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« Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle »

Au petit matin du 15 mars, dans l’église St Michel de Lviv, trois silhouettes penchées étreignent le cercueil de leur fils. Ce sont les parents et la grand-mère de Dmytro Pashchuk : ne pouvant toucher le corps de leur fils (il a été tué par un drone kamikaze près de Kherson), ils caressent le bois du cercueil drapé du drapeau ukrainien.

 

 

C’est ce dimanche 12 mars que nous avons appris la mort de Dmytro.

Les premiers gestes d’Hanussia Didula, sa fiancée ont été de se rendre auprès des parents de Dmytro (qui habitent dans un village à deux heures de route de Lviv) et de demander que nous organisions une veillée de prière au Point-Cœur. C’est par ces mots que Pétro, le père d’Hanussia raconte le récit de cette première nuit. « La plus sombre de toutes les nuits. La plus longue. La nouvelle de la mort de Dmytro a cloué tout à l’intérieur en un gémissement et un cri continus. Cette nuit, Hanussia a invité tous les plus proches amis au Point-Cœur pour prier ensemble. Aude a commencé la prière par des psaumes, puis chacun a pu remercier du mieux qu’il pouvait pour le don de la vie de Dmytro. Et ce fut le moment le plus lumineux de la soirée. Trois douzaines d’amis de Dmytro et des scouts, passèrent toute la nuit à se ceindre de prières pour accepter l’impossible. À un moment donné, lorsque les moments d’organisation ont commencé à apparaître derrière la terrible nouvelle, j’ai commencé à réaliser que derrière son incroyable joie de vivre, Dmytro avait pensé à sa mort : ses amis les plus proches savaient lesquels d’entre eux et comment il devait informer ses parents de la mort de leur fils, de qui et dans quelles circonstances Hanussia devrait elle aussi apprendre sa mort.

Cette nuit-là, le Seigneur nous a préparés à sa résurrection. »

C’était bien émouvant : la retenue et la dignité dans la douleur, l’immense tristesse contenu dans le cœur et l’âme de chacun, la profonde reconnaissance de l’avoir eu pour ami… Hanussia toute frêle et toute digne, porte déjà l’immense solitude de la fiancée, à qui toutes les promesses de bonheur étaient offertes puis brutalement reprises (ils devaient se marier dans quelques semaines) …

Dmytro a confié un jour après la mort d’Artem Dymyd, (ils ont fait partie de la même compagnie d’armes) : « Ce qui est le plus difficile dans une guerre, ce n’est pas de perdre un bras, une jambe ou même la vie, mais c’est la perte d’un ami : c’est la plus grande croix ».

Dmytro portait en lui la grâce de l’amitié, un surplus de vie avec une joie et un enthousiasme si communicatifs, un intérêt profond pour chaque personne, un amour très grand pour ceux de sa maison et de sa terre, son travail. Beaucoup pouvaient dire sincèrement : je suis l’ami de Dmytro.

 

 

J’ai eu la grâce aussi de l’avoir pour ami. Il m’appelait parfois lors de ses rares permissions et me demandait en français (avec son accent qui roule les r – il a passé deux ans dans la légion étrangère) : « On va prendre un café ou une petite bière ensemble ? », renouant avec nos traditions « d’avant la guerre ». C’est lui qui m’avait proposé d’exposer dans une petite galerie qu’il venait d’ouvrir (attenante à un café, Le Port, qu’il administrait). Touchée par son audace, son désir de « vivre une vie meilleure avec la beauté », je m’étais laissée entraîner par sa demande de préparer une exposition, Lumen. Cvitlo (Lumière), c’est ainsi qu’il a appelé ensuite sa galerie. Il pouvait aussi me demander ce que je pensais de la couleur des murs de son nouveau restaurant, du choix des assiettes, de la forme d’une lampe…

J’ai surtout eu la grâce de voir sa belle âme. Derrière un surplus de vie et de joie, se cachait (comme beaucoup de belles âmes), une vraie inquiétude : comment se donner à Dieu totalement, comment combler l’attente de son cœur, quelle est notre mission ? Le voir prier était aussi très émouvant.

Plus que tout Dmytro savait aimer, il aimait Hanussia à l’infini, il aimait ses amis et le monde qui l’entourait. Comme le décrivait Victor (l’un des quatre) « Il embrassait toujours tout et tout le monde, des hommes brutaux aux arbres et aux moutons… »

La dernière fois que je l’ai vu (juste avant Noël), il m’a partagé son « retournement » à Dieu par une longue confession (où il a pleuré comme un enfant) à un jeune prêtre de Melitopol qui est devenu un frère d’âme pour lui et qui devait les marier. Nous nous sommes alors quittés devant l’immense croix de l’église St André. Ce fut notre dernière rencontre. A l’ombre de la croix…

Cette croix nous a étreints d’une manière particulière au cours de ces trois jours : lors de cette première veillée au Point-Cœur et celle du corps dans l’église St Michel, puis durant l’enterrement et l’ensevelissement dans la terre de son village.

 

 

Une foule immense, compacte, douloureuse, reconnaissante, très souvent bien silencieuse a accompagné ses derniers pas. Elle s’est inclinée devant le tombeau, a prié, chanté, gémit le long Mémoire éternelle, rendue grâce pour cette vie offerte, pour le sacrifice de l’ami.

Le jour de l’enterrement, les cieux semblaient aussi se joindre à l’immense douleur de tous, par une pluie continue, si glaçante ; la terre était gorgée d’eau, vallée de larmes… Le seul moment où le ciel s’est ouvert, c’est lors de l’arrivée du cortège funéraire dans le village, lorsqu’un oiseau suivi par trois autres ont fendu de leurs ailes cette masse grise et si triste.

Tout au long de la route que suivait le cortège depuis Lviv jusqu’au village natal, sur le pas de leur maison, au bord des sentiers, parfois des écoles, des enfants avec des petits drapeaux ukrainiens, des vieilles grands-mères, des hommes et des femmes, ce peuple des humbles attendait sous la pluie souvent à genoux, parfois les mains jointes pour rendre un dernier hommage au fils de leur terre charnelle…

Longue procession dans le village étiré avec la fanfare militaire, les bannières de l’église et celles des scouts jusque devant la maison paternelle où le cercueil a été déposé. Les parents à genoux reçoivent la lecture de l’évangile de la résurrection et la bénédiction des prêtres, tandis que Roman (l’un des quatre compagnons de Dmytro et Artem) soutient la vieille grand-mère et la jeune fiancée. Puis l’office des défunts dans l’église qui ne pouvait contenir toute la foule. On reconnaît la valeur d’un peuple à sa manière d’enterrer ses morts…

Les derniers hommages au corps sont déchirants de tristesse et de beauté. Les visages sont baignés de larmes qui coulent silencieusement : celui des petites guides, et celui de ces hommes aux mains rugueuses, jusqu’aux prêtres qui communient à l’immense douleur de leur troupeau.

Tant de nos amis sont si éprouvés depuis plus d’un an, comme des grains ils sont broyés par la meule. Le pain qu’ils deviennent a un goût de larmes, mais il est offert en sacrifice.

Il est si dur de voir mourir les siens…

Le soir de cette même journée, tous les amis de Dmytro se sont retrouvés dans son restaurant Le jardin de la république (à l’ombre de l’église St Michel) qui devait être inauguré en ce mois de mars. Dmytro avait la capacité tout en étant sur le front et pendant ses permissions de diriger les travaux, de composer le menu avec son ami et chef cuisinier, de commander une sculpture, de choisir le service de table… Chaque détail comptait, car tout devait être au service de l’hospitalité, de l’amitié. Il voulait ardemment ce lieu pour ses amis.

 

Dmytro

 

Ce soir-là, tous ces amis avaient conscience que son sacrifice devait aussi se célébrer dans la joie et la gratitude. Un banquet. Le Seigneur nous a préparés à sa résurrection. J’ai été témoin comme jamais dans ma vie, comment en une seule journée on pouvait être étreint par tant de douleur et de peine et aussi par tant d’amour et de gratitude. Cette soirée était comme une fête des noces : le vin coulait, les chants réjouissaient nos âmes, les témoignages rendus par ses amis consolaient nos cœurs, les vidéos en hommage à Dmytro remplissaient nos yeux de joie. « L’époux » était absent mais chacun avait le sentiment que c’était Dmytro qui remplissait notre verre, nous accueillait chez lui. Il voulait cela pour nous. Comme l’écrivait un ami :

« 15.03.23 tout était toi
des gens qui s’étreignent.
des yeux qui soutiennent sans mots.
des histoires pleines de vie et de foi.
des souvenirs où le bonheur était l’essentiel.
des aventures qui dureront 100 ans.
la lumière qui est devenue synonyme de ton nom, l’amour.
L’amour omniprésent et ces larmes de douleur, de tristesse et de désir sans fin étaient aussi les tiennes. Pardonne-nous pour cela. C’est seulement parce que nous ne voulons vraiment pas continuer sans toi.»

Hanussia dans son témoignage, a rendu grâce à l’amour qu’elle avait reçu de Dmytro avec beaucoup de pudeur et de retenue. Elle a surtout rappelé que Dmytro lui disait souvent : « Dieu est premier, toi tu viens ensuite. » Et se retournant en même temps vers les parents de Dmytro : « Enfin, je ne sais plus si c’était vous ou moi en second ! »

Dmytro nous laisse avec le témoignage de cette folle aventure de perdre sa vie pour la gagner et la posséder vraiment.

« Merci Dmytro pour ta mort vivifiante qui, en rompant mon cœur, le rend un peu plus charnel. Ton sacrifice résonne aujourd’hui dans chacun de ses battements. »

 

Requiem æternam dona ei, Domine.

Et lux perpetua luceat ei.

Dans l’église Saint Michel, il y avait une petite statue en bois de la Vierge qui était posée à côté du cercueil de Dmytro : un bois ancien, abîmé par les intempéries du temps mais qui rendait la Vierge Marie à la fois si jeune et si fragile. Elle se tient les bras écartés vers la terre… et semblait accueillir, même porter le cercueil, tout en nous appelant vers elle.

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