L’histoire du Mont-Liban au Ve siècle est racontée dans un manuscrit syriaque de cette époque. Écrit en beaux caractères estranguélo (syriaque carré) sur parchemin, il est aujourd’hui conservé à la bibliothèque vaticane sous le code Vat. Syr. 160. Pour remédier aux lacunes qui handicapent l’histoire du Haut Moyen Âge libanais, le père antonin Jean Sader s’était penché sur ce manuscrit et sur ses découvertes dans les sites maronites médiévaux. Son aventure a permis la rencontre entre la philologie et l’archéologie au sein d’un monde de bêtes sauvages, de veillées de prières, de stèles et de feu. Dans cette histoire à l’allure romanesque, est réapparu le chaînon manquant entre la Phénicie païenne et le Liban chrétien.
Le texte syriaque en caractères estranguélo du Vat. Syr. 160: ici les folios 34 35 36 ; in « Acta Sanctorum Martyrum Orientalium et Occidentalium » Pars II Romae 1748; Bedjan « Acta Martyrum et Sanctorum » t. IV. ©Jean Sader OAM
Le manuscrit Vat. Syr. 160
Le père Jean Sader a rassemblé ses découvertes dans son livre Croix et symboles dans l’art maronite antique. Il y a présenté le manuscrit syriaque 160 de la Vaticane et son rapport aux croix paléochrétiennes du Ve siècle relevées à travers les monts et vallées du Liban. Ce manuscrit avait été rapporté d’Orient par le savant maronite Joseph Simon Assémani qui en a fait une présentation en latin dans sa Bibliotheca Orientalis. En 1715, Évode Assémani a procédé à son analyse dans son Catalogus, en s’intéressant plus particulièrement aux 79 premiers folios qu’il a édités en syriaque et en latin. Après les 77 folios intitulés Les miracles de saint Siméon, la seconde partie (folios 77 à 79) consiste en une lettre du prêtre Cosmas de Phanar. Évode Assémani le considère alors comme le principal informateur sur la conversion de la population du Mont-Liban.
Le manuscrit mentionne en effet un événement crucial qui avait eu lieu autour d’un certain stylite syriaque, Chémoun d’Estouno, c’est-à-dire saint Siméon. Les faits se déroulaient au Ve siècle, dans la Provincia Syria des Romains, au nord du Liban. Durant 37 ans, saint Siméon y avait vécu isolé au sommet de sa colonne haute de 18m. Les pèlerins venaient de toutes les contrées pour le consulter et recevoir ses bénédictions. Le manuscrit raconte justement l’histoire d’une population venue des montagnes de Phénicie, suppliant le saint de les délivrer du fléau qui les affligeait. Désespérés, ces gens relataient au pied de la colonne leurs malheurs, avec des détails terrifiants sur lesquels s’attarde longuement ici le scribe.
Le déferlement des fauves
Il écrit alors, dans son texte réparti sur deux colonnes, qu’il « est arrivé du Liban, chez le saint, une foule considérable. Elle l’a informé au sujet des bêtes sauvages qui avaient fait leur apparition dans tout le Mont-Liban. Elles attaquaient les habitants, les tuaient et les dévoraient. Dans tout le pays s’élevaient des lamentations et des cris de douleur. À ce qu’on racontait, chaque jour et dans chaque village de la montagne, deux ou trois personnes étaient dévorées ».
Le récit fait alors étalage des images les plus effrayantes, décrivant « les bêtes la crinière au vent » poussant des « hurlements lugubres », faisaient parfois même « irruption jusque dans les maisons », et arrachant les enfants en bas âge des bras de leurs mères pour les « dévorer devant elles ». Partout, lit-on encore, s’élevaient « gémissements et lamentations sans fin ».
Les quatre stèles
Pour le saint stylite, tous ces malheurs s’étaient abattus sur le Liban à cause de l’idolâtrie de ses habitants. « Vous avez abandonné celui qui vous a créés… et vous vous êtes réfugiés auprès des idoles muettes », leur a-t-il rétorqué avant de leur intimer de faire pénitence et de lui promettre de recevoir le baptême. Ce qu’il leur demandera de faire par la suite rentrera à jamais dans leurs coutumes et aura un impact sur le patrimoine artistique et architectural du Liban.
Saint Siméon leur a ordonné d’observer trois nuits de veilles et de prières et de dresser des stèles ornées de croix aux quatre points cardinaux, « à la limite de chaque village ». Sur chacune de ces stèles « vous ferez trois croix », avait-il précisé. Ces croix, nous les retrouvons encore sous leur forme fourchue, bicorne ou tricorne, dispersées dans toute la région, souvent remployées dans la maçonnerie des églises et des monastères.
Le manuscrit nous apprend ensuite que « les bêtes ont cessé leurs attaques contre les hommes faits à l’image de Dieu», et que les conversions se réalisaient en grands nombres. Des foules entières se rendaient chez le saint stylite pour recevoir le baptême.
Il est vraisemblable que les tremblements de terre du Ve siècle aient pu causer un déséquilibre écologique, poussant les bêtes sauvages à s’attaquer aux humains dans les zones habitées. Ces histoires de déferlements de fauves sont encore transmises par la tradition orale des légendes populaires. Il est aussi envisageable que les rassemblements des veilleurs en prière, et surtout les feux allumés au milieu des foules et sur les places, aient pu effrayer les bêtes qui se seraient retirées vers les vallées reculées. Rien n’est moins certain aujourd’hui, mais ce qui ne laisse pas de doute, c’est que les populations se sont effectivement converties au christianisme au Ve siècle, et que les stèles ont bien été dressées et gravées de leurs croix.
Saint Siméon le Stylite avec deux croix bicornes gravées sur sa colonne. (Icône de l’atelier maronite de Chypre)
Les croix fourchues
La majeure partie de ces stèles ont été remployées en linteaux et en jambages de portes d’églises. Parfois situées à l’intérieur des édifices, certaines ont fini par disparaître au Moyen Âge sous l’enduit des fresques. Mais cette tradition s’était fortement perpétuée, allant jusqu’à graver les croix sur les linteaux extérieurs des maisons paysannes et bourgeoises. Plus tard, les croix étaient accrochées du côté intérieur, au-dessus des portes d’entrée, pour retenir leur puissance protectrice.
Les croix retrouvées sont fourchues et à peu près de mêmes dimensions, pouvant s’inscrire dans des cercles de 20 à 30 centimètres de diamètre. Les plus communes se terminent par deux ou trois cornes à chaque branche. Le type bicorne peut être considéré comme l’élément principal de cet art paléochrétien. À partir de ces croix qui se sont répandues au Ve siècle pour pouvoir, selon la légende, défier la mort, s’est développée toute une tradition symboliste.
Les trois croix bicornes de l’église de Dmalça. ©Amine Jules Iskandar
Ces symboles ont trois raisons d’être. La première était pour le salut d’une population menacée par les bêtes. La seconde consistait simplement en hommages rendus aux ermites et aux saints sous forme d’ex-voto lors des pèlerinages. La troisième est le résultat de la tradition qui reprend à des époques ultérieures des signes devenus stéréotypés. Mais, dans tous ces cas, elles assurent la protection, comme le soulignait Jules Leroy. Car ce dernier avait relevé dans les inscriptions syriaques qui les accompagnent, le sens explicitement donné à la croix. Ces inscriptions, notait-il, « en toi nous vaincrons nos ennemis, la croix victorieuse » ou encore « en toi est notre espérance », ne laissent aucun doute sur leur valeur protectrice.