus célébrer leurs héros sur la Plaza de Mayo, et ceux, innombrables, qui remplirent depuis le premier jour les stades étincelants de l’Emirat, n’en sont que de petits signes. L’épopée de la sélection a mobilisé tout un pays, et chaque Argentin singulièrement, soucieux de ne pas être le grain de sable qui viendrait ruiner le parfait alignement des astres (« Mufar » en argentin) pour décrocher le titre attendu depuis 36 ans, et faire oublier, pour un temps, l’austérité du quotidien et la crainte d’un avenir sombre.

 

 

Ce qui a, avant tout, suscité l’immense joie des Argentins, c’est évidemment cette équipe qui depuis quelques mois, leur devient toute familière. Ils connaissent presque tout des joueurs de la sélection, leur surnom, leurs compagnes, leurs enfants etc… Ils ont aussi une connaissance technique extraordinaire de ce sport, des alternatives possibles à chaque poste, des avantages et des inconvénients des différents schémas tactiques. Ils ont aussi appris à donner leur confiance au sélectionneur Lionel Scaloni, de qui vient le surnom de la Selection : la Scaloneta !

 

 

Ils ont surtout une confiance aveugle pour leur capitaine, Lionel Messi. Il faut dire que celui qui est considéré par beaucoup comme le meilleur joueur de tous les temps parvient à se sublimer chaque fois qu’il porte le maillot albiceleste. Les plus jeunes joueurs n’avaient que cinq ans quand la Pulga faisait déjà des miracles avec la sélection. Et après de longues années de disettes, où l’attente qu’il suscitait paraissait lui peser comme un fardeau, il est arrivé au Qatar incroyablement décidé, sûr de son football, entraînant dans son sillage une génération de joueurs dévoué à sa cause. Le Messi timide et solitaire s’est transformé en un véritable maître, chaque joueur le regarde, joue pour lui, se sacrifie pour lui, sachant que c’est presque toujours de lui que vient le décalage, la passe parfaite, le déséquilibre et donc le but. Il a créé autour de lui une unité, une confiance, une sérénité qui s’est peu à peu transformée en machine à gagner. À 35 ans, pour son dernier mondial, personne ne pouvait imaginer ce roi partir sans couronne.

Enfin, deux ans après la mort de Diego Armando Maradona, l’Argentine savait pouvoir s’appuyer sur son panthéon d’intercesseurs, qu’ils ne cessent d’invoquer dans la plupart des chants des supporters. On y retrouve en premier lieu le « Pibe de Oro » donc, mais aussi ses parents, don Diego et la Tota, dont leur génie de fils disait souvent qu’il leur devait tout, les Argentins aussi par extension. On y retrouve aussi les 6 000 soldats, la plupart de 18-20 ans, morts lors de la guerre des Malouines, véritable traumatisme pour tout un pays.

Alejandro Dolina, un penseur Argentin qui intervient régulièrement à la télévision nous aide à entrer dans ce qui semble incompréhensible à une mentalité cartésienne, la ilusión des Argentins, cette espérance à porter de main qui mobilise toute la personne ; il la définit dans une intervention télévisée ancienne, comme la suspension de l’incrédulité.

Nous vivons dans un monde et dans un pays où la joie n’est pas très fréquente, alors se mettre à espérer pour les matchs n’est pas si mal.
Mais si vous avez une attaque de réalisme et que vous vous dites : « Eh bien, voyons ce qu’il en est... » et que vous vous rendez compte que la vie va continuer plus ou moins de la même manière, que l’Argentine gagne ou perde… alors, vous savez quoi ? Le football devient inutile…

Si vous n’avez pas cette illusion, au moins pendant un certain temps… si vous êtes assis dans les tribunes et que vous vous dites : « J’espère que l’Argentine gagnera, mais s’ils perdent, je serai le même que maintenant, et s’ils gagnent, je ne serai pas mieux, ma vie durera la même durée, je serai toujours sujet à des choses plus ou moins désagréables qui m’arriveront »

C’est la même chose que ce que disait Coleridge. Un ami de Coleridge a déclaré que : « Pour apprécier le phénomène artistique, il fallait avoir la foi poétique et suspendre son incrédulité ».

Donc, quand vous alliez au théâtre, vous ne disiez pas :  » Non, non, en réalité cet homme n’est pas mort, parce que c’est un acteur, ce n’est pas le roi du Danemark… c’est un acteur et en réalité il est vivant, et quand la pièce est terminée, ils vont tous aller au coin de la rue manger une pizza ».

Vous devez donc suspendre votre incrédulité, vous devez y croire, même si ce n’est que pour un petit moment. Lorsque vous allez au cinéma, vous savez qu’il s’agit de photographies, qu’elles ne bougent même pas vraiment, que la rétine, etc. etc. etc. Coleridge disait : « il faut suspendre son incrédulité, quand on va au cinéma, quand on lit de la poésie » et j’ajoute, quand on va voir un match de football. Il faut suspendre l’incrédulité et s’abandonner à la foi poétique, qui consiste à croire qu’un objectif messianique va améliorer votre vie, et dans la mesure où vous y croyez, il l’améliorera un peu.

Imaginez donc tout un pays suspendant à l’unisson son incrédulité pendant plus d’un mois et qu’en un instant, au bout du bout d’une séance de tir au but d’anthologie, l’illusion explose pour devenir une bombe de réalité.

Avant que le temps de la passion ne passe, Ricardo Roa, éditorialiste de Clarín, se risque à poser un jugement de raison sur ce magnifique titre et revient sur l’échec du politique à se l’approprier.

La victoire de la sélection en Coupe du monde a été bien plus que le succès d’un groupe de joueurs d’élite : elle est devenue un événement pour une société appauvrie et sans horizon. Elle a été une étoile rédemptrice, même si nous savons qu’elle n’est qu’une étoile filante. Elle est parvenue à éveiller un sentiment identitaire : l’Argentine existe, elle est vivante, elle a la foi et elle est capable d’accomplir de grandes choses malgré l’interminable record d’inflation et de corruption, de pauvreté et de piquets de grève.

Sans couleur politique, désormais le drapeau est le maillot n° 10 et l’hymne est différent: [1]Muchachos / Ahora nos volvimos a ilusionar / Quiero ganar la tercera / Quiero ser campeón mundial / Y al Diego (Maradona) / Desde el cielo lo podemos ver / Con Don Diego y La Tota / Alentándolo a … Continue reading : il parle à l’espérance des muchachos, les éternels muchachos protagonistes des manifestations populaires. C’est une illusion : une équipe a gagné, pas la société argentine, mais pendant quelques jours on vit sur cette illusion. Et cette joie est partagée, elle est commune, elle change l’humeur, elle décharge une énergie collective capable de déplacer des montagnes.

Cette espérance a construit un lien social, une communauté dont la religion est l’équipe de football. Les maillots sont devenus drapeau, peut-être une autre surprise collective : une façon spontanée de reconnaître et de célébrer que le football appartient au pays, mais qu’un pays englobe bien plus que son football. La massivité des célébrations a montré un esprit œcuménique et non partisan. Cela a dû être insupportable pour le gouvernement. Comment s’approprier le triomphe ? Que quelqu’un trouve une idée, et vite…

Difficile : le politique n’a pas réussi à s’imposer dans le sillage de la Sélection. Il n’a pas pu s’approprier son triomphe parce que la Sélection a exprimé tout le contraire de ce que le politique ne fait qu’exprimer : l’adhésion et l’unité au lieu du rejet et de la confrontation. Que restait-il au gouvernement pour se raccrocher une fois de plus aux efforts des autres : improviser un jour férié.

Une fois que le président Fernández a décidé de la célébration et que le décret fut signé par tous les ministres pour exprimer une unanimité qui n’existe pas, La Cámpora (Parti péroniste au pouvoir) a voulu tirer du lit son propre gouvernement. Le ministre De Pedro, pré-candidat de Cristina [2]Cristina Fernández de Kirchner, actuelle vice-présidente, ancienne présidente, et ancienne première dame, réelle figure de proue du parti, condamnée il y a quelques jours à six ans … Continue reading à la présidence, s’est précipité à Ezeiza [3]Aéroport de Buenos Aires avec le photographe de service. Il a attendu en vain au pied de l’avion l’accolade triomphale avec Messi. Les garçons ont marché à bonne distance sur le tapis rouge, comme s’ils ne savaient pas qui il était. Quel exercice de jeu de rôle. Il avait organisé un salut de bienvenue avec Santiago Carreras, l’un des responsables de La Cámpora, venu avec les joueurs, qui est directeur du marketing chez YPF [4]Compagnie Petrolière controlée par l’Etat . Finalement, le seul à avoir donné un câlin à De Pedro est Chiqui Tapia, qui est là pour ça : c’est lui qui s’occupe de politique à l’AFA [5]Asociación del fútbol argentino .

Cet effort du gouvernement pour utiliser le football ne sera pas le seul, ni le plus important. Le président, qui a la manie de toujours faire les choses dans le mauvais ordre, envoie le ministre Aníbal Fernández faire pression sur Tapia pour qu’il emmène la Selección à la Plaza de Mayo. Il voulait également une photo et que les joueurs sortent seuls sur le balcon de la Rosada [6]Casa Rosada : le palais presidentiel . Il avait peur d’être sifflé. Tapia a accompli sa mission mais les joueurs ont refusé.

 

Bon gré mal gré, Cristina Kirchner a voulu célébrer Messi à sa manière, mais en le dévalorisant : maintenant, il est vraiment une idole, grâce à une sortie maradonesque avec ce « qu’est-ce que tu regardes, imbécile. Va là-bas » (lancé dans l’agacement à un joueur des Pays Bas pendant une interview après la victoire en ¼ de finale [ndt]). Le « merci infiniment, capitaine » ne masque pas la faute : Messi n’a jamais eu besoin de rien de la part de Maradona. Et Messi n’a jamais ignoré Maradona. Il ne l’ignore pas. « Cette coupe appartient aussi à Diego, qui nous a encouragés depuis le ciel », a posté Messi dès son réveil. Il connaît le football, les gens et il commence à connaître la politique aussi.

La chance a béni l’Argentine avec Messi comme elle l’a béni avec Maradona. Ce sont les dieux jumeaux du football. Avec Messi, le répertoire des choses que l’on peut dire de lui s’est épuisé : il a battu tous les records au cours des 18 années qu’il a passées dans le premier monde du football. Une chose si extraordinaire qu’elle semble normale. Mais il y a un autre débat sur les valeurs, la personnalité et le leadership. Il en est de même pour la façon dont ils géraient leur vie. Messi ne se pavane pas, ne fréquente pas la jet set et ne devient pas un propagandiste de dictateurs comme Maduro.

Maintenant, c’est autre chose : Messi est le capitaine-champion, qu’ils ne savent pas comment rapprocher du kirchnerisme. Ils dépassent le ridicule : la porte-parole Cerruti voulait aussi le flatter pour se flatter elle-même. « Qui a dit qu’être vieux pour quelque chose dépendait du nombre des années ? » a-t-elle posté. Le pays de la pauvreté est-il prêt pour multiplier les jours fériés ? La richesse du football est d’une autre nature. Quelqu’un devait prévenir Fernandez et les autres. Mais non.

Ils ont cherché à faire en sorte que la massivité de l’hommage populaire semble créée avant tout par le gouvernement et son jour férié. Pas dans le sentiment sincère du peuple, étranger à une telle spéculation politique. Pas non plus dans la gratitude sincère des joueurs face à un tel hommage à échelle mondiale, transmis en direct sur leurs téléphones. […] La Coupe du monde a été écrite ainsi pour rendre au football ce qui appartient au football, et aux joueurs et au peuple, ce qui leur appartient. Les autres, dehors.

References

References
1 Muchachos / Ahora nos volvimos a ilusionar / Quiero ganar la tercera / Quiero ser campeón mundial / Y al Diego (Maradona) / Desde el cielo lo podemos ver / Con Don Diego y La Tota / Alentándolo a Lionel / y ser campeones otra vez, y ser campeones otra vez .

Muchachos / nous pouvons recommencer à espérer / Je veux gagner la troisième étoile / Je veux être champion du monde / Et à Diego (Maradona) / Depuis le ciel nous pouvons le voir / Avec don Diego et la Tota (ses parents) / encourageant Lionel (Messi) / pour être à nouveau champions

2 Cristina Fernández de Kirchner, actuelle vice-présidente, ancienne présidente, et ancienne première dame, réelle figure de proue du parti, condamnée il y a quelques jours à six ans d’emprisonnement pour corruption
3 Aéroport de Buenos Aires
4 Compagnie Petrolière controlée par l’Etat
5 Asociación del fútbol argentino
6 Casa Rosada : le palais presidentiel
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