de Suzanne Anel
Lors d’une conférence le 26 octobre dernier dans une église protestante de Berlin, le réalisateur Wim Wenders a parlé du lien entre ces deux mondes qui s’ignorent ou s’opposent si souvent : l’art et la foi.
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Wim Wenders a découvert la foi en lisant « La Bible en langage contemporain » de Eugène Peterson, qu’un ami, Kim James, lui a offert il y a quelques années. C’est ainsi que la foi est devenue pour lui une dynamique quotidienne. C’était un saut de la compréhension de Dieu comme religion, avec tout le langage pieux qui l’accompagne, à la reconnaissance que Dieu est une personne qui habite le quotidien. C’est le leap of faith. Comme pour Paul dans ses lettres apostoliques ou pour David dans les Psaumes, Dieu est extrêmement concret, une personne, un ami. « La présence de Dieu est évidente, comme rire ou pleurer. Dieu est le très proche, le très présent, Il est intéressé par tout. Dieu est l’être le plus réel, mais ça reste toujours à découvrir, parce que dans la réalité, c’est dur de le reconnaître. »
Concevoir un Dieu tout puissant et très lointain, c’est toujours une projection ; alors que comprendre que Dieu est celui qui est très proche, c’est une vraie expérience de liberté. Toute la réalité en est changée : tout m’est donné. Et toute la réalité donne l’occasion de reconnaître la présence du Créateur.
L’artiste est celui à qui il a été donné de voir la réalité avec une sensibilité particulièrement aiguë. Parce qu’il a cette sensibilité, il peut reconnaître que tout est don : la beauté de la nature, chaque rencontre, chaque situation… Il est aussi celui qui se fait témoin de la souffrance, de la joie, de la recherche du bonheur… Il n’a pas d’autre tâche que de redonner ce que lui-même a reçu. Pour cela, tout entre en jeu : la sensibilité mais aussi un travail assidu et de très longue haleine. Wim Wenders ne cache pas les années de travail que représente la production d’un film !
« Toute la réalité est un cadeau qui m’est fait. Parfois, c’est évident. Par exemple : j’ai besoin d’un beau coucher de soleil avec un orage à l’horizon pour une scène, et voilà qu’il y a un coucher de soleil magnifique et qu’un orage gronde ! (…) c’est un cadeau ! Mon travail, c’est donc d’offrir ce que je reçois. Si d’autres peuvent recevoir quelque chose dans mes films, c’est que moi-même je ne fais que donner ce que je reçois. » « C’est l’expérience que nous avons faite avec la réalisation de Pina : chaque danseur voulait offrir ce qu’il avait reçu de Pina. Pour moi, ce film est devenu une coordination de cadeaux. »
Il y a donc une très grande gratuité de la mission de l’artiste. Il serait totalement vain de qualifier l’artiste de créateur, dit Wim Wenders. Personne ne crée à partir de soi, mais on reçoit simplement, il faut le reconnaître et puis le redonner. L’artiste est le dépositaire responsable du trésor du monde. Ce don est gratuit et il doit le rendre gratuitement. L’art est ainsi le moyen par excellence de transmettre ce que la foi fait reconnaître. C’est une immense responsabilité de porter en soi tous ces trésors de joie, de souffrance, d’humanité dont beaucoup resteront à jamais cachés dans le cœur de l’artiste et ne seront jamais présentés. Des milliers de propositions qu’offre la réalité, l’artiste a à choisir celle qu’il portera devant le monde.
Si un artiste se considère seul face à son œuvre, le poids d’humanité qu’il a à porter est insoutenable. Mais s’il se reconnaît simplement comme dépositaire alors il gagne une immense liberté ! Sa tâche est désormais de veiller à ce que chacun des membres qui collaborent au projet le fasse volontiers et avec enthousiasme. Une équipe de tournage, c’est un tout dont chaque partie est unique et a une fonction unique. Le travail du réalisateur est de chercher cette unicité, de la reconnaître et de la mettre en valeur pour permettre à chacun de trouver sa place. Ainsi le travail sera fait. Pour le reste, à la grâce de Dieu !
« Les deux plus grands ennemis de l’homme et de l’artiste en particulier sont le cynisme et le fait de croire qu’on sait. » Wim Wenders cite un auteur des années trente qui s’était retiré de la scène littéraire alors qu’il était au sommet de sa carrière et qui avait ainsi expliqué son geste après vingt-cinq ans de silence : « J’ai arrêté d’écrire parce que je pensais que je savais comment écrire. ». Penser maîtriser, savoir, c’est la mort de toute vie, la mort de toute question, de tout enthousiasme. Pour Wim Wenders, c’est une attitude nécessaire à tout homme : il nous fat chercher plus loin. « Je cherche toujours les lieux, où je ne pense pas déjà savoir. »
Ce qui est vrai du travail de l’artiste, est également vrai de son œuvre. Une œuvre d’art naît toujours d’une intuition et d’une question dont l’artiste a reconnu la beauté unique et qu’il lui faut porter jusqu’au spectateur. C’est pourquoi l’œuvre prend forme dans la recherche. Peut-être a-t-on déjà une idée du déroulement et de l’œuvre finale, mais il faut toujours savoir regarder la réalité et se laisser surprendre, quitte à tout modifier. Pour cela, bien sûr, il est nécessaire de rester honnête avec le désir de vérité qu’on porte en soi. C’est pourquoi, Wim Wenders filme sans scénario : il ne connaît effectivement pas la réponse à la question que pose chacun de ses films, elle lui sera donnée par la réalité, par les acteurs. Dans les grosses productions, le plus souvent, il n’y pas de place pour l’incertitude que la question laisse planer sur un film, il faut quelque chose de certain, quelque chose de bien réglé. Le résultat est donc un produit et non une œuvre d’art qui parle au cœur de l’homme.
Le prochain film de Wim Wenders, Everything will be fine, pose la question de la culpabilité et du pardon. Pendant le tournage, cette question est devenue une réflexion personnelle pour chacun des participants : « Et moi, comment est-ce que je vis la faute et la pardon ? ». La réponse est venue de leur commune recherche. La fin a même été changée à un moment, simplement parce qu’il semblait qu’au vu de l’expérience des uns et des autres, elle devait l’être.
Parce que l’œuvre d’art est un chemin de recherche de la vérité, c’est aussi possible que la flamme que porte l’artiste meurt et qu’il ne puisse pas la porter jusqu’à son terme. L’artiste se tient là sans plus savoir où aller. Pourtant, le plus souvent, il n’y a pas de retour en arrière possible : trop d’argent et surtout trop de personnes sont déjà engagés dans le projet. Il faut apprendre à regarder ceux avec qui on travaille, ceux qui nous rappellent la beauté de l’intuition.
Le travail de l’artiste, et du réalisateur par excellence, est donc un regard d’amour sur l’homme et sur toute réalité. Un regard qui montre la vérité. Un regard très semblable à ce que Wim Wenders dit des anges des Ailes du désir, et très semblable également au regard que chaque volontaire Points-Cœur veut porter sur les personnes qu’il rencontre : un regard de compassion.
« Lorsque j’ai commencé Les ailes du désir, je me suis posé la question : pourquoi est-ce que tu fais cela, tu ne crois pas aux anges ? Qu’est-ce que tu vas raconter à tes acteurs ? Et le question des acteurs n’a pas manqué : Que faisons-nous ? Quelle biographie avons-nous ? Je leur ai répondu : Pas de biographie ! Tu es simplement quelqu’un qui aime les hommes. Vous ne pouvez pas faire grand chose pour les hommes, vous êtes simplement là et vous les aimez. À partir de là je n’ai plus fait grand chose, j’ai simplement accompagné les acteurs. Et j’ai dit au cadreur : à partir de maintenant, la caméra doit être le regard des anges, un regard plein d’amour. Le moins qu’on puisse dire c’est que ce n’était pas très précis ! Il fallait simplement laisser être la réalité. »
Merci Suzanne pour ce très bel article.
Je trouve que la correspondance entre l'artiste et notre vie quotidienne est très émouvante !
Quelle belle vocation que celle de l'artiste !
Le mot de la fin est impressionant!!
Merci pour ce bel article. Merci de nous faire découvrir peu à peu le visage de Wim Wenders et son regard profond et tellement humble à la fois.