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Crystal Pite, danser au cœur du conflit

The Seasons’ Canon, Body and Soul, Angels’ Atlas, … les créations de Crystal Pite sont un succès. On y découvre une chorégraphe qui aime à jouer avec le conflit. « Conflict is vital » nous dit-elle. Tout le contraire d’une posture nihiliste, l’art de Crystal Pite nous fait plonger dans la vie même.

 

 

Il suffit d’écouter quelques interviews de Crystal Pite pour découvrir une femme chez qui la vie pétille, dans sa voix, son regard, ses réponses aux questions ou encore sa présence dans les quelques vidéos où elle est filmée en train de chorégraphier. Crystal Pite confie avoir toujours eu cette soif de créer. Née en 1970 au Canada, elle crée sa première chorégraphie à trois ans sur la musique My little red wagon. Sa fascination n’a cessé de grandir, entraînant à sa suite ses deux petits frères : elle fait du salon familial une scène, distribue fièrement les tickets aux invités sans oublier bien sûr de les déchirer avant de les faire entrer, gère la régie – ou plutôt les interrupteurs – pour éclairer son univers.

Crystal Pite n’explique pas cette attraction : « la cause de mon attirance pour la danse est un mystère. » [1]https://www.youtube.com/watch?v=CIFap1iu3RE Elle décrit un lieu privilégié de son existence, dans lequel elle s’est engagée avec beaucoup de confiance et très peu de doutes, un lieu où elle fait une expérience profonde de liberté.

 

 

La jeunesse de Crystal Pite donne quelque peu le tournis. Elle explore tout ce que la danse a à offrir, passant régulièrement d’un côté à l’autre de la scène, tantôt danseuse, tantôt chorégraphe, multipliant les expériences avec ses amis puis divers ballets. Elle débute comme danseuse professionnelle dans le Ballet canadien British Columbia à 18 ans. En 1990, elle crée pour eux sa première chorégraphie professionnelle. La même année, elle danse pour la première fois sous la direction du chorégraphe contemporain William Forsythe, figure majeure de la danse moderne. Complètement saisie par le travail rigoureux et audacieux de ce dernier, elle parvient cinq ans plus tard à intégrer son ballet à Francfort, une expérience qu’elle juge fondatrice à bien des égards.

La naissance de son premier enfant en 2001 conduit Crystal Pite à abandonner la danse professionnelle pour se dédier entièrement à la chorégraphie, y reconnaissant sa véritable passion. Dans une interview, elle glisse avec un sourire qu’elle stresse beaucoup moins en coulisses que sur scène ! Mais plus profondément, c’est son rapport à la vie et à la chorégraphie qui s’en trouve bouleversé : « Devenir mère a fondamentalement modifié ma perspective sur la vie. Cela influence ma manière d’aborder chaque chose, y compris mon travail artistique. Avoir un enfant me rend plus consciente, plus passionnée, plus terrifiée, plus vulnérable que je ne l’ai jamais été auparavant. » [2]https://www.culturewhisper.com/r/things_to_do/preview/6689

 

Ecouter à partir de 19min 30

 

En 2002, Crystal Pite fonde sa compagnie Kidd Pivot avec une dizaine de danseurs. Kidd véhicule l’idée du hors-la-loi, du pirate imprégné d’une impétueuse liberté, et Pivot, un mouvement qui nécessite talent et compétence pour être exécuté.

Dans ses créations pour Kidd Pivot, Pite introduit rapidement un fil narratif (ce qui existait dans le ballet classique et qu’avait rejeté la danse moderne en quête de « pureté »). Après avoir essayé un temps de créer des danses purement abstraites, qu’elle décrit comme ses plus grands échecs, Pite a constaté que la chorégraphie était plus intéressante lorsqu’elle s’insère dans une histoire, tout simplement parce que l’histoire permet de nous introduire au conflit qui habite les personnages avant de passer le relais à la danse : « La danse est un moyen inefficace pour raconter une histoire (…) Cependant, elle exprime comment nous réagissons au conflit. » [3]https://www.youtube.com/watch?v=k5Wa_HiOqqc

 

 

Cette quête d’un fil narratif va l’ouvrir progressivement au théâtre. Dans l’extrait suivant de sa création Tempest Replica, Crystal Pite utilise l’univers de La Tempête de Shakespeare et met en scène Prospero, magicien exilé, qui prépare sa fille Miranda au naufrage qui a lieu sur la côte. On y observe Miranda qui se laisse éduquer par son père, jusqu’à faire elle-même l’expérience du drame, un drame extérieur qui devient un conflit intérieur et qui la fait subitement entrer dans une douloureuse expérience de solitude. Prospero ne peut rien faire d’autre que de rester à côté, veillant à ce qu’elle ne chute pas.

 

 

Sa rencontre avec le théâtre prend une tout autre dimension grâce à sa collaboration avec Jonathon Young, pur produit du théâtre alternant écriture et mise en scène. Ensemble, ils créent Betroffenheit (2015), The Statement (2016) The Revisor (2019) ou plus récemment, Assembly Hall (2023). Ces créations oscillent entre théâtre et danse : tout renvoie au théâtre mais les mouvements des acteurs/danseurs sont exagérés à l’extrême, nous faisant progressivement entrer dans le cœur des personnages par la danse.

 

 

Tout y est conflit. Revisor nous plonge dans un bureau politique où tout le monde ment, jusqu’à défigurer les personnages. Assembly Hall met en scène un jeune qui ne parvient pas à poser un choix, ouvrant une tension entre lui et le reste du groupe, puis en lui-même, entre sa raison et sa volonté qui rechigne à adhérer. Dans chacune de ces créations, Pite fait progressivement disparaître le théâtre pour traiter métaphysiquement du conflit, une sorte de zoom / dé-zoom permettant de passer de ce conflit-là, dans cette histoire particulière, à sa dimension universelle.

 

                                              The Revisor (Source)                                                           Assembly Hall (Source)

 

Chez Crystal Pite, le conflit devient source d’art. Il y a quelque chose de consolant dans ses chorégraphies parce qu’elles nomment la tension qui traverse l’existence. La vie même se structure autour d’oppositions, elle est un avenir instable à l’intérieur de positions opposées : nous expérimentons une tendance à l’intégration mais aussi à la différenciation, la visée du tout mais aussi du singulier, de l’universel et du particulier, une tendance à l’action mais aussi à la contemplation. De même, une famille ou une communauté a sa consistance propre qui est bien plus que la simple juxtaposition d’individus. Et pourtant, l’individu a lui aussi sa consistance propre, qui ne peut être dissoute dans la communauté. « Sans doute la polarité est-elle au fondement de tout ce qui vit » remarquait Guardini, expliquant que cette polarité n’est pas un problème à résoudre mais le chemin même de la vie. Si la vie « s’apaise », sans oppositions, elle tombe dans la staticité, la tiédeur et la mort. Crystal Pite résume cela ainsi : « Conflict is vital ». Le conflit, c’est la vie même.

On peut le constater dans son propre rapport aux danseurs : la rencontre d’artistes, tous talentueux, dotés d’une personnalité et de désirs propres qui s’entrechoquent n’est jamais une dimension qu’elle cherche à éviter mais bien au contraire un point de départ : « Je suis très inspirée par les gens avec qui je travaille (…) J’essaie d’être aussi préparée que possible mais j’ai aussi besoin de laisser place à l’inconnu, aux découvertes que je vais faire avec les danseurs en m’appuyant sur leurs forces et leurs propres idées. Si je ne laisse pas cet espace alors le travail ne sera pas vivant » [4]https://www.francetvinfo.fr/culture/spectacles/danse/danse-a-la-rencontre-de-la-choregraphe-crystal-pite_3676669.html Ainsi, elle n’hésite pas à placer tel danseur plus agressif au cœur d’un mouvement afin de le laisser influencer le reste du ballet. Ce n’est pas la froideur d’une réalité plate, sans conflit et artificiellement unie qui l’intéresse, mais celle d’une réalité vivante : « Je suis tellement émue quand je vois des danseurs qui poussent juste un peu plus loin que ce qu’ils pensent pouvoir faire. C’est si beau de les voir juste sur cette limite. Pour moi, c’est là que se trouve la place de l’énergie, de l’émotion. » [5]https://www.francetvinfo.fr/culture/spectacles/danse/danse-a-la-rencontre-de-la-choregraphe-crystal-pite_3676669.html

On le constate également ses grandes œuvres pour ballets : The Seasons’ Canon (2016), Flight Patterns (2017), Body and Soul (2019), Angels’ Atlas (2020).

 

 

Sa chorégraphie Flight Patterns (2017) pour le Royal Ballet de Londres prend pour point de départ la vague de réfugiés fuyant la guerre en Syrie. Sur la symphonie n°3, dite des chants plaintifs de la Vierge, du compositeur polonais Gorecki, la première partie se focalise sur le danger de la mort et le désir de vivre qui provoque un mouvement, une tension vers la liberté, la joie et la danse. Les seconde et troisième parties mettent en scène des danseurs enfants, un couple de danseurs âgés et le reste du ballet. Nous y découvrons la polarité qui résulte de l’âge, entre l’enfant qui pétille de vie et le vieil homme dont les mouvements sont plus lents et pesés, chacun rappelant à l’essentiel les autres, nous offrant une réflexion profonde sur la complémentarité entre chaque âge. « Mon travail traite d’un contenu difficile, mais il montre aussi une sorte de joie, une sensation accrue de la vie. La source et la force de notre vitalité et de notre volonté, c’est de créer et de partager quoiqu’il arrive, d’aimer, malgré notre séparation inévitable de ceux que nous connaissons, de ceux que nous aimons. Je voulais aussi mettre cela en scène. Je veux rejoindre l’audience par ce sentiment d’émerveillement pour notre existence. La danse elle-même est une véritable expression de cela. » [6]https://www.ludwig-van.com/toronto/2021/02/16/feature-choreographer-crystal-pite-talks-body-soul-film/

 

Flight Pattern (2017). Source

 

L’œuvre majeure de Crystal Pite sur la question du conflit est Body and Soul (2019), créée pour le Ballet de l’Opéra de Paris. Body and Soul (l’âme et le corps) nous fait plonger au cœur de la vie et de toutes les oppositions qui viennent s’y produire : c’est l’histoire d’une quête d’amitié, expérimentant tantôt l’union, le rejet, la solitude, la mort. Avec Body and Soul, Crystal Pite explore cette dualité irréductible entre notre désir d’une expérience de communion et la nécessité d’une distance, d’une expérience de solitude. Crystal Pite compose cette opposition polaire sous forme de plusieurs « duets » : entre deux danseurs, entre un danseur et le reste du ballet, entre deux groupes de danseurs.

 

 

« En tant que créatrice, je puise mon énergie dans deux sources : le conflit et la communion, tous deux en moi et autour de moi. Le conflit me confère une tension vitale. Quand je crée quelque chose, je cultive le conflit au niveau macro – au sein même du sujet d’une œuvre – et au niveau micro – à l’intérieur du corps. Je tente d’exploiter la nouveauté qui émerge quand des idées conflictuelles entrent en collision.

C’est l’union, pourtant, que je recherche vraiment. Tout ce que je fais provient d’un désir de communier avec les gens et de connecter les gens entre eux. Le théâtre est un espace puissant, sacré. Je suis profondément émue que des gens continuent à venir au théâtre, cherchant à partager, à vivre une expérience immédiate et riche de sens, avec un espoir de communion et de transformation. Mon plus grand souhait est de créer les conditions pour que cela puisse arriver. Et pourtant, il y a du conflit même dans le désir qu’ont les hommes de vivre ensemble. Nous semblons avoir une terrible soif d’unité, et pourtant nous nous identifions comme des êtres fermés à double tour. Nous voulons être uniques, tout en voulant faire partie d’un tout. Nous sommes excités par l’idée de synchronie – le groupe, l’intelligence collective, l’émergence – toutes ces choses semblent faire appel à quelque chose de profond en nous. Mais des mouvements de masse, décentrés, peuvent aussi donner pas mal de frissons. Le sens que nous avons de notre moi est ébranlé par l’idée d’être ramené à une entité plus large. Je me demande si notre séparation de la nature en est la cause ou bien l’effet… » [7]Pour lire l’entier commentaire de Crystal Pite sur Body and Soul : https://www.chroniquesdedanse.com/prochainement/body-and-soul/

 

 

Un duet est également omniprésent dans la première partie du ballet, entre les danseurs et une voix qui les dirige en répétant les mêmes mots : « …Soudain Figure 2 se cabre, s’agrippant la tête, la bouche ouverte, se tord, s’abaisse, se déplace latéralement vers Figure 1 qui déjà s’éloigne. Figure 2 rattrape Figure 1 et la retient. Combat. » Les mots restent les mêmes, mais à chaque répétition, l’interprétation change, faisant penser à la polarité entre la volonté divine et la liberté de l’homme.

L’omniprésence du conflit dans l’existence nous provoque et nous dérange parce qu’elle semble contredire notre désir profond de sens et d’unité. Bien souvent, nous sommes tentés d’y apporter une réponse absolue. On retrouve ainsi l’opposition entre Parménide, concluant que tout est un (le mouvement et le conflit sont illusions) et Héraclite, concluant à l’inverse que tout est mouvement et conflit (l’unité n’existe pas). Le premier est idéaliste, le second cynique, et l’un et l’autre ont absolutisé une dimension au détriment de l’autre. Au fond, toute la philosophie pourrait être relue sous le prisme de cette opposition.

« C’est l’union, cependant, que je cherche vraiment. » [8]Pour lire l’entier commentaire de Crystal Pite sur Body and Soul : https://www.chroniquesdedanse.com/prochainement/body-and-soul/

 

Body and Soul

 

Il existe pourtant une troisième voie, une voie alternative aux solutions philosophiques unilatérales ou dialectiques qui ont ravagé le 21e siècle, celle que pointe Romano Guardini dans son ouvrage sur les polarités : « Tout vivant a son propre centre […]. Le centre, c’est le mystère de la vie. C’est là où les polarités cohabitent ; c’est de là qu’elles partent, c’est vers lui qu’elles retournent. » [9]Romano Guardini, La Polarité. Essai d’une philosophie sur le vivant concret. Crystal Pite la met en scène, nous offrant un regard qui accueille la réalité avec honnêteté dans toutes ses polarités, avec sa beauté, sa fragilité, ses écarts, ses chutes, où le conflit n’est pas un problème à résoudre mais un lieu où notre liberté est provoquée, où l’on est invité à percevoir dans le creuset du fini, une ouverture au mystère.

 

 

Le rapport de l’homme au mystère imprègne enfin la dernière chorégraphie en date de Crystal Pite, Angels’ Atlas (2020), accompagnée par l’Hymne des Chérubins de Tchaïkovski et O Magnum Mysterium de Morten Lauridsen. Cette création ressemble à la lutte entre Jacob et l’ange, entre l’homme et Dieu, une opposition polaire dont ne sort aucun vainqueur : « Lâche-moi, car l’aurore s’est levée, mais Jacob répondit : Je ne te lâcherai pas, que tu ne m’aies béni. » [10]Genèse, Chapitre 32, 23-32

 

 

 

 

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