Je constate que sur mes toiles, s’invite de plus en plus souvent une bande Velpeau. Ce bandage me suit depuis presque dix ans. Je vous dois vis-à-vis de cela – et pour enfin répondre aux questions sur le sujet – un peu plus de clarté. Pour ce faire, et sans pour autant attaquer une vaine psychanalyse, j’ai essayé de comprendre pourquoi ce petit signe orne régulièrement mes tableaux. Il est vrai que jusqu’à présent, je ne m’étais pas réellement interrogé sur sa présence dans mes toiles tant cette dernière me semble naturelle. Sa venue se passe simplement, sans y réfléchir, comme la feuille tombe de l’arbre, comme un lapin traverse, comme l’on cueille une fleur. Cette chose blanche vient se poser là comme pour achever le modèle disposé, puis, au fil des semaines qui suivent, quelques liens s’éclairent quant au sens que cela prend. Dans l’intervalle, j’ai déjà peint le tableau.
Avant toutes choses, il convient de nettoyer le terrain en affirmant ce que ces bandes Velpeau ne sont pas. (J’ai tant entendu là-dessus lors d’expositions que ce détour s’impose).
Orner mes natures mortes d’un signe clinique n’est pas une habitude mécanique dont je ne pourrai me défaire. Il n’y a là ni tics ni tocs, et pas davantage de tactique pour me faire remarquer (de qui?). Ce signe n’est donc pas une marque de fabrique voulue, qui s’apparenterait à un logo, une façon de se faire connaître et reconnaître. Il ne symbolise pas non plus une célèbre épidémie traversée il y a peu. La preuve en est que j’ai commencé à peindre ces bandages bien avant la-dite épidémie, et qu’ils continuent à me poursuivre. Ces linges ne sont-ils pas l’éveil d’un inconscient Freudien qui remonterait à la surface après que j’ai remué la boue en laquelle il somnole? Est-ce que je traîne une profonde dépression chronique que j’extériorise sur mes toiles? Était-ce une appétence accrue pour le morbide? Ou, peut être, l’exagération dans la fréquentation des nouvelles du monde ; quelques égorgements mal digérés, un ou deux missiles qui ont du mal à passer, quelques mensonges qui persistent à flotter en surface? Bien que n’ayant consulté aucun spécialiste sur la question, je peux vous assurer de ma (relative) bonne santé psychique et des fondements de mon espérance. Alors…. Que se passe t-il?
Tout a commencé comme une réaction amusée. Lors de mes premières expositions, j’ai rapidement remarqué que l’on ne regardait mes toiles que par le prisme de la technique employée. J’étais agacé d’entendre des « que c’est bien fait » qui à mon sens masquaient l’essentiel de ce que je voulais désigner : la présence gratuite et étonnante de l’objet, l’indépendance de sa nature et le respect qui lui est dû, la possible entrée en relation avec ce donné autre. Un matin, alors qu’une magnifique lumière s’appliquait à se dire avec exactitude sur quelques citrons que je prenais pour modèle, habité par ce désir de contourner la technique employée (il faut bien choisir un langage) pour arriver à la seule beauté de l’objet, je pris une bande Velpeau (que faisait-elle là?) pour panser un agrume. Quelle ne fut pas ma surprise, il était plus beau encore. Je le peignais aussitôt sans plus de réflexion.
De toiles en toiles j’ai vu, par intermittence, revenir le linge blanc aux lignes bleus. Je m’en suis défendu mais lorsqu’il s’invitait, il m’était impossible de ne pas l’accueillir. Je me laissais faire, car je voyais bien que sans lui, le tableau n’avait plus lieu d’être. Dans l’atelier, devant mes yeux, ce simple bandage tenait pauvrement ensemble et le bruit du monde et le silence de l’objet ; et j’en étais souvent, sans vraiment savoir pourquoi, profondément ému. D’une certaine manière la présence de l’objet s’intensifiait, devenait plus proche, prenait une sorte de visage.
Au fil du temps, je m’aperçus que ce linge était porteur de bien davantage qu’une esthétique surprenante. Toile après toile, je découvris toujours plus de sens à bander le réel du signe du soin. Aujourd’hui encore cela ne se dément pas. Jour après jour, années après années, plus je découvre à la fois la beauté de « ce qui est » et le tragique de l’existence, plus ce geste me semble juste. À certaines heures, ce bandage me semble même être la seule parole qui puisse tenir et l’actualité du monde et l’expression concrète de l’être dans le champ de notre conscience. Le geste ne s’épuise pas. Il devient comme un allant de soi qui prolonge naturellement la trajectoire de mes fruits et légumes Une surprenante conaturalité entre lui et eux s’affirme.
Je ne peins pas un artifice de décoration, je ne peins pas un symbole bienvenu et intelligent, je ne cherche pas une nouvelle esthétique, aujourd’hui, je pose un acte religieux. Avant de peindre un signe, je pose un geste, et ce geste lui-même est l’expression d’une étrange alchimie. Je recueille des lamentations que je dépose sur ma toile, je peins des légumes comme l’on peindrait une âme, je peins des légumes qui sont la parole d’un Autre. Je peins des légumes qui sont une parole face à un monde absent. Je peins des légumes qui sont un monde qui meurt de ne pas les entendre. Je peins cette solitude là, et elle a deux portes ouvertes.
À certaines heures, disposant le modèle, je ne sais plus si je dépose la fraîcheur d’un enfant couvert de langes ou le silence du cadavre d’un homme. C’est le même geste. Je ne sais plus si c’est Noël ou Pâques. Qu’importe… Je tâche de ne rien perdre ni de l’effroi du monde ni de l’exactitude de la parole ; puis je les embaume. Est-ce un lange ou un linceul qui tient maintenant ensemble et le temps et sa source? Suis-je dans une église ou dans un atelier? Est-ce que je prie, est-ce que je peins ou est ce que je m’illusionne? Est-ce un légume ou l’instant que l’Être accorde à la matière pour ouvrir une porte vers lui? Est-ce un art profane ou sacré qui se transpose sur la toile? Qu’importe… Je ne sais qui assiste à cela et aujourd’hui j’avoue que cela m’importe peu, tout est offert. Que cela se poursuive ou que cela s’arrête, qu’importe, rien ne m’appartient, tout est remis sans cesse…
L’objet vital désiré, celui sans qui la vie ne vaut la peine et sans lequel tout n’est que mécanique prévisible est là. Sa forme est simple. Le signe tangible de la gratuité, du sens, la possibilité de son immédiate épiphanie est là, paradoxalement si proche et inaccessible. Face à celui que tu n’as ni inventé ni fabriqué, tu expérimentes une proximité infranchissable, l’impossibilité du geste simple. Tout te ramène à une étrange impuissance, une attente, une dépendance. Tu commences à écouter et ce faisant le silence s’installe. L’écoute est l’attente d’une parole, elle tombe toujours plus bas. Tu attends le signe qui te rattacherait à ta vie, au temps, à l’histoire. « Mais tu ne sais pas où on l’a mis ».
Je peins au seuil d’une nouvelle ère. Il y a l’heure du bois et l’heure de la pierre. Il est un « stabat » après les évènements sanglants. C’est le terrain de ce siècle. J’embaume des fruits et des légumes puis je les couche au caveau. Je peins désormais au seuil de ce grand jour sans lumière, je tache d’en dire avec prudence toute l’éloquence de l’absence de signes. C’est étrange n’est-ce pas? Je peins le nécessaire ensevelissement. (À moins que je ne peigne pas, et que tout ceci soit une maladie.) Ici, rien qui ne puisse être retenu et fixé – même à l’aide de clous- rien qui ne puisse être saisi. (Les mots s’étiolent, se font plus mystérieux pour être moins bavards. La poésie est nécessité d’exactitude.) Qui rajoute à l’absence la trompe. Qui lui retranche trop la manque. Elle n’est pas un vide, un rien, un néant. L’Être est là, informe et continué par le soin. Le soin touche, il n’est pas lointain, le geste du soin est de la femme. Le signe du soin est le bandage. C’est une matière souple et blanche. C’est le dernier objet qui unit le Corps et la vue ensemble. Ce fut également le premier. Le bandage restera là, recueillant derrière la pierre sur laquelle les sens viennent s’éteindre, à l’heure interdite à la vue, l’empreinte. L’empreinte demeurera sur le linge. Au coeur qui aime et désire, (les autres suffoquent et meurent qui n’attendent rien) l’immobilité est puissance infinie. Au coeur qui sait, l’attente est l’autre nom de la présence. Elle est sa lente et possible respiration, sa parole non prononcée. Mes citrons et mes navets m’ont conduit là. Je les entends parfois, ils ne chantent pas fort.