Home > Musique, Danse > « Dona nobis pacem »

Le festival de danse de Baden-Baden propose ce mois-ci une rétrospective de l’œuvre du chorégraphe américain John Neumeier. Avec le ballet « Dona nobis pacem », ce dernier nous offre une dernière création poignante et brûlante d’actualité… alors même que le projet est né bien avant les circonstances qui, depuis le 24 février 2022, font de cette demande « Dona nobis pacem » un cri plus actuel que jamais…

 

 

La chorégraphie commence et se termine par de longues minutes de silence… certainement le génie de Neumeier, qui parvient à conduire son public vers la prière, à l’image des danseurs à genoux dans l’une des dernières scènes. Au début, dans un grand silence, on voit apparaître un soldat seul, qui déambule plus qu’il ne marche, hagard… Il est agité de spasmes, de mouvements saccadés, de tremblements, se cogne contre le mur et finit par s’affaisser. Puis on voit apparaître un jeune homme portant une valise. C’est « LUI », qui accompagnera les spectateurs tout au long de ce ballet constitué de différents « épisodes chorégraphiques » sans trame narrative. Il se cache derrière la valise posée à terre. Puis un mouvement brusque de son bras… et le « Kyrie eleison » de la Messe en Si de Bach retentit comme une flèche qui brise soudain le silence. Celui que John Neumeier nomme « LUI » lâche soudain sa valise qui s’ouvre et voilà que des photos de soldats s’éparpillent sur le sol. Dans le fond de la scène, il y a un mur où des portraits de soldats défunts sont accrochés. Une veuve vient rajouter celui de son époux dans une attitude recueillie. « LUI » semble perturbé, il incarne une certaine folie, une détresse, ses gestes sont parfois comme des crampes, il se jette à terre, trébuche sur sa valise… Au fil du ballet, il rencontre tour à tour les veuves, les prêtres, et surtout les soldats… Dans la deuxième partie du ballet, il rencontre celle que John Neumeier a nommé « ELLE », une présence féminine, aimante, consolatrice. Sur la musique du « Et incarnatus est », ils dansent un pas de deux magnifique, empreint de compassion. Puis, le « Crucifixus » retentit, avec l’image très explicite du Crucifié. Si John Neumeier ne cherche pas à illustrer la Messe, on reconnaît des symboles, des images…

 

 

L’un des moments forts du ballet reste sans conteste « l’ombre », celle de l’homme mort à Hiroshima. Il danse derrière un paravent de plexiglas sur lequel défile un film le représentant en mouvement, comme en reflet. Parfois, en dansant, il hurle aussi. De douleur. Une énergie extraordinaire se dégage de sa danse, une fureur, une douleur extrême. Son cri transperce. A la fin, lui aussi s’affaisse contre le mur du décor. Dans un geste délicat, « LUI » vient le consoler, lui offrant sa veste.

 

 

Ainsi, John Neumeier représente à la fois la guerre de manière crue, explicite : les soldats, l’ombre, les veuves… les enfants-soldats… toutefois sans jamais conduire le spectateur au désespoir. Tout au long du ballet, on perçoit ce désir ardent de paix, cette prière… qui culminent à la fin, lorsque « LUI » sort à pas lents de la scène plongée dans l’obscurité, se dirigeant durant de longues minutes de silence vers une porte lumineuse. Il y a aussi la présence des anges, qui dansent au ciel, dans une atmosphère de fête, mais qui viennent aussi à la rencontre des soldats, les prennent en charge, tentant parfois aussi de les freiner. Les veuves viennent se recueillir sur les dépouilles des soldats, mais à la fois, elles dansent devant le mur avec leurs photos. Et chaque fois que les soldats apparaissent, le texte de la Messe en Si demande « pardon » au Seigneur… La Beauté elle-même est consolation. La magnifique musique de Bach, la danse, les costumes sobres et beaux. Il y a même un certain humour. Lorsque le reporter se met à photographier le public. Ou avec les joggeurs que John Neumeier met en scène, et qui traversent la scène au pas de course nonchalant, dans la plus parfaite indifférence.

 

 

« L’Agnus Dei » est particulièrement merveilleux. C’est une jeune danseuse en justaucorps long blanc qui danse avec l’un des prêtres, lui aussi vêtu de blanc. Les mouvements sont d’une grande délicatesse. Il y a des portés. Tout semble comme en apesanteur. Une grande douceur émane de ce chant. « Agneau de Dieu, prends pitié de nous ».

A un moment donné, l’un des soldats se met à déclamer un extrait du poème de Jean-Marc Bernard, « De profundis » :

« Du plus profond de la tranchée,
Nous élevons les mains vers vous,
Seigneur : Ayez pitié de nous
Et de notre âme desséchée !

Car plus encor que notre chair,
Notre âme est lasse et sans courage.
Sur nous s’est abattu l’orage
Des eaux, de la flamme et du fer. »

 

 

La chorégraphie est « l’œuvre d’adieux » de John Neumeier, qui achève actuellement sa dernière saison comme directeur du Hamburg Ballett. L’œuvre est née à partir du choix de la musique de Bach, la Messe en Si, faite de multiples mouvements, chacun de style différent et composé à différentes périodes de la vie de Bach. Ainsi, John Neumeier a décidé assez tôt de donner à son œuvre le sous-titre suivant : « Episodes chorégraphiques, inspirés de la Messe en Si de Johann Sebastian Bach ». Le chorégraphe confie : « En tant que diplômé d’une université jésuite, je suis convaincu que ma foi, mes doutes personnels et mes déchirements font également partie intégrante de ma personnalité et sont donc des thèmes appropriés pour leur donner une forme dans mon art. Je suis sûr qu’aucun autre chorégraphe n’a créé autant de ballets sur des œuvres religieuses. Bien entendu, je n’ai pas créé ces ballets en tant que « missionnaire de la danse », mais parce qu’ils représentent pour moi une préoccupation sérieuse – et une réalité dans la vie de l’âme de chaque être humain. »

Le ballet en lui-même est une liturgie, une messe sur le monde, une messe dans l’absurdité du mal et de la violence. La paix est réalisée par le sacrifice unique et universel de la figure christique de « LUI », ce pèlerin qui vient dans le monde avec sa valise. La danse évoque à plusieurs reprises le sacrifice de la Croix, qui à la fois rassemble, unifie et porte à son achèvement le sacrifice de chacun et à la fois se déploie à partir de « LUI » dans la vie de chacun.

 

Les photos sont issues du site du Hamburg Ballett (prises par Kiran West).

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