L’ouverture prochaine au musée d’Orsay de l’exposition "Carpeaux, Le Sculpteur de l’Empire", nous donne l'occasion de redécouvrir cet artiste étonnant, dont l’œuvre a rencontré tantôt des louanges unanimes, tantôt la plus violente opposition.
Je sais, moi aussi quand on me parle d'un sculpteur du XIXe siècle à qui l'on doit telle fontaine publique ou telle scène mythologique ornant la façade grise d'un palais parisien, a priori je ne me précipite au musée. Et pourtant vous pourriez être surpris, et je vous souhaite de l'être, comme je l'ai moi même été… [1]
Alors que l’exposition au MET, à New York, vient de s’achever, le musée d'Orsay commence à préparer les salles qui accueilleront, à partir du 24 juin prochain, les quelques 160 sculptures et peintures de l'exposition dédiée à Jean-Baptiste Carpeaux. Si le sculpteur, né en 1827 à Valenciennes, est acclamé comme l'un des plus grands artistes du Second Empire, aucune rétrospective digne de sa stature ne lui avait été consacrée depuis 39 ans. C'est donc un événement de taille, si vous me permettez le jeu de mot.
Jean-Baptiste Carpeaux, le nom ne vous dit rien ? C'est un sculpteur que beaucoup connaissent sans savoir qu'ils le connaissent. N’êtes-vous jamais passés sous les arches de l'Opéra Garnier, ne serait-ce que pour aller contempler les fresques de Chagall ? N'avez-vous jamais flâné le long des allées du Jardin du Luxembourg ? Si oui, vous connaissez donc Carpeaux, ou du moins vous l'avez vu du coin de l'oeil, puisqu'on lui doit et la fameuse fontaine du Luxembourg, et l'un des groupes qui surplombent l'entrée principale de l'Opéra, dédié au "dieu de la danse".
Sculpteur de l’Empire ou… Sculpteur des Passions ?
Laissons-lui donc une chance de nous surprendre, et entrons au musée [2]. Le visiteur est accueilli par des visages d’enfants d’une grande finesse, sculptés dans le marbre blanc et qui nous lancent des regards complices et malicieux, et par ce beau visage, mélancolique et distant, de La Palombella. D’emblée, Carpeaux se révèle à nous comme un sculpteur qui scrute et sculpte l’âme d’un extrême à l’autre du prisme de ses émotions. C’est beau, c’est attendrissant, mais il y a plus. Dans la seconde salle, vous serez sans doute impressionnés, très impressionnés, par le célèbre groupe d'Ugolin, inspiré par la Divine Comédie de Dante. Ici, le sculpteur, qui à l'époque n'a pas tout à fait quarante ans, démontre surtout une chose : sa maitrise du marbre et sa technique sans faille. Soit, mais il y a plus grand.
La salle suivante réserve au visiteur attentif une surprise de taille. Au premier coup d'oeil, la salle est remplie de portraits de l'empereur Napoleon III, de son épouse, et de leur fils "le prince impérial avec le chien Néron". Le style est poli et impeccable : Carpeaux gagne son pain, il fait ce qui se vend. Le succès d’Ugolin dans les cercles diplomatiques l'a introduit auprès des marquis et des marquises qui font pleuvoir sur lui les commissions. Nous sommes ici en présence du "sculpteur de l’empire", pour reprendre le titre choisi pour cette exposition pour le musée d’Orsay. Mais nous ne sommes pas encore en présence de Carpeaux.
Soudain le regard est attiré vers une série de petits tableaux, dans les tons rouges et noirs. Et c'est alors que Carpeaux commence à nous surprendre, et qu’il nous montre son visage. Car si ses bustes aux arcades princières et ses petits chiens de marbre se vendaient comme des petits pains, qui a bien pu jamais vouloir acheter… cela ! Ces toiles, dont on comprend en lisant la légende qu'elles représentent tel bal donné au palais des tuileries, sont un tourbillon de peinture qui aujourd'hui encore paraît d'une étonnante audace, portant la figuration jusqu’aux frontières de l’abstraction : ici quelques coups de pinceau sont pratiqués comme des incisions dans la toile et font jaillir les drapés d'une robe princière, là un visage est évoqué à la hâte, à moins que ce ne soit le mouvement d'une main… Un tout autre Carpeaux commence de se dévoiler à nous, un Carpeaux mystérieux, passionné, et d'une certaine manière, "invendable".
« Un tourbillon de peinture qui aujourd'hui encore paraît d'une étonnante audace,
portant la figuration jusqu’aux frontières de l’abstraction. »
Le scandale de la joie
Nous voici dans la salle consacrée au groupe de la Danse. S'il faudra pour admirer l'œuvre dans sa totalité faire le voyage jusqu'à l'Opéra Garnier, l'exposition nous régale néanmoins de plusieurs études, en terre et en bronze, et notamment d'un superbe buste en terre cuite du "dieu de la danse", qui jaillit du sein du groupe avec l'énergie triomphante d'une résurrection. Des panneaux explicatifs qui accompagnent les œuvres nous informent qu'elle n'a pas toujours eu le succès qu'on lui reconnaît aujourd'hui. A vrai dire, les protestations après son installation furent si violentes que l'architecte Garnier, à contre-coeur, s'était résolu à la faire retirer, et il l’aurait fait si la guerre franco-prussienne n'avait soudain éclaté (nous sommes en 1870), détournant l'attention générale et sauvant in extremis un des plus grands chefs-d'œuvre de la sculpture.
Pourquoi, demanderez-vous, ce groupe a-t-il déclenché une telle violence, au point que dans la nuit suivant le jour de son inauguration quelqu'un jeta une bouteille d'encre noire qui vint s’écraser contre l’une des danseuses ? Parce qu’elles sont nues ? C’est la raison qui était invoquée. Mais la réalité nous invite à chercher plus profond les motifs de cette violence. En effet, ni le groupe voisin de celui de Carpeaux, exécuté par un sculpteur académique, et qui dévoile généreusement lui aussi les formes féminines, ni les cariatides nues qui soutiennent les lampadaires de la cour de l'Opéra n’ont jamais suscité de telles réactions. Pourquoi donc la nudité des danseuses de Carpeaux nous est-elle une provocation, quand celle de leurs voisines nous laisse… de marbre ?
« Pourquoi donc la nudité des danseuses de Carpeaux nous est-elle une provocation,
quand celle de leurs voisines nous laisse… de marbre ? »
C'est que la nudité chez Carpeaux s'accompagne de plaisir, et d’une joie si réelle, si incarnée qu’elle fait vibrer la pierre comme la musique les cordes d'un instrument. La joie choque, elle dérange l’ordre, elle échappe par nature à toute règle, et à toute tentative de systématisation, qu'elle soit politique, morale ou culturelle. La joie est un évènement : toujours jeune, toujours fragile, elle n'existe que dans l'instant même de son jaillissement, au plus près de sa source. Les danseuses sont dans la joie car elles sont libres de toute peur et de toute honte sous le regard du "dieu de la danse" qui les surplombe avec son visage radieux de jeune Christ ressuscité. Elles nous invitent dans leur ronde, mais pour y entrer il faut se dévêtir de notre orgueil, il faut avoir un cœur d’enfant, ou de poète, tandis que les sages et les savants restent à la porte, et se vengent en cognant. Cette sculpture est un des sommets de l'histoire de l'art car elle accomplit ce qui est au fond le désir intime de toute sculpture : vaincre la force de gravité. Et elle en triomphe non par la négation du corps, mais par son élévation spirituelle : miracle de l'art, qui s'opère dans le secret du cœur de l'artiste, de ses mains, et de son regard. Notons au passage que si beaucoup d’artistes ont représenté la douleur avec une grande profondeur, les représentations de la joie tombent si facilement dans le kitsch et le plaqué – l’histoire de l’art abonde en passions, mais les résurrections sont peu nombreuses. Carpeaux nous livre avec La Danse une très grande œuvre d’art qui irradie la joie.
« Cette sculpture est un des sommets de l'histoire de l'art
car elle accomplit ce qui est au fond le désir intime de toute sculpture : vaincre la force de gravité. »
La Pietà, ou l’œuvre d’art comme jaillissement
Les salles suivantes nous réservent encore quelques belles surprises. Ne passez pas devant le buste de la "négresse", étude préliminaire à cet autre chef d’œuvre de Carpeaux qu’est la fontaine du Luxembourg, arrêtez-vous. Les liens qui l’enserrent ne peuvent rien contre la liberté farouche et noble qui se lit sur son visage. Mais je voudrais surtout me pencher avec vous sur une sculpture de terre cuite qui fait à peine trente centimètres de haut : une Pietà. La première chose qui frappe, c’est l’aspect à peine ébauché des formes. Partout sur la glaise court le doigté virtuose et miraculeux du maître, insufflant tant de vie dans si peu de matière. La légende nous informe : "Exécuté en 15 minutes". Pourtant il ne s’agit pas d’une étude préalable à une sculpture plus grande et plus polie : non, nous sommes devant la sculpture, il n’en existe aucun autre exemplaire. Ici il n’est que trop évident, comme nous l’avions déjà noté précédemment, que Carpeaux ne travaille plus pour la vente ou l’aménagement des salons, et que des motifs plus profonds suscitent en lui la création. Et cette Pietà qui semble avoir jailli dans un élan est toute empreinte, on serait tenté de dire "toute chaude", de vie et de passion. Marie enlace le corps du Christ avec un geste passionné qui évoque davantage l’épouse du Cantique des Cantiques que les vierges hiératiques des Pietà traditionnelles. Son visage est tendu vers le Bien-Aimé dans une expression amoureuse et implorante, ses longs cheveux coulant sur le visage du Christ à la façon d’un voile.
On touche dans cette sculpture le cœur et l’immense originalité de Carpeaux, maître du « fa presto ». L'œuvre, pour Carpeaux, il faut qu'elle jaillisse, qu'elle sorte d'un jet des profondeurs de l'artiste. Et il nous l'offre dans l'instant même de ce jaillissement, fragile et pourtant d'une telle puissance. Il faut résister à la tentation de la perfection : la polir serait la museler, lui ôter cette énergie et cette passion qui s'accomode des imperfections. Peut-être même est-ce dans ces failles qu’elle trouve à se loger.
« Exécuté en 15 minutes. »
Le sculpteur de l’urgence et du danger
Dans les dernières salles, un dernier grand choc nous attend. Outre les sculptures, on y admire en effet quelques-unes des toutes grandes toiles de Carpeaux, et notamment trois d’entre elles : une toile monumentale et tourmentée représentant "L’attaque de Berezowski contre le Tsar Alexandre II", une scène de naufrage, et une toile particulièrement sombre portant sur un sujet rarement représenté dans l’art : une scène d’accouchement. Ce que ces toiles, et d’autres encore, ont en commun ? Les scènes dont elles témoignent ont un caractère d’urgence, voire de danger. Ici, on comprend mieux le trait de Carpeaux, ce trait hâtif, sans repentir, que nous avions observé plus tôt. La toile elle-même semble peinte dans l’urgence : il s’agit de saisir l’événement sur le vif, d’en inscrire la mémoire sur la toile. Et Carpeaux ne trichait pas : il n’hésitait pas à installer son chevalet au cœur de l’action, au pied des barricades, sur les lignes de front. Pourquoi risquer sa vie pour une toile ? Peut-être avait-il besoin de cette provocation extérieure pour éveiller en lui les ressources les plus profondes de la création ? Peut-être trouvait-il dans ces situations l’écho vivant du sentiment fragile et passionné qu’il avait de l’ existence ? Peut-être voulait-il offrir le refuge de son œuvre à ces existences menacées, saisies dans l’instant même de leur plus grande fragilité ?
Cette question, qui nous conduit au seuil du mystère de l’art et de la vie, l'œuvre de Carpeaux continue de nous la poser par delà la mort de son auteur, survenue en 1875 dans des conditions de solitude et de détresse. Sur son lit de mort, dit-on, un prêtre vint lui présenter un crucifix et lui, devant la pauvre qualité de celui-ci, eut ces dernières paroles : "Mon pauvre, regarde comme ils t'ont arrangé !"
« Peut-être voulait-il offrir le refuge de son œuvre à ces existences menacées,
saisies dans l’instant même de leur plus grande fragilité ? »
[1] A l'origine de ces réflexions, une visite de l'exposition au Metropolitan Museum de New York, en compagnie d'Alain Kirili, dont les propres sculptures ont été exposées en 2002 au musée Carpeaux de Valenciennes. Je ne saurais trop le remercier de m'avoir introduit à cet immense sculpteur. Cet article lui doit beaucoup.
[2] La description de l’agencement des œuvres correspond à leur installation au MET à New York, il est fort possible qu’elle soit légèrement différente au musée d’Orsay – mais pour l’ensemble il s’agit bien de la même exposition.