Le 7 décembre 2013 est une date particulière pour les adeptes passionnés du cinéaste japonais, Yasujirō Ozu. Il s’agit en effet de la date du 110ème anniversaire de sa naissance (1903) mais aussi du 50ème anniversaire de sa mort (1963) et enfin, du 60ème anniversaire de la sortie de son film Voyage à Tokyo.
Chishū Ryū et Setsuko Hara
Voyage à Tokyo (東京物語, Tōkyō monogatari, littéralement : Contes de Tokyo) est un film japonais réalisé par Yasujirō Ozu, sorti en 1953. L’histoire est simple. Un couple de retraités entreprend un voyage, de leur province à la grande ville de Tokyo. Ils souhaitent retrouver leur fils et leur fille, installés là-bas, le premier comme médecin et la deuxième comme coiffeuse. En cours de route, ils s’arrêtent également pour visiter un autre de leur fils. L’occasion est belle pour retrouver cette ambiance familiale qui réchauffe et donne le goût de la vie. N’est-ce pas chez nous aussi le sens de nos retrouvailles en famille, spécialement pendant les vacances de Noël ? Pourtant, une distance se creuse, plus douloureuse que la distance géographique qui les séparait jusque là. Les enfants ont grandi et sont absorbés par leurs occupations. Ils échouent à ouvrir vraiment leur vie à leurs parents. Les parents repartent et juste à leur retour en province, la mère meurt. Le père déjà âgé se retrouve seul ou presque, avec sa dernière fille, non mariée encore.
Pourquoi ce film nous émeut-il tellement malgré une histoire au scénario peu élaboré ? Pourquoi ce film a-t-il été primé et figure au palmarès des plus grands films de l’histoire du cinéma ? Pourquoi ce film nous parle-t-il autant au-delà des soixante ans qui nous séparent de sa sortie et de son environnement asiatique ?
Les scènes d’introduction du film nous guident : des longs plans se fixent sur des maisons traditionnelles, un temple, des paysages de campagne calmes et sereins. Tout à coup, un train traverse de part et d’autre l’écran… l’irruption des temps modernes, l’irruption de la vitesse. Puis nous voyons le couple de retraités, dans la fragilité de l’âge, qui prépare son voyage, leur fille respectueuse à ses côtés. Des gestes lents, des attitudes tellement humaines qu’elles attirent notre attention, plus peut-être que s’il s’agissait de faits extraordinaires. La caméra d’Ozu, presque au ras du sol, contemple et nous introduit dans cette contemplation d’une situation singulière qui rejoint pourtant l’universel de la vie, faite d’une présence humble et pénétrant la banalité des gestes quotidiens.
Ce va-et-vient entre singulier et universel est renforcé dans les nombreux films d’Ozu par la présence des mêmes acteurs (Chishū Ryū, Setsuko Hara, etc.) et par les scénarii qui reprennent sans se lasser le même cadre des relations familiales, sous différents angles.
Ainsi dans Voyage à Tokyo, l’un des rôles principaux est joué par l’acteur fétiche d’Ozu : Chishū Ryū. Celui-ci est l’un des seuls acteurs au monde dont la filmographie couvre 65 ans (avec un total de 155 films), en grande partie tournée avec le même réalisateur, Ozu. Pour l'anecdote, Chishū Ryū se destinait à une carrière de prêtre à l'origine et non pas à une carrière d'acteur. Dans Voyage à Tokyo, il joue le rôle du père, retraité, qui va visiter ses enfants à Tokyo avec sa femme. Le film nous le dépeint comme un homme simple, savourant l’instant présent. Face à la déception de voir ses enfants trop occupés pour passer du temps avec lui, il ne se bat pas, ne se révolte pas. Il accepte son sort. Nous comprenons que les choses sont ainsi et qu’il est inutile de se battre contre le destin. Cette impression est renforcée par les nombreuses scènes où Chishū Ryū personnifie, par sa mélancolie et son inactivité méditative, le Japonais d’après guerre, pétri de valeurs comme le sacrifice des désirs personnels et le respect des convenances sociales. Nous pouvons ainsi voir son attitude absorbée, immobile, aussi bien assis sur la terrasse de la maison de son fils, contemplant les quartiers de Tokyo qui l’entourent qu'agitant son éventail, ou visitant Tokyo.
A la fin de ce voyage, sa femme meurt.
Nous retrouvons toute la famille réunie autour de la maman morte. Cette femme a quitté le monde sans bruit, comme elle a vécu. Ozu nous introduit dans le drame, non pas celui de la mort, mais celui de la vie, de notre façon de la vivre, de fixer nos gestes sur la trame du temps qui passe, comme les acteurs le font sur la trame de la toile et de l’écran.
Nous pouvons voir alors « les personnages consommer, si je puis dire, leur destin. Cet instant qui ramasse l’émotion est l’instant qui nous réunit, celui que nous sommes convoqués à partager (…). Nous éprouvons, dans tout le sens du terme, notre commune expérience d’être au monde, commune, on l’a compris, et là est le cœur du secret, par-delà toutes les différences. Maintenant, le vieil homme est seul. Ce sont les derniers plans du film qui se clôture par une nouvelle vue du fleuve. Un bateau passe. Pas de symbole. Les choses sont comme elles sont. Les choses sont ce qu’elles sont. Dans cette maison au-dessus du fleuve, dans cette pièce japonaise, un vieil homme maintenant veuf s’évente. Il regarde devant lui en silence. Voilà tout. Je n’oserais pas dire que nous sommes tous, à ce moment-là, des Japonais qui s’éventent. Mais je dis que nous saisit, que nous happe la douleur de survivre à ceux que nous avons aimés. Un jour encore. Un jour de plus. Tandis qu’un bateau passe sur le fleuve tranquille [1]»
Il est difficile de ne pas parler aussi de l’apport spécifique de l’actrice Setsuko Hara, l’une des premières actrices japonaises à connaître une renommée internationale. Celle-ci joue le rôle de la belle fille du couple âgé (Neruko). Elle n’est pas liée à eux par les liens du sang et ce n’est donc pas à elle que revenait le devoir de s’occuper du couple en visite. Pourtant, sa présence auprès de ses beaux parents irradie quelque chose qui est plus que du charme, qui vient de l’intérieur, qui est caché dans son sourire et que certains critiques ont considéré comme l’archétype féminin selon Ozu. Après avoir vu un film dans lequel joue Setsuko Hara, le romancier Shūsaku Endō écrit : « Ce que nous avons ressenti est précisément ceci : est-il possible qu’une telle femme existe dans notre monde ? [2]».
Nous pourrions à notre tour nous interroger : est-il possible qu’il y ait encore des réalisateurs qui soient à ce point entrés dans le secret de notre humanité et de son drame ?
Bande annonce du film
Impressions Ozu : un cinéma à voix basse
En anglais : Critics' Picks: 'Tokyo Story'
[1] idem
[2] Bradshaw, Peter (June 16, 2009). "The heart-wrenching performance of Setsuko Hara, Ozu's quiet muse". Retrieved 7/11/2012. Cité dans http://en.wikipedia.org/wiki/Setsuko_Hara
très bel article!