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« Au pas de la Vierge » de Takashi Nagaï

À l’occasion de la parution du livre « Au pas de la Vierge » de Takashi Nagaï, dernier livre écrit par celui qui est considéré comme le « Gandhi japonais », nous avons rencontré Paola Marenco pour un entretien exceptionnel. Paola est médecin hématologue italienne et membre fondateur de l’association “Medicina e Persona”, ainsi que vice-présidente de l’association “les amis de Takashi et Midori Nagai” qui a pour but de les faire connaître et de collaborer à leur cause en béatification.

 

 

Takashi Nagai

 

 

Comment avez-vous découvert Takashi Nagai ? Qu’est-ce que cette rencontre a changé dans votre vie ?

En 2017, sortant d’une réunion, un collègue m’a parlé d’un livre d’un radiologue japonais converti au christianisme, qui a lu la tragédie de la bombe atomique sur Nagasaki (qui avait pourtant tué sa femme) comme l’agneau sacrificiel d’un peuple de martyrs pour la fin de la Seconde Guerre mondiale. J’ai alors acheté Requiem pour Nagasaki de Paul Glynn, dont la lecture m’a beaucoup touchée. Dès lors, je me suis aperçue que Takashi devenait un compagnon dans mes journées. Quand j’allais à l’hôpital et qu’il y avait des choses qui n’allaient pas comme je le voulais, j’étais alors prête à me fâcher. Puis je repensais à Takashi, qui ne se fâchait pas, même après la bombe atomique, mais vivait quelque-chose de bien plus grand.

À partir de là, j’ai proposé de présenter sa façon de regarder les circonstances de sa vie dans une exposition au meeting de Rimini en 2019, pour que mes amis et d’autres personnes puissent connaître son histoire. En me penchant sur ce travail, j’ai découvert toute une tradition japonaise d’un côté, et l’évangélisation du Japon de l’autre, dont je ne savais absolument rien et qui m’a passionnée.

Personnellement, cette rencontre a changé ma vie. Plus je lis ses textes, plus je m’aperçois d’une fraîcheur et d’un réalisme du christianisme en tout. Je découvre aussi le chemin que lui, comme beaucoup de saints, a parcouru : un grand travail sur soi-même, un regard réaliste sur le réel, en acceptant les questions que la vie pose, que les circonstances posent, que la précarité de la vie pose, en cherchant une réponse à tout ce qui se passe et vérifiant personnellement, par son expérience, la vérité des réponses qui lui sont proposées : un esprit ouvert qui veut aller au bout des questions que le réel pose, et au bout d’une loyauté envers soi-même.

Son témoignage est d’une actualité saisissante pour notre monde, qui semble avoir perdu le sens de l’espérance et du sacrifice. Quel est l’impact du témoignage de Nagai auprès des personnes qui le découvrent ?

C’est vrai que le monde semble avoir perdu l’espérance, mais je dirai même qu’il a d’abord perdu le désir, et particulièrement l’idée que pour rendre vraie une chose, il faut inclure le sacrifice dans tous les rapports de la vie tandis que l’on voit une très grande instinctivité dans la vie quotidienne qui rend les hommes fragiles, égarés et seuls.

Les personnes qui découvrent l’exposition sont très touchées, émues et n’hésitent pas à ouvrir leur cœur pour nous communiquer et échanger sur leur vie, parce qu’écouter le témoignage de la vie d’une personne a un effet bien différent que de seulement transmettre une idée.

Le témoignage touche car nous découvrons un homme accompli, un homme heureux dans une situation difficilement imaginable. En même temps, nous découvrons le parcours qu’il a fait pour en arriver là. Panneau après panneau, les gens sont émus, et je crois qu’on peut s’émouvoir seulement quand quelque-chose rejoint notre propre vie. On peut dire “c’est bien, c’est beau, c’est intéressant”, mais quand on voit les gens qui ont les larmes aux yeux, c’est parce que chacun ne peut que repenser à quelque chose qui lui est arrivé.

C’est ce qui est arrivé en 1945 à Nagasaki, à ceux qui revenaient de prison, de la guerre, qui trouvaient leur famille détruite, les cendres à la place de leur maison, et rencontraient le visage de cet homme malade, alité, souffrant mais radieux, certain d’une amitié inépuisable. Ces gens restaient auprès de lui car ils pressentaient qu’il y avait quelque-chose de plus grand en lui. Il y a une phrase de Don Luigi Giussani [1]Don Luigi Giussani, fondateur d’un mouvement appelé Communion et Libération, est considéré comme l’un des éducateurs les plus importants du XXe siècle, ayant eu un impact profond … Continue reading qui a été un titre du meeting il y a plusieurs années : “ Les forces qui changent l’Histoire sont les mêmes qui changent le cœur de l’homme pour le rendre heureux”. C’est exactement cela : tous les gens qui sont venus le voir des quatre coins du Japon dans sa cabane du Nyokodo étaient des gens qui venaient voir son visage lumineux. Quand on voit une personne malade avec un visage lumineux, une personne qui souffre, qui a perdu sa femme et toute son histoire, ses recherches, tout ce pourquoi il avait vécu, on n’a pas besoin de discours. Il annonce sans paroles ce que c’est qu’être heureux. On découvre un homme qui, comme il le dit, après des années de travail sur lui-même, est chaque matin dans la joie d’un nouveau jour donné et voit sous l’écorce de l’apparence la poésie de chaque chose. Ce témoignage est vraiment une chose qui peut faire changer.

En tant que médecin, vous partagez une passion commune. Êtes-vous aussi passée par les mêmes combats que Takashi au cours de votre carrière ? Entre Science et Foi ? Comment avez-vous vécu la recherche de la vérité dans votre travail ?

Pour moi en Takashi médecin, j’ai vraiment touché l’évidence d’une chose personnellement expérimentée dans mon travail : l’idée de ce qu’est un homme se déclare et se voit dans chacun de ses gestes professionnels. Takashi lui-même le raconte à ses fils. Au début, il pensait qu’un corps malade n’était qu’une chose à remettre en place, à arranger, comme pour une voiture, il faut changer la pièce cassée. Puis il pensait que tout était dans ses mains, il était orgueilleux de ce “pouvoir”. Mais quand l’expérience s’est approfondie, il a bien compris que ce n’était pas ça être médecin, mais c’était souffrir avec, souffrir et être anxieux, angoissé avec son malade, chercher tout ce qu’on pouvait faire, bien regarder les examens et les radiographies. C’était une telle vocation, qu’à la fin, il pouvait dire que faire un examen ou prescrire des médicaments devenait prière.

Dans mon travail, qui a consisté à un certain moment à  démarrer une unité de greffes de moelle dans un grand hôpital de Milan, j’avais décidé d’utiliser, comme critère pour son organisation, qu’elle soit  telle que je l’aurais voulue faite, jusque dans les détails, pour un de mes amis, s’il avait eu besoin d’une greffe. La vérité a toujours été le critère. Je n’ai jamais eu de difficultés entre science et foi, considérant la foi comme l’accomplissement de la raison humaine et en plus, je dois dire que quand j’étais en études de médecine, j’ai rencontré des amis de Communion et Libération* qui ont vraiment changé ma façon de regarder les choses. En dialogue avec eux, nous avons toujours recherché la vérité dans notre travail, et nous le faisons encore aujourd’hui avec Medicina e Persona [2]Medicina e Persona est une association italienne qui défend le caractère professionnel du travail dans le domaine de la santé, comprise comme une réponse personnelle, libre et responsable aux … Continue reading .

Quelle semence les Nagai ont-ils offerte pour les habitants de Nagasaki ?

Ils ont redonné à leur peuple le courage  de rester et de demeurer en ce lieu. Les gens revenaient dans leur ville détruite après la prison ou la guerre, et ne retrouvaient ni leur famille, ni leur maison, rien. Beaucoup ont voulu fuir. Takashi est allé habiter là où tout avait été détruit, et leur a proposé de rester avec lui pour rebâtir sur les ruines. Parce qu’on ne peut se fuir soi-même. Ils le voyaient vivre, s’occuper du bien commun, et faire faire l’expérience aux gens qu’on est fait pour donner. Il y a plus de joie à donner qu’à recevoir, c’est très intéressant. Il y a cette photo extraordinaire, la veille de Noël 1945, quand ils sortent la cloche intacte des ruines de la cathédrale et la font sonner, pour redonner à leur ville le sens et le courage de se relever. C’est une chose extraordinaire. Ou bien quand il a commencé à planter, grâce au premier prix reçu pour une traduction d’un livre, les 1000 cerisiers près de la ruine de l’église, pour repartir de la beauté. Ou bien quand il partageait ce qu’il recevait avec tous. Ce n’était pas tellement un choix social, mais plutôt le désir d’aller au fond de la vérité de son cœur, qui lentement, a montré pour quoi l’homme était fait. La joie sur son visage de malade traduisait cela.

D’ailleurs ce qu’il a offert aux habitants de Nagasaki a été démontré scientifiquement : il y a ce travail de Diehl Chad, professeur d’histoire d’une université américaine, qui explique que dans l’après-guerre, les relations entre américains et japonais étaient très tendues. Ils étaient loin les uns des autres. Excepté à Nagasaki, et cette différence, démontre-t-il, était due à la communauté catholique, et en particulier au docteur Nagai. Cela vient sûrement de son parcours de conversion au christianisme : quand il a reçu le baptême, il est devenu un homme nouveau. Il suffit de lire la façon dont il parle des sacrements. Le Baptême a littéralement changé sa façon de penser, de juger, d’agir, de regarder la guerre, de regarder son enseignement donné aux jeunes médecins à l’université, de regarder l’évènement de la bombe atomique.

Il n’a pas fui le drame de sa vie, au contraire, des cendres sont nées la certitude et la promesse pour le futur. Comment cela est-il possible ? C’est une question qui fut posée lors de l’exposition Nagai : « récupérer les os de sa femme pour aller l’inhumer. » Quelle force était en lui ?

Sa femme, après être morte de la bombe atomique, continua à l’inspirer et à le guider. C’est elle qui l’a fait entrer dans cette Amitié qu’elle vivait avec une Présence certaine dans sa vie de foi et dont le crucifix des martyrs (en face duquel elle regardait ce qui leur arrivait) était le signe.  Lui, lentement, a pénétré en cette Amitié inépuisable que sa femme vivait, en faisant un grand travail sur lui-même. Durant ses 3 années au Nyokodo, il est entré dans cette perception qu’il y a « quelque chose » qui vient avant, et qui nous aime du début à la fin, et même pour toujours, même à travers le sacrifice, la mort, la souffrance. C’est cela qui nous permet de regarder chaque chose comme quelque chose de donné, qui contient une promesse. Même les plus grands drames. Même l’injustice. Takashi le décrit d’ailleurs dans les petites choses qu’il voyait passer devant lui quand il était alité : même une allumette devenait une chose offerte, qui lui faisait toucher d’une façon nouvelle une Présence qui  l’aimait. Qui de nous ne désire pas être certain d’être aimé ?

Je pense que le vrai salut, c’est que l’on n’a pas besoin que les circonstances changent pour vivre dès maintenant. C’est cela le salut. Et Takashi est arrivé à cette compréhension-là.

 

References

References
1 Don Luigi Giussani, fondateur d’un mouvement appelé Communion et Libération, est considéré comme l’un des éducateurs les plus importants du XXe siècle, ayant eu un impact profond sur la vie de nombreuses personnes. Sa cause de béatification s’est ouverte le 9 mai dernier en Italie
2 Medicina e Persona est une association italienne qui défend le caractère professionnel du travail dans le domaine de la santé, comprise comme une réponse personnelle, libre et responsable aux besoins de la personne malade et, en tant que telle, dépendante de la qualification, du dévouement et de l’engagement de ceux qui l’exercent
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